Dans une autre vie, Christina Senn-Jakobsen a eu l’idée du Toblerone au sel, vendu dans un bel emballage bleu. Un choc pour les aficionados de cette marque iconique et une success-story. Avec un sourire, celle qui en fut la cheffe de produit pour la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche ajoute: «Mon cœur reste encore et toujours triangulaire.»
Depuis janvier 2021, l’ingénieure en agroalimentaire est la directrice de la Swiss Food & Nutrition Valley, une initiative du canton de Vaud, fondée par l’EPFL, l’EHL et Nestlé, bientôt rejoints par DSM-Firmenich, Givaudan, Tetra Pak, Bühler… D’origine danoise, Suissesse par alliance, elle a travaillé longtemps pour le groupe Mondelez International avant de se passionner pour les défis de la transition alimentaire.
Quel est le bilan de la Swiss Food & Nutrition Valley quatre ans après son lancement?
Les 147 partenaires qui nous ont rejoints constituent un écosystème complet qui positionne la Suisse comme un acteur global engagé dans la transition vers un système alimentaire future-proof. Nous ne sommes pas encore au sommet, mais nous sommes bien partis pour l’atteindre.
Comment la Suisse se compare-t-elle à Israël ou aux Pays-Bas, à la pointe dans ce domaine et qui se positionnent également comme des food valleys?
Chaque pays a ses propres caractéristiques et, vu l’ampleur des défis à relever, il est essentiel que ces différents écosystèmes collaborent au lieu de se perdre en rivalités stériles. Israël abrite un nombre record de start-up et des venture-capitalists très investis dans ce secteur. Les Pays-Bas se distinguent sur le plan académique. Mais l’écosystème suisse couvre l’entier de la chaîne de valeur, des champs aux rayons des supermarchés. Avec, entre deux, un paysage académique de haut niveau, l’engagement des cantons de Vaud et de Fribourg. Plusieurs accélérateurs et facilitateurs de l’innovation. Et des start-up prometteuses.
Justement, beaucoup d’entre elles n’ont pas développé leur plein potentiel. Faute de financement? Ou le pipeline n’est-il en réalité pas aussi riche qu’on le dit?
Les start-up suisses sont réputées internationalement pour leur solidité scientifique et la qualité de leurs technologies. Mais elles ont souvent de la peine à faire valoir leurs atouts; elles n’ont pas, contrairement aux entrepreneurs israéliens ou américains, un storytelling qui les rend irrésistibles auprès des investisseurs. Même si nous en faisons déjà beaucoup, nous avons encore, en tant que Swiss Food & Nutrition Valley, des progrès à faire pour les aider à trouver les financements nécessaires et à mieux se vendre. Nous recherchons d’ailleurs un spécialiste de la levée de fonds pour renforcer notre équipe.
Les stars reconnues dans le secteur se comptent encore sur les doigts d’une main. Ecorobotix, qui fabrique des robots à désherber, Planted, qui est désormais le leader européen des alternatives à la viande animale…
Imaginez que l’utilisation des machines d’Ecorobotix soit généralisée, l’agriculture mondiale pourrait baisser sa consommation de pesticides et d’herbicides de manière radicale. Quant à Planted, sa réussite repose de manière exemplaire sur un écosystème complet et performant: l’EPFZ pour le développement de sa technologie et l’apport de talents; les Mass Challenge Switzerland ou Kickstart qui facilitent l’innovation; des family offices et des fonds de capital-risque pour son financement; la grande distribution pour la diffusion et la promotion de ses produits, Coop d’abord, suivie de ses concurrents en Suisse et des géants du commerce de détail partout en Europe; last but not least, un secteur de la gastronomie et de la restauration ouvert à la nouveauté et donc prescripteur. Mais ce ne sont pas les seuls. Début mars, la start-up zurichoise Cultivated Biosciences a levé 5 millions de francs et devrait lancer ses produits sur le marché l’an prochain. On pourrait citer encore Clean Greens, près d’Yverdon, ou BE WTR, qui a développé un système de filtration de l’eau du robinet assez révolutionnaire et qui fait notamment un tabac dans les pays du Golfe. Ou la start-up genevoise Planetary, qui vient de s’assurer un financement de 7,5 millions de francs.
Quel est le rôle des start-up dans la transition alimentaire?
Elles développent ce que les autres acteurs du secteur considèrent comme impossible à réaliser. Elles trouvent des solutions qui permettent de baisser le taux de sucre dans les produits, elles développent les ingrédients à la base des substituts aux produits carnés. Ce que les grands groupes ont bien compris. Voilà pourquoi ils sont désormais ouverts aux innovations qui viennent de l’extérieur. Ils collaborent de plus en plus avec les start-up, ils en font parfois l’acquisition. Heureusement, nous sommes passés de ce que j’appelle l’«ego système» à des «écosystèmes». Lorsque je travaillais encore dans la grande industrie, le syndrome du not invented here empêchait ce type de fertilisation croisée. Epoque révolue!
Beaucoup d’entrepreneurs continuent néanmoins d’éviter le contact avec les grands groupes, de peur de se faire voler leurs innovations…
Cette crainte existe, j’en suis consciente. Mais je pense qu’elle est dépassée. Si les start-up visent un réel impact, elles seraient bien inspirées de collaborer avec les grands groupes sans lesquels la transition vers un système alimentaire plus durable n’aura simplement pas lieu. Ce qui ne les empêche pas de se protéger avec des brevets, bien évidemment. De leur côté, comme les pharmas avant eux, les géants de l’agroalimentaire savent qu’ils ont besoin des start-up pour assurer leur compétitivité à long terme.
Comment réagissez-vous à la révolte des agriculteurs?
Ils sont au centre du système. Les agriculteurs nous nourrissent depuis douze mille ans et ils vont continuer de le faire. Pas d’agriculteurs, pas de nourriture. Nous devons leur redonner un statut de héros au lieu de mettre sur leurs épaules tous les maux de la terre. Mais nous ne pouvons pas continuer comme par le passé et il faut embarquer une minorité agissante pour opérer les changements nécessaires.
C’est-à-dire?
Le système alimentaire dans son ensemble pèse pour 30% du total des émissions de gaz à effet de serre, je vous le rappelle. Il est le premier responsable de la perte de la biodiversité. Un débat qui va d’ailleurs beaucoup nous occuper ces prochains temps. En Suisse comme ailleurs, commençons par calmer le jeu. Les agriculteurs ont besoin de subventions. Notamment des 2,75 milliards de francs de paiements directs. Mais nous devons dans le même temps soutenir pendant trois, cinq ou sept ans ceux qui veulent aller vers de nouvelles pratiques agricoles, prendre des risques, multiplier les expériences… jusqu’à ce qu’ils soient rentables et puissent voler de leurs propres ailes.
«Pas d’agriculteurs, pas de nourriture. Nous devons leur redonner un statut de héros au lieu de mettre sur leurs épaules tous les maux de la terre.»
Par quels moyens?
Le but, c’est de développer une agriculture bonne pour la planète, qui permette de produire une nourriture saine à des prix accessibles pour les populations. Pour concilier ces trois impératifs, des moyens très importants sont nécessaires. Ainsi nous appelons de nos vœux la création d’un fonds tel que celui proposé par le Sustainable Development Solutions Network Switzerland. Il faudrait un montant de l’ordre de 1 milliard pour avoir un impact significatif sur la transformation du système alimentaire sur le plan national et dans le reste du monde. La Suisse est un petit pays, mais grâce aux technologies qu’elle développe, elle peut avoir l’ambition de faire une différence à l’échelle globale.
Un milliard de francs pour un fonds pour la transition alimentaire qui s’ajoute aux paiements directs, alors que le gouvernement suisse essaie d’économiser tous azimuts, c’est une proposition osée…
Je le vois d’abord comme un investissement dans des pratiques agricoles plus durables et, à terme, plus profitables sur le plan économique. Nous allons au-devant d’une crise alimentaire mondiale, on le sait. La population mondiale devrait atteindre 10 milliards de personnes d’ici à 2050. Ce qui implique d’accroître la quantité de nourriture produite de 65%. Impossible avec les moyens à disposition actuellement. Le nombre de personnes souffrant d’obésité va doubler dans les années à venir. Nous continuons de gaspiller près de 30% des aliments produits à l’échelle mondiale. C’est d’ailleurs particulièrement vrai pour la Suisse qui, en Europe, bat tous les records (lire ci-contre).
Revenons à la Swiss Food & Nutrition Valley. Comment est-elle organisée et quels sont les moyens mis en œuvre?
Notre première tâche a été d’unir l’écosystème alimentaire au niveau suisse – nous avons d’emblée voulu avoir un ancrage national. En organisant des événements, en mettant nos réseaux à disposition de nos partenaires, en facilitant les échanges de connaissances… Nous avons ensuite pour vocation de soutenir les start-up dans leurs efforts d’innovation. Exemple: le projet Retail shelf, qui permettra aux start-up de tester leurs produits dans les 242 points de vente d’Aldi Suisse et d’avoir ainsi des retours directs de la clientèle.
Comment gérer les relations de concurrence qui persistent entre bon nombre de membres de la Swiss Food & Nutrition Valley?
Une autre mission de notre organisation, c’est justement d’offrir une plateforme pour les projets de collaboration. Par exemple sur le futur du lait, sur les alternatives à la viande, sur l’alimentation dite de précision, sur les emballages durables, sur l’agriculture régénérative… Nous annoncerons bientôt le lancement d’un projet qui rassemble les sept plus grosses entreprises de l’association (Nestlé, ADM, DSM-Firmenich, Tetra Pak, Givaudan, Bühler, Aldi Suisse) autour de deux développements importants et que nous voulons finaliser dans les douze mois. Selon la même logique mise en œuvre pour le développement du vaccin contre le covid. Potentiellement, les résultats de cette collaboration contribueront à accélérer le passage à un système alimentaire plus durable. Une grande première! Elle montre l’importance de travailler ensemble, même entre concurrents, si l’on ambitionne d’avoir un réel impact à large échelle.
1974
Naissance à Kjellerup, au Danemark. Père actif dans le commerce des œufs; ses grand-pères sont agriculteur et industriel de produits laitiers.
2001
Recrutée par Mondelez International après des études d’ingénierie alimentaire.
2013
Naissance de sa fille et création de la société de conseil indépendante CSJ.
2021
Prend la direction de la Swiss Food & Nutrition Valley.