Depuis 2015, les dépenses militaires des pays de l’OTAN ont augmenté de près de 20%, pour atteindre 1100 milliards de dollars en 2023. L’Europe s’est engagée sur la voie du réarmement, et la Suisse ne fait pas exception. Le Conseil fédéral a ainsi décidé d’augmenter le budget de l’armée ces prochaines années, en prévoyant notamment d’allouer près de 5 milliards de francs pour l’acquisition de matériel militaire d’ici à 2027. A terme, les dépenses consacrées à l’armée devraient atteindre 10 milliards par an en 2035, soit près de deux fois plus qu’en 2023.

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La Confédération a en outre acheté 36 avions de chasse F-35 au constructeur américain Lockheed Martin. La transaction a été accompagnée d’un paquet de 2,7 milliards de francs de mesures compensatoires, à savoir des contrats que le fabricant assure attribuer à des entreprises suisses compétentes dans le domaine. Principalement active dans des secteurs conventionnels comme l’horlogerie et les machines-outils, la majorité de ces sociétés se positionne en tant que sous-traitant dans des chaînes de production qui mènent le plus souvent à l’étranger.

Secteur convoité

«Toutes les semaines, nous sommes approchés par des entreprises qui souhaitent être conseillées afin de décrocher un contrat dans la défense», indique Matthias Zoller, secrétaire général de la branche Aéronautique, sécurité et défense (ASD) de Swissmem. L’association offre notamment des conseils juridiques et stratégiques en la matière. Pour Matthias Zoller, la résilience de la place industrielle helvétique et son haut degré de spécialisation permettent de garantir qu’une partie de la chaîne de production de la défense continue de passer par la Suisse, non seulement pour la conception, mais aussi pour la fabrication.

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L'anthropologue et ingénieure forestière neuchâteloise Laure Oberli se lance un défi de taille: monter une Sarl, spécialisée dans la communication forestière.

Mais pour être viables, les fabricants suisses de matériel de guerre ne peuvent se contenter du marché interne. Ils doivent exporter. Les entreprises helvétiques fournissent ainsi des pièces à des clients situés à l’étranger, qui se chargent ensuite de les assembler. «Si l’on prend en compte le matériel dual, c’est-à-dire utilisable aussi bien dans le domaine civil que militaire, le secteur représente environ 130'000 emplois à l’échelle nationale», détaille Matthias Zoller.

Néanmoins, la demande en matériel militaire suisse est empreinte d’une certaine volatilité: en 2022, des contrats de vente de défense aérienne conclus avec le Qatar avaient permis au secteur de l’armement suisse d’engranger près d’un milliard de francs, rien que par le matériel purement militaire. Un an plus tard, ce chiffre était retombé à moins de 700 millions. Une évolution qui n’étonne pas Christophe Gerber, directeur d’ELCA Security, une société partenaire de l’armée suisse active dans la cyberdéfense. «Même pour les entreprises tournées vers le marché intérieur, les commandes restent cycliques et interviennent le plus souvent lorsque l’activité économique globale ralentit.»

Nouvelles sources de revenus

A Saint-Blaise (NE), l’entreprise Borotec usine des pièces mécaniques, notamment de la visserie en titane, des bras pilotés ou encore des cadres porteurs embarqués sur des satellites géostationnaires, pour des sous-traitants de la NASA et de l’Agence spatiale européenne basés en Suisse. Fondée en 1987, cette PME de 11 employés a cherché à diversifier ses activités dans le sillage de la pandémie de Covid-19, et compte désormais cinq clients issus du secteur de la défense et de l’aérospatiale. Son directeur William Cattelan confirme que l’intérêt pour ce type de marché est arrivé à la suite d’un tassement des commandes provenant des secteurs de l’horlogerie et des machines-outils. «La crise sanitaire a constitué un point de bascule. Nous cherchions de nouvelles sources de revenus et le réarmement en cours en Suisse et dans les pays voisins nous a poussés à explorer cette piste.»

L’entreprise neuchâteloise a rapidement bénéficié de la demande très forte pour ses pièces mécaniques. «Il se trouve que notre savoir-faire technique correspond exactement à ce que nos partenaires recherchent. Si leur demande avait impliqué de diversifier nos compétences techniques, il aurait en effet été difficile pour une petite structure comme la nôtre de s’y conformer.» Malgré des compétences en phase avec les besoins de l’industrie, William Cattelan et son équipe ont tout de même fait face à des contraintes liées aux spécificités du secteur. «Nous avons notamment dû créer de nouveaux processus internes afin de répondre aux exigences du secteur en matière de traçabilité et de qualité spécifiques, ainsi que trouver de nouveaux fournisseurs en mesure d’assurer les procédés spécifiques à ce secteur, comme le traitement de surface des matériaux. Il s’agit d’étapes indispensables pour le matériel destiné au domaine aérospatial, mais que nous n’avions jamais réalisées jusqu’ici. La démarche nous a obligés à sortir de notre zone de confort.»

Atout décisif pour ce secteur hautement stratégique: la pérennité et l’ancrage local. Fort de 2300 employés, le groupe vaudois ELCA Security a notamment élaboré la plateforme de planification et de conduite des opérations de l’armée. Développé spécialement pour les besoins du commandement de l’armée, l’outil est opérationnel depuis plusieurs années. «Nous pouvons répondre aux besoins de l’armée car nous avons la capacité de mobiliser une quantité importante de personnel spécialisé qui peut être dépêchée sur les sites les plus sensibles.»

Par ailleurs, les entreprises qui parviennent à se hisser sur ce marché profitent d’un avantage notable: le transfert des connaissances, qui permet de renforcer les compétences de l’entreprise, y compris sur les segments civils. «Travailler sous mandat militaire demande souvent de développer des solutions inédites et spécialement adaptées à un milieu exigeant et confidentiel. Certaines composantes pourront ensuite être réutilisées dans le domaine civil, avec un avantage concurrentiel à la clé», note Christophe Gerber.

L'exportation, un enjeu primordial

Dans le paysage de la cyberdéfense, certaines sociétés n’ont d’autres choix que de s’exporter. Installée au sein de l’Innovation Park de l’EPFL, la start-up QR Crypto a développé et standardisé des solutions de cryptographie résistantes aux ordinateurs quantiques – ces machines aux capacités de calculs décuplés qui peuvent aisément craquer les méthodes de chiffrement traditionnelles. L’entreprise vaudoise fondée en 2019 emploie cinq personnes et fournit ses solutions à des partenaires actifs dans la défense aux Etats-Unis, où elle possède désormais une filiale, ainsi qu’au Royaume-Uni et au Japon. Son fondateur et directeur Stiepan Kovac se réjouit des contrats passés à l’étranger, mais déplore un manque d’investissement de la part de la Confédération en matière d’électronique de pointe, à l’image du Chips Act américain.

«Outre le domaine purement militaire, notre solution de chiffrement pourrait aussi protéger les infrastructures civiles critiques comme les barrages, qui sont aujourd’hui vulnérables.» La start-up vaudoise a d’ailleurs déjà passé un contrat avec une entreprise civile ukrainienne qui a ainsi pu tester la sécurité des solutions de QR Crypto en conditions réelles de conflit. Une façon de se positionner dans des zones de conflit tout en contournant l’interdiction d’exportation qui s’applique au matériel purement militaire? «En tant que fournisseur de logiciels, nous ne sommes pas concernés par les interdictions d’exportation s’appliquant au matériel de guerre», répond Stiepan Kovac.

Le paradoxe de la neutralité

Articulée autour de la neutralité armée, la stratégie de défense suisse ne peut toutefois pas se passer des ventes d’armes à l’étranger. «Le marché suisse est trop petit pour pouvoir soutenir une industrie de l’armement», explique Matthias Zoller, de Swissmem.

Or, près de 75% des exportations de matériel de guerre sont destinées à des pays qui ont clairement pris parti pour l’Ukraine. Si le principe de neutralité armée (qui prévoit l’interdiction d’exporter ou de réexporter des armes vers des pays en guerre) continue de prévaloir en l’état, alors la Suisse risque de perdre ses partenaires ou de voir ses fabricants d’armes délocaliser leurs sites de production à l’étranger. «Souvenons-nous du cas des munitions suisses détenues par l’armée allemande, que la Suisse avait interdit d’envoyer en Ukraine: à la suite de cette interdiction, le fabricant Rheinmetall avait choisi de déplacer son site de production en Allemagne, rappelle Matthias Zoller. Outre les conséquences pour l’emploi, ces délocalisations font planer une sérieuse menace sur la souveraineté helvétique en matière d’armement.»

Selon le représentant, les règles d’exportations devraient être assouplies. «Nous préconisons d’autoriser en principe la vente de matériel vers les pays qui ont signé les mêmes accords internationaux que la Suisse, même en cas de conflit armé. Par ailleurs, le Conseil fédéral conserverait un droit de veto sur ces ventes. Nous serions ainsi dans le cadre du droit de la neutralité.»