Depuis de nombreuses années, Marc Chesney développe une analyse très critique du secteur financier et fait part publiquement de ses résultats. Auteur de plusieurs ouvrages dénonçant les dérives de ce qu’il appelle «la finance casino», ce docteur en économie a la particularité d’avoir prédit les catastrophes et autres krachs qui ont secoué les marchés et les banques ces dernières décennies. A commencer par la débâcle, évidente pour lui, de Credit Suisse (CS). Sans concession non plus avec le monde politique et les autorités de surveillance, Marc Chesney s’est très tôt positionné comme un empêcheur de tourner en rond.

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Selon une enquête de notre confrère SonntagsZeitung, ce ne sont pas 14,4 millions de francs, comme annoncé par la banque, qu’a touchés Sergio Ermotti, le CEO d’UBS, pour neuf mois de travail, mais 21,8 millions. Que vous inspirent ces chiffres?

C’est un montant grotesque et injustifié. A partir du moment où une banque est systémique et bénéficie donc d’une garantie étatique, un contrôle public des rémunérations de la direction devrait être instauré.

Le Conseil fédéral vient justement de proposer un train de mesures supposées améliorer la stabilité des banques systémiques. Qu’en pensez-vous?

Ce rapport de 341 pages, encore en version provisoire, vient d’être mis en ligne. Dans le communiqué du Conseil fédéral, on peut lire: «A la mi-mars 2023, le risque de défaillance qui menaçait d’emporter Credit Suisse d’un instant à l’autre a pu être écarté moyennant l’acquisition de Credit Suisse par UBS avec le soutien de l’Etat. Cette acquisition a permis de garantir la stabilité financière et d’éviter des dommages pour l’économie et les contribuables suisses.» Cela amène deux remarques.

Lesquelles?

Primo, éviter une faillite brutale de CS en soutenant en urgence le rachat de cette dernière par UBS ne signifie pas pour autant garantir la stabilité financière, car celle-ci n’a vraiment de sens qu’à long terme. Donc l’avenir dira si avoir voulu ainsi éviter une catastrophe en 2023 ne prépare pas de futures crises de plus grande ampleur. On est passé en moins de trente ans d’une situation avec trois grandes banques internationales (UBS, SBS et CS) à une seule. L’UBS, qui a racheté les deux autres, dispose d’un pouvoir exorbitant sur le pays et est incitée à prendre toujours plus de risques, ce qui n’est pas particulièrement rassurant.

Et encore?

Secundo, le risque de défaillance qui menaçait d’emporter Credit Suisse à la mi-mars 2023 n’était-il pas prévisible? Je réponds positivement à ma question, car les signaux étaient déjà au rouge depuis longtemps. Toujours dans ce communiqué, on peut aussi lire: «… le Conseil fédéral a examiné le dispositif too big to fail (TBTF) en vigueur sur la base d’analyses des autorités concernées et de tiers. Il conclut à l’efficacité générale des nombreuses mesures déjà prises sur le plan national et international en vue d’accroître la stabilité financière. Son examen révèle toutefois que le dispositif actuel est lacunaire et qu’il est nécessaire de développer et de renforcer la réglementation en place.» Conclure à une telle efficacité générale est particulièrement osé, alors que les «autorités concernées» n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir le tsunami qui s’annonçait bien avant mars 2023. Caractériser le «dispositif actuel» comme étant «lacunaire» est un euphémisme. Ce n’est pas tout.

C’est-à-dire?

Dans son introduction, le rapport indique qu’il s’agit de «poursuivre trois axes prioritaires»: le renforcement du dispositif de prévention, le renforcement du dispositif de liquidité et, enfin, l’élargissement du dispositif de lutte contre les crises. En ce qui concerne le premier axe, il est indiqué qu’il «convient notamment de mettre en place un régime de responsabilité et des mesures concernant la rémunération variable». Fort bien. Mais comme il n’est prévu ni de restreindre les bonus grotesques, voire de les interdire pour les grandes banques, ni de les bloquer de nombreuses années pour éviter de les distribuer en cas de débâcles, cela reste bien limité.

Il semble que le Conseil fédéral soit décidé à empoigner les problèmes, non?

A voir. Il est aussi mentionné qu’il «convient de se pencher sur les exigences en matière de fonds propres applicables» aux grandes banques systémiques. Effectivement, car les niveaux actuels sont bien trop faibles pour assurer un minimum de stabilité. D’autre part, comme le niveau des fonds propres des grandes banques, en pourcentage de leur bilan, est susceptible de varier très rapidement, il faudrait pouvoir les observer très fréquemment. Ce point n’est pas présent dans le rapport. En ce qui concerne le second axe, des «aides sous forme de liquidités garanties par l’Etat» sont mentionnées. Ce qui équivaut à remettre le contribuable à contribution le cas échéant.

Vous évoquez un troisième axe encore….

En effet, toujours selon le texte, il s’agit d’améliorer «encore» la planification de la liquidation d’une grande banque systémique. Comment y arriver alors que la complexité et l’opacité de ces institutions atteignent des niveaux ahurissants? La composition peu lisible du bilan et de ses annexes, l’achat et la vente à grande vitesse de paquets d’actions, le traitement d’énormes volumes de produits financiers compliqués que sont les dérivés, les transactions électroniques à grande échelle, un enchevêtrement de dettes en tous genres, etc. sont les caractéristiques d’une finance casino ingérable. Les directions des grandes banques systémiques sont incitées à prendre des risques, parce qu’elles savent pertinemment qu’ils sont assumés en dernière instance par le contribuable. Cette dynamique débouche sur une instabilité quasi permanente. Force est de constater que ces dangers ne sont pas abordés dans le rapport.

Un an après sa faillite, quel regard portez-vous sur la débâcle de Credit Suisse, vous qui l’aviez depuis longtemps anticipée dans de nombreux articles tant en français qu’en allemand?

Ce naufrage était en effet prévisible. Je me suis régulièrement exprimé publiquement et ai dénoncé cette dérive bien avant qu’elle se produise. La liste est longue des affaires douteuses et scandaleuses. Les pertes se sont accumulées au fil des ans et le cours boursier de CS a été divisé par 100 entre début mai 2007 et mi-mars 2023. Ce qui n’a pas empêché les «brillants» stratèges de la direction et du conseil d’administration de se verser bonus et rémunérations en tous genres censés, rappelons-le, récompenser la performance et les succès! En l’occurrence, ce sont les débâcles retentissantes et les pertes abyssales qui ont été récompensées!

Selon de récentes informations, Credit Suisse a versé 32 milliards de bonus et de dividendes entre 2012 et 2023...

N’ayons pas peur des mots: c’est une honte! Et cela confirme mes propos précédents. Nul besoin d’être spécialiste en économie ou en finance pour comprendre que lorsqu’une direction bancaire distribue des dizaines de milliards de bonus et de dividendes, financés par des dettes supplémentaires, alors que sa stratégie – à supposer qu’elle en ait eu une – générait des milliards de pertes, la situation dérape gravement. Au-delà de la débâcle de CS, c’est aussi celle du monde politique, qui a laissé faire alors que la quasi-faillite d’UBS, en 2008, aurait dû servir de signal et qui a voté une loi TBTF qui a failli. Autrement dit, cette loi n’a finalement pas été utilisée…

Les autorités de régulation ne sont pas exemptes de reproches non plus?

Il s’agit aussi de la débâcle des autorités de régulation et de la BNS. Je cite leur déclaration commune du 15 mars 2023: «L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers Finma et la Banque nationale suisse BNS informent qu’il n’existe aucun risque de contagion directe entre les problèmes auxquels sont confrontés certains établissements bancaires aux Etats-Unis et le marché financier suisse. Les exigences strictes en matière de fonds propres et de liquidités auxquelles les établissements financiers suisses sont soumis en garantissent la stabilité. Credit Suisse satisfait aux exigences en matière de capital et de liquidités imposées aux banques d’importance systémique.» Il s’agit d’un inquiétant déni de réalité. Comment leur faire confiance à l’avenir?

«Mettre les problèmes sous le tapis en espérant qu’ils se résolvent tout seuls n’est pas vraiment responsable.»

 

Si vous deviez désigner un seul coupable, quel serait-il, au-delà de la direction de la banque? La Finma? La Banque nationale suisse? Le Conseil fédéral? Tous ensemble?

Tous d’une manière ou d’une autre. Mettre les problèmes sous le tapis en espérant qu’ils se résolvent tout seuls n’est pas vraiment responsable.

Un an après, est-ce qu’intégrer CS dans UBS était la meilleure décision selon vous?

Meilleure pour qui? Pour la direction d’UBS, qui voit ses rémunérations exploser, et pour ses actionnaires, qui, sur le court terme, profitent de la hausse du cours des actions, oui. Pour le contribuable, qui assume les risques associés à cette méga-banque qui veut encore croître, et ne profite que très marginalement de cette fusion, non. Pourquoi le pouvoir politique a-t-il attendu quinze ans avant de finalement agir dans l’urgence? Tirer les leçons de la quasi-faillite d’UBS en 2008 aurait été essentiel. Que penser d’une stratégie qui a consisté à mettre en place une loi dite too big to fail qui s’est révélée inutilisable en cas de grave crise, comme ce fut le cas pour CS?

Too big to fail. Littéralement, trop grande pour tomber. CS a-t-il fait mentir cette assertion?

Non, car les pouvoirs publics ont tout fait pour qu’UBS procède bien à l’achat de CS, et pour que la faillite de cette dernière soit évitée. Une garantie publique de l’ordre de 109 milliards de francs a même été mise sur la table pour que cette acquisition ait lieu. Si CS a fait quasiment faillite, pourquoi UBS ne ferait-elle pas faillite à son tour? Il n’est pas exclu que cela soit le cas à l’avenir. N’oublions pas qu’en 2008, c’est en dernière instance le contribuable qui a permis à cette banque d’éviter une complète banqueroute. Comme elle est systémique, too big to fail, sa direction est incitée à prendre des risques qui sont assumés en dernière instance par le commun des mortels. Son directeur a d’ailleurs indiqué qu’elle n’était pas trop grande, mais au contraire trop petite. On peut imaginer ce qui nous attend…

A la lumière de l’affaire, peut-on avoir confiance dans la Finma pour éviter cette catastrophe?

Certainement pas. Comment se fait-il que, malgré une très longue liste de scandales, CS ait pu conserver sa licence bancaire? Comment se fait-il que la Finma ne soit pas intervenue pour dénoncer, à défaut de stopper, le financement de dividendes et de bonus grotesques par des dettes supplémentaires, alors que les milliards de pertes s’accumulaient?

Cette catastrophe, entendez la faillite d’UBS, est-elle envisageable, voire programmée?

Le pouvoir politique ne l’a apparemment pas prise en compte. Autrement il aurait évité de concentrer tous les risques dans l’unique méga-banque suisse qui, si elle titube et s’effondre un jour, risquera d’entraîner le pays dans sa chute. Il aurait dû agir préventivement dès 2008, dès la quasi-faillite d’UBS, pour diminuer la taille de cette banque et de CS, limiter les rémunérations de la direction...

Selon certains économistes, le système bancaire actuel est un amalgame de fraude et d’ingéniosité nécessaires à leur fonctionnement. Pour eux, l’opacité inhérente au monde des banques est vitale pour elles. Est-ce aussi votre avis?

Oui. L’opacité et la complexité sont synonymes de profits accrus pour les institutions financières concernées. Moins le contribuable et le client comprennent, plus ils sont susceptibles d’être ponctionnés. Moins le citoyen saisit les dérives du secteur financier, plus la démocratie est en péril.

Il y a en Suisse des dizaines de professeurs d’universités spécialisés dans le système bancaire, des seniors appartenant au Swiss Finance Institute, présentés comme la crème de la crème et, pourtant, on ne les entend jamais et le grand public ne les connaît pas. Comment expliquer leur discrétion?

Il faudrait leur poser cette importante question. Un professeur d’université est bien rémunéré en Suisse, pour qu’il reste indépendant et s’implique dans le débat public, c’est-à-dire qu’il sorte de sa confortable tour d’ivoire pour analyser les problèmes et réfléchir à des solutions. Il convient donc de mentionner que la débâcle de CS est aussi celle du monde académique, qui a brillé par sa discrétion et qui continue à le faire d’ailleurs.

Tout autre chose: le peuple suisse vient de valider dans les urnes une 13e rente AVS que le Conseil fédéral propose de financer en haussant le taux de TVA et les cotisations AVS. Une fausse bonne idée selon vous, qui êtes partisan de la taxe sur les transactions financières?

Le financement de ce 13e mois devrait se faire par une micro-taxe sur les transactions financières ou sur l’ensemble des transactions électroniques. Les montants récoltés pourraient aussi réduire les primes d’assurance maladie. C’est une mesure techniquement simple, mais politiquement délicate, puisqu’elle irrite le secteur financier.

Les pertes cumulées 2022 et 2023 de la BNS, 135,5 milliards de francs, auraient permis de financer pratiquement 28 ans de 13e rente. Pour le professeur de finances mathématiques à l’Université de Zurich que vous êtes encore jusqu’en juillet prochain, veille de votre départ à la retraite, est-ce faire du populisme de le dire?

Les gains qu’a réalisés la BNS auparavant auraient largement couvert ce 13e mois pendant de nombreuses années. Le mandat de la BNS devrait être changé, pour que cela soit permis.

Bio express

1959
Naissance à Paris, le 24 juillet, bi-national franco-suisse depuis 2000.

1989
Doctorat en économie à l’Université de Genève.

1993
Il obtient son habilitation à la Sorbonne et devient professeur ordinaire à HEC Paris où il occupe le poste de doyen associé.

2003
Professeur de finances mathématiques à l’Université de Zurich, de laquelle il sera retraité dès le mois d’août prochain.

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz