On lui trouve souvent le sourire – et le charme – de Tom Cruise, et lui non plus n’a pas peur des cascades. Et les écueils n’ont pas manqué tout au long de l’aventure MB&F dont il est à l’origine. Ingénieur de formation, Maximilian Büsser fait ses premiers pas dans l’horlogerie chez Jaeger-LeCoultre, avant de devenir directeur général de la division horlogère du joaillier américain Harry Winston, alors en grande difficulté. En cinq ans, il en fait passer le chiffre d’affaires de 8 à 80 millions de francs. Au faîte de sa carrière, à 38 ans, Maximilian Büsser quitte son poste et rassemble ses économies pour lancer sa propre marque. Il s’entoure de ceux qu’il connaît, qu’il aime et qu’il admire dans le métier (ses «friends»), et en fait un concept de marque: Maximilian Büsser & Friends.
Dès le lancement en 2005, la marque tranche avec les codes traditionnels de la haute horlogerie: ses «machines horlogères» ressemblent à des sculptures cinétiques sorties d’un film de science-fiction, au carrefour des inspirations de leur concepteur, qui vont de Goldorak à Retour vers le futur. Une créativité intense qui engendre un rythme soutenu en matière d’innovation: la marque conçoit actuellement son 21e mouvement en dix-huit ans d’existence. C’est beaucoup plus que des marques bien plus grandes et bien plus établies. Les modèles, vendus en moyenne 100 000 francs, s’adressent à une clientèle de passionnés, que MB&F a réussi à fidéliser dès sa création. La reconnaissance du milieu est venue progressivement, jusqu’à la consécration en 2022 lorsque la Legacy Machine Sequential Evo de MB&F a gagné l’Aiguille d’or au Grand Prix d’horlogerie de Genève, le prix le plus prestigieux de toute l’industrie.
La même année, la manufacture prend ses quartiers dans une vieille bâtisse à Carouge (GE), un manoir rebaptisé M.A.D. House. Entre deux voyages pour Dubaï, où il habite, Maximilian Büsser évoque l’avenir de la marque qui porte son nom.
Par rapport à l’ambition de départ, est-ce que MB&F est là où vous vouliez l’emmener?
En revisitant cette histoire, je réalise aujourd’hui à quel point j’étais complètement fou de démarrer cette aventure à l’époque. J’ai investi tout ce que j’avais, c’est-à-dire 700 000 francs, j’ai quitté un poste de directeur et je n’avais rien en main à part une idée: un dessin de ce qui allait devenir la première Horological Machine (HM1). Ce qui n’a cessé de m’animer, le fil conducteur de ma vie d’entrepreneur, est finalement assez simple: je veux être fier de moi dans chacun de mes choix, chaque jour, et j’aimerais l’être le dernier jour de ma vie. Pour y parvenir, j’ai décidé tout au long de cette aventure de me concentrer sur ce que j’aime et de cesser de m’intéresser à ce que veut le marché.
Dans la même optique, je ne travaille qu’avec des gens qui partagent les mêmes valeurs. Suivre cette voie, qui consiste à privilégier des choix dont on pourra être fier plus tard, se fait parfois au détriment d’options commercialement beaucoup plus rentables. Cela implique d’accepter d’échouer, et nous avons connu des flops monumentaux avec certains produits. Mais l’avantage, c’est que je n’en regrette aucun. C’est ainsi que se résume la ligne directrice de MB&F, et nous n’en avons pas varié; donc, sur ce plan-là, l’entreprise est là où je voulais l’emmener. Mais je n’aurais évidemment jamais imaginé que l’on mettrait sur le marché plus de 20 mouvements différents et que l’on atteindrait un effectif de 52 personnes.
A partir de 2013, votre entreprise a atteint son rythme de croisière économique, avec environ 280 pièces vendues par an pour un chiffre d’affaires d’environ 15 millions de francs. Quel impact le covid a-t-il eu sur votre activité?
Jusque-là, nous avions une clientèle de ce qu’on appelait les «amoureux fous» de la marque, c’est-à-dire des passionnés qui ne se préoccupaient pas de la décote éventuelle de nos montres. La crise du covid a entraîné une pénurie de production chez tous les grands fabricants, ce qui a suscité un intérêt des collectionneurs pour des marques plus petites, et nos stocks ont rapidement été asséchés. Comme nous ne pouvions pas produire davantage, le prix de nos pièces a commencé à monter sur le marché de la revente, au point d’arriver à des prix similaires au prix d’achat. Ce phénomène a attiré une nouvelle clientèle: les «amoureux pragmatiques», c’est-à-dire des gens qui appréciaient déjà nos produits, mais qui ne les achetaient pas car ils étaient sensibles au prix de la revente. L’arrivée de ces nouveaux clients explique la progression importante des ventes. Les ventes de MB&F ont atteint 419 pièces en 2023, et le chiffre d’affaires a passé les 42 millions de francs, soit près du triple de celui de 2020.
Les revenus de l’entreprise ont par ailleurs été dopés par le lancement, en 2021, d’une nouvelle ligne de produits baptisée M.A.D.Editions. Il s’agit d’un modèle vendu 2900 francs, donc beaucoup plus accessible que les modèles MB&F.
Nous limitons la production des M.A.D.Editions à 3500 pièces par an. Nous en vendons 3000 par tirage au sort et 500 sont réservées aux clients MB&F. Au dernier tirage au sort, 30 000 candidats se sont inscrits en ligne pour en acheter une…
Est-ce que cela vous a traversé l’esprit de vendre MB&F?
Je ne l’ai pas envisagé parce que nous n’en avons jamais eu besoin! Et si ce n’est pas dans les projets aujourd’hui, c’est parce que l’entreprise va très bien: elle est entièrement autofinancée, elle n’a aucune dette et elle n’a que deux actionnaires (mon associé Serge Kriknoff à 20% et moi à 80%). Cette santé financière nous donne une liberté très rare dans notre industrie.
Se pose donc la question de la pérennité d’une marque qui s’est construite autour de votre nom et de vos idées. Comment imaginez-vous son avenir dans vingt, trente ou cinquante ans?
Beaucoup d’entrepreneurs vivent dans le déni de leur mortalité. J’ai commencé à penser à la mienne au moment de la naissance de ma fille il y a dix ans, avec la responsabilité qu’implique cette paternité.
J’occupe deux fonctions au sein de l’entreprise: directeur artistique et CEO. Je pourrai être avantageusement remplacé pour la partie CEO car je n’ai pas l’impression de faire très bien ce job (rires). Pour cette raison, j’ai créé un comité de direction afin de répartir cette charge. En gros, nous sommes à l’unanimité sur 80% des sujets et je me concentre sur les 20% où je dois trancher.
C’est surtout au niveau de la direction artistique que mon rôle est décisif, et plus difficile à remplacer car j’arrive avec des idées farfelues, en encourageant la direction à prendre des risques! Pour me succéder progressivement, j’ai identifié et recruté un jeune designer de 31 ans, bourré de talent, que je forme depuis deux ans. Il a énormément d’idées et, dans les huit projets qui sont en phase de réalisation, plusieurs sont de sa main. Le but pour moi n’est pas seulement d’envisager ma succession en cas d’événement imprévu, mais aussi d’avoir le luxe de lever le pied petit à petit. L’entreprise me survivra, et j’aurai la chance de faire un pas en arrière et de ne pas me tuer au travail jusqu’à 80 ans!