Le restaurant préféré de Bernard Arnault est le bistrot plus que centenaire Chez l'ami Louis, dans le troisième arrondissement de Paris. Il sert des portions généreuses dans une atmosphère rustique et propose une cuisine française traditionnelle sans fioritures. Mais ces derniers temps, Bernard Arnault a moins d'appétit pour les escargots ou le poulet rôti. Il a envie d'entreprises suisses, de l'industrie horlogère suisse.

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Bernard Arnault travaille à une nouvelle hiérarchie

Bernard Arnault dit de lui-même: «J'ai toujours aimé être le numéro un.» Mais il en est loin dans le domaine de l'horlogerie. Derrière le géant Rolex, le groupe de luxe genevois Richemont et Swatch Group de Nick Hayek, LVMH n'arrive qu'en quatrième position dans l'industrie horlogère, loin derrière Swatch Group. Et la plus grande marque du groupe français, Hublot, avec un chiffre d'affaires de 670 millions de francs, n'arrive même pas à se hisser dans le top 10 des plus grandes marques horlogères.

Mais le «loup en cachemire», le surnom peu flatteur de Bernard Arnault, s'emploie à changer la hiérarchie dans le secteur des montres de luxe. Et ce, en association avec ses fils Frédéric et Jean. Frédéric Arnault est à la tête de la division horlogère de l'ensemble du groupe, Jean Arnault dirige le nouveau lancement de la division horlogère de la méga-marque Louis Vuitton. Ce que les trois Arnault ont l'intention de faire pourrait bouleverser le secteur. Et suscite la résistance de la concurrence helvétique.

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Une lanterne nommé L'Epée 1839

Les grands noms de l'industrie horlogère suisse ont été effrayés par deux événements que l'on pourrait qualifier a priori de mineurs. Premièrement, on a appris il y a quelques jours que LVMH avait racheté la société Swiza avec la marque L'Epée 1839. Cette entreprise fabrique des horloges de table qui ressemblent à des sculptures artistiques. C'est peut-être un marché minuscule. Mais ce qui est important, c'est qu'avec L'Epée 1839, LVMH s'est assuré un savoir-faire horloger unique qu'il peut désormais mettre à disposition en interne. C'est également important pour les autres marques horlogères, qui souhaitent presque toutes, d'un point de vue stratégique, entrer dans le cercle illustre de la haute horlogerie.

Deuxièmement, Bernard Arnault a fait sensation en annonçant qu'il détenait des actions de Richemont, à titre purement privé. Certes, sa part reste limitée, mais le simple fait que cet engagement ait été rendu public le montre: Bernard Arnault a un plan. Sans aucun doute un plan à long terme. Mais un plan qui pourrait un jour déboucher sur un accord avec le patron de Richemont, Johann Rupert. Ainsi, non seulement Cartier, la marque de bijoux et de montres que tout manager de luxe aimerait posséder, entrerait dans le cercle de Bernard Arnault, mais aussi des marques de montres prestigieuses comme Vacheron Constantin, IWC ou Jaeger-LeCoultre.

Ces deux événements doivent être lus comme le signe d'un départ imminent, l'annonce d'une nouvelle ère.

Négociations avec la Fondation Sandoz

Cette nouvelle ère horlogère pourrait débuter cet été ou cet automne. En effet, LVMH négocie avec la Fondation Sandoz l'achat de ses actifs horlogers. Outre la petite marque raffinée Pamigiani Fleurier, il s'agit de diverses manufactures qui fabriquent à peu près tout ce dont de nombreuses marques nobles ont besoin, mais qu'elles ne peuvent pas produire elles-mêmes, des mouvements aux cadrans en passant par les boîtiers et les outils spéciaux. Bref, le savoir-faire horloger que recèlent les entreprises Sandoz est unique et, en substance, inestimable.

Les négociations de LVMH avec la Fondation Sandoz sont donc suivies partout avec attention. Mais surtout à Genève, centre névralgique de l'horlogerie helvétique. Et c'est là que se forme une nouvelle alliance, une alliance contre Bernard Arnault. Le «clan des patriciens» en est le fer de lance, comme le rapporte le magazine Business Montres. Il comprend les grands noms genevois Rolex, Patek Philippe et Chopard ainsi que leurs nobles homologues parisiens, Chanel et Hermès. 

A ce sujet, il faut savoir que le copropriétaire de Chanel, Gérard Wertheimer, vit depuis des années à Genève et entretient, en tant qu'entrepreneur familial, des contacts étroits avec les familles Stern de Patek Philippe et Scheufele de Chopard. Hermès, pour sa part, détient déjà une participation de 25% dans Vaucher Manufacture, une entreprise du pôle horloger de la Fondation Sandoz. Enfin, Rolex, avec la Fondation Hans Wilsdorf en arrière-plan, fait tout ce qui est nécessaire pour préserver et porter haut la tradition horlogère à Genève.

Les entreprises horlogères de Sandoz sont le point de mire de divers intérêts. Vaucher, par exemple, produit des mouvements pour deux grands noms de la branche: Audemars Piguet et Richard Mille. Les deux entreprises familiales ne détiennent pas de parts - contrairement à Hermès - mais ont tout intérêt à continuer à entretenir les meilleures relations avec Vaucher, ce qui serait difficile en cas de rachat par LVMH. De leur côté, Chopard et Patek Philippe sont actionnaires des sociétés Atokalpa et Elwin de Sandoz. Ces deux sociétés hautement spécialisées fabriquent des pièces sans lesquelles aucun mouvement de montre ne peut fonctionner.

Solution suisse, millions perdus

Le mandat de vente de la Fondation Sandoz est confié au cabinet de conseil Deloitte. On entend dire que la fondation privilégierait une solution suisse. Cela fait évidemment le jeu du «clan des patriciens». Il faut toutefois tenir compte du fait que la fondation a perdu environ 1 milliard de francs au fil des ans avec son pôle horloger. Elle peut s'en accommoder, car sa principale source de revenus - un beau paquet d'actions de Novartis - est quasiment inépuisable.

Mais Bernard Arnault est l'homme le plus riche d'Europe. LVMH est une véritable machine à profits. Ses poches sont donc profondes. Et s’il faisait une offre à la fondation que celle-ci ne pourrait refuser? Comme le dit un manager d'une grande marque horlogère: «Nous voyons si souvent les gens de LVMH en Suisse en ce moment que quelque chose paraît clair: ils sont en train d'attaquer.»

Un clash est ainsi programmé. Car Hermès, mais aussi Patek Philippe et Chopard, vont tout faire pour empêcher LVMH de s'emparer du pôle horloger, stratégiquement important. Et Hermès a des comptes à régler avec LVMH. Alex Dumas, le patron de l'entreprise, n'a pas encore pardonné à Bernard Arnault d'avoir tenté de racheter Hermès en secret il y a bientôt 15 ans. La bataille de l'époque pour Hermès est connue sous le nom de «guerre des sacs à main». Cet été, la «watch war» pourrait suivre, comme l'a formulé le portail Miss Tweed.

Johann Rupert sur la touche

En attendant, le patron de Richemont, Johann Rupert, aurait lui aussi envoyé son équipe négocier avec la Fondation Sandoz. On ne sait pas dans quel but. Jusqu'à présent, le groupe genevois ne poursuit pas, contrairement à ses rivaux, une stratégie de verticalisation qui intégrerait des sous-traitants. Il n'a pas non plus besoin d'une autre marque de montres. 

Dernièrement, il a renforcé la compétence clé de Richemont - la joaillerie - par de petites acquisitions. Il est probable que Johann Rupert veuille tout simplement être présent alors que le «loup en cachemire» est à l'affût dans son jardin. Il veut également s'assurer qu'il ne reste pas totalement à l'écart des choses importantes pour les patriciens genevois. La place sur la ligne de touche est déjà beaucoup plus accueillante.

Car Johann Rupert le sait: à Genève, la devise est «Tout sauf Arnault». Depuis que le Français s'est frotté de trop près à Patek Philippe, puis à Chopard, il y a des années, Bernard Arnault est presque devenu persona non grata, comme chez Hermès.

Une fondation prendra-t-elle le relais?

L'amalgame d'intérêts autour des entreprises Sandoz pourrait donc conduire à de petites et grandes explosions dans le secteur horloger. Ou alors à une toute autre solution, typiquement genevoise. Une fondation pourrait prendre le relais. Patek, Rolex, Hermès et Chopard, éventuellement en association avec Audemars Piguet et Richard Mille, pourraient se réunir dans une construction qui maintiendrait le «pôle horloger» pour toujours et à jamais en mains suisses.

La période estivale, durant laquelle rien ne se passe habituellement dans l'horlogerie, promet d'être chaude.

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Handelszeitung.