«Les entreprises sont comme des organismes vivants, parfois elles inspirent et d’autres fois elles expirent.» C’est par le biais de cette métaphore liée aux sciences de la vie que Thomas Straub, professeur à la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève, commente les récentes décisions de Migros ou de Kudelski de se concentrer sur certaines activités, après s’être diversifiés dans plusieurs secteurs.
Le grand distributeur suisse a annoncé son intention de vendre ses marques spécialisées Hotelplan, Mibelle, Melectronics et SportX pour se focaliser sur trois piliers stratégiques: le commerce de détail, la santé et les services financiers. Quant à la société de Cheseaux-sur-Lausanne (VD), elle a décidé de mettre en vente son unité liée aux accès publics pour se recentrer sur ses activités de base. Cela afin de refinancer sa dette, mais aussi de renforcer sa position dans des activités plus rentables, comme la cybersécurité.
Les grandes firmes aussi concernées
Le même phénomène a eu lieu ces dernières années au sein de plusieurs grandes firmes internationales comme Procter & Gamble, qui s’est recentrée en 2015 sur son cœur de métier, à savoir les crèmes et les shampoings, en vendant à Coty ses activités liées au parfum. «Dans les années 1980, beaucoup de grands groupes pratiquaient ce que l’on appelle une diversification conglomérale et investissaient dans des domaines qui n’avaient parfois rien à voir avec leur activité de base, ajoute le professeur. On était dans le «big is beautiful». Mais les entreprises ne peuvent pas croître à l’infini. Il y a un seuil critique au-delà duquel la productivité diminue.»
Thomas Straub mentionne également l’exemple de Nestlé, qui est connu pour réexaminer et optimiser périodiquement son portefeuille. Au fil des ans, le géant de l’alimentation a cédé plusieurs de ses unités d’affaires pour se concentrer sur des secteurs à forte croissance. Il a par exemple vendu son activité de confiserie américaine à Ferrero en 2018 et celle de crèmes glacées à Froneri en 2019.
En termes financiers, le calcul est simple. Bien souvent, les entreprises tentent leur chance dans de nouveaux secteurs qui présentent des perspectives de croissance solides, puis se séparent des activités dont les marges se réduisent ou qui connaissent une crise. A titre d’exemple, la cybersécurité et la santé présentent aujourd’hui des marges particulièrement intéressantes, raison pour laquelle ces activités sont choyées respectivement par Kudelski et Migros.
Révision profonde et réorientation
Mais le ciblage sur des domaines clés concerne également de plus petites structures. Faute d’applications commerciales tangibles, la Fondation Origyn, qui emploie une vingtaine de personnes à Neuchâtel, a décidé l’année dernière de se concentrer sur le marché secondaire du luxe. A l’aide d’un simple smartphone et d’un passeport biométrique unique stocké sous forme de NFT dans la blockchain, elle propose de mettre fin à la contrefaçon en s’assurant de l’authenticité d’un objet. «Nous avons été trop gourmands en visant de nombreux domaines, comme la propriété intellectuelle ou la musique, résume le cofondateur Vincent Perriard. Les intermédiaires sont en train de disparaître. Nous nous dirigeons vers un monde de moins en moins centralisé, mais il subsiste encore beaucoup de résistances.»
Au-delà du recentrage en termes de secteurs, la société, qui a levé 22 millions de francs en 2021 et vient de signer un partenariat d’authentification de la traçabilité de l’or avec l’entreprise neuchâteloise Metalor, a effectué un second cadrage, cette fois-ci au niveau technologique. Elle a décidé de se concentrer sur la gestion des données et la comparaison des images d’un même objet sur plusieurs années, grâce notamment à l’IA, en laissant la captation d’images aux entreprises clientes.
Pour sa part, la Société électrique des forces de l’Aubonne (SEFA) a entrepris une révision profonde de ses orientations à la fin de l’année dernière, se recentrant sur les domaines stratégiques de l’énergie, du multimédia et des services aux communes. Les prestations liées aux transports publics ont été reprises en début d’année par CarPostal. «C’était une décision difficile à prendre, car la mobilité faisait partie des activités historiques de notre société depuis sa création il y a bientôt 130 ans», souligne le directeur, Laurent Balsiger.
Des considérations financières et liées à la gestion ont toutefois pesé dans la balance. Au fil des ans, les pertes ont atteint des sommes à six chiffres. En outre, après un examen approfondi, il s’est avéré que l’entreprise ne disposait pas de la taille adéquate pour être efficiente en matière de transports, contrairement à une société familiale plus légère d’une dizaine d’employés ou à une grosse structure, comme les sociétés de transports publics, permettant un meilleur encadrement. Aujourd’hui, la SEFA compte environ 80 employés, CarPostal ayant repris la cinquantaine de collaborateurs qui travaillaient auparavant pour le segment mobilité. Elle continue néanmoins de se développer dans la mobilité durable, notamment les véhicules en libre-service et les bornes de recharge.
Dernier exemple parmi d’autres, l’enseigne genevoise de boulangerie Aimé Pouly. Au moment de sa reprise par la société Swiss Food Group en 2019, cette dernière a choisi de focaliser ses activités sur les produits frais et locaux, en réduisant en parallèle les points de vente, qui sont passés d’une centaine à une trentaine.
Une conjoncture économique défavorable en cause
Selon Jean-Philippe Bonardi, professeur en stratégie à HEC Lausanne, la conjoncture actuelle est défavorable aux diversifications. Il y a moins de liquidités dans l’économie et les taux d’intérêt sont élevés pour contrer l’inflation, ce qui implique une pression supplémentaire sur la rentabilité et tend à limiter les aventures entrepreneuriales. «Longtemps, on a considéré la diversification comme une manière d’équilibrer les portefeuilles, explique-t-il. C’était une sorte de saut dans l’inconnu. Aujourd’hui, on a davantage tendance à se demander au préalable quels sont les savoir-faire, les ressources ou les réseaux de distribution disponibles avant de se lancer.»
A l’instar de Kudelski, de nombreuses entreprises ont délaissé leurs activités historiques pour se concentrer sur de nouvelles branches. C’est le cas, notamment, du géant de l’électronique grand public néerlandais Philips, qui est aujourd’hui de plus en plus présent dans la healthtech, de l’entreprise française Zodiac, qui est passée des bateaux pneumatiques aux avions, ou de Piaggio, qui a débuté dans le domaine nautique avant de se tourner elle aussi vers l’aviation, puis les scooters. «On parle de dépendance au sentier, précise le professeur. L’entreprise évolue dans le temps sur un chemin qui n’est pas toujours prévisible, selon des compétences qui se développent en son sein.»
A l’heure actuelle, Jean-Philippe Bonardi observe deux grandes tendances de fond dans les entreprises, tant au niveau suisse qu’à l’international: l’une tend vers la digitalisation et l’autre vers la durabilité. Grâce à l’exploitation des données qui peuvent être utilisées dans différents domaines (marketing, innovation, etc.), la première favorise la diversification, alors que la seconde, par définition, pousse souvent dans le sens inverse. Reste à savoir quelle voie une société va choisir de privilégier pour renforcer son développement.
Le «recentrage stratégique» de Migros va s’accompagner d’une suppression d’emplois, touchant jusqu’à 1500 postes à temps plein. Par ailleurs, bien que le groupe souhaite miser à l’avenir sur la santé, Bestsmile (photo) devra supprimer une quarantaine de postes. «Afin de conserver sa position de leader sur le marché de la correction dentaire en Suisse, l’entreprise a prévu une restructuration qui rendra nécessaire la fermeture de neuf sites», indique le géant orange sur son site.
Du côté de Kudelski, le recentrage des activités ne se fait pas non plus sans casse: l’annonce de la vente de son activité phare public access (Skidata) a fait dégringoler le titre en bourse. Les actionnaires devront en outre se passer de dividendes, comme lors de l’exercice précédent. Au total, le groupe compte 3150 personnes, dont 1200 pour l’activité public access qui devraient quitter la société au terme de la vente.