Angelo Bonati, ancien CEO de Panerai, surnommait à l’époque Frédéric Dreyer, son directeur de la recherche et du développement, «le petit génie». Un qualificatif repris par le New York Times en 2017. Il faut dire que, sous son impulsion, la marque horlogère avait déposé plus de 20 brevets et donné un coup d’accélérateur à l’innovation. Depuis lors, tout son parcours a été guidé par cette volonté de faire bouger les lignes. D’abord en redynamisant l’Office de promotion des industries et des technologies de l’administration genevoise, avant de rejoindre l’EPFL. Depuis quatre ans, il est responsable de l’innovation et des partenariats au sein de la vice-présidence ainsi que de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). Cette faculté développe des solutions pour garantir un cadre de vie durable grâce à une intégration respectueuse des activités humaines au sein de la biosphère. Un chantier prioritaire pour Frédéric Dreyer, qui oscille entre colère, tristesse et espoir en matière de changements climatiques.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Frédéric Dreyer, pourquoi ces sentiments mêlés entre colère, tristesse et espoir?

J’aime bien la pensée d’Arthur Schopenhauer, philosophe allemand, qui a été reprise par l’essayiste français Idriss Aberkane. En résumé, toute révolution, toute transition passe par trois phases: elle est d’abord qualifiée de ridicule, puis de dangereuse, avant de s’imposer comme une évidence. Je vous donne l’exemple des premiers savants qui ont affirmé que la Terre était ronde: leurs travaux ont été qualifiés de ridicules, en raison des croyances culturelles, religieuses et scientifiques dominantes à certaines époques, puis de dangereux, avant de s’imposer comme une évidence. Je suis triste de constater que le passage du ridicule à l’évidence est parfois beaucoup trop long.

Et vous observez le même cheminement en matière de climat?

Oui, il suffit de se rappeler du rapport Meadows, commandé par le Club de Rome et publié par des scientifiques du MIT en 1972. Il y a plus de cinquante ans, ce rapport alertait pour la première fois sur les risques d’une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées, faisant peser une menace sur la biodiversité. A l’époque, ce rapport a été raillé, personne n’y croyait. Quant aux milieux économiques, ils l’ont qualifié de dangereux. Nous étions alors à la sortie des Trente Glorieuses et l’idée de remettre en question le modèle en place menaçait potentiellement la croissance et la prospérité. En 2024, à moins de vivre avec des œillères, toute personne sensée devrait savoir à quel point le changement climatique est devenu une évidence. Mais ce n’est pas encore acquis pour tout le monde.

D’où votre sentiment de colère?

Mon sentiment de colère est surtout lié à la perception que l’on a des chercheurs et des milieux académiques qui sont considérés comme des lanceurs d’alerte. Pourquoi? Parce qu’ils jouent un rôle clé dans la détection, l’analyse et la diffusion d’informations critiques concernant des dangers ou des problèmes potentiellement ignorés ou sous-estimés par la société, les gouvernements ou les entreprises. Prenez l’exemple du rapport du GIEC sur le changement climatique. Il a beau être écrit par des scientifiques internationaux de premier plan, il ne bénéficie pas du tout de la résonance qu’il mériterait. Je ne peux pas vivre avec l’idée que le statu quo auquel nous assistons ne peut être remis en question. Nos enfants et les générations futures méritent un avenir meilleur, et pour y arriver, il faut commencer aujourd’hui! Mon espoir vient également de ces nouvelles générations qui sont des moteurs du changement et j’ai la chance de les observer au sein de la communauté estudiantine de l’EPFL.

Comment expliquez-vous cette perte de confiance envers les milieux académiques?

Je vois différents facteurs. Le premier est lié au fait que la recherche scientifique s’est globalisée, même à l’EPFL. Nous sommes tournés vers l’international et nous avons peut-être perdu cet ancrage local qui agit positivement sur la confiance. J’observe aussi une défiance envers les institutions. Récemment, l’erreur de calcul de plusieurs milliards sur l’AVS a logiquement entamé la confiance des citoyens envers l’administration fédérale. Parallèlement, l’accès à l’information semble beaucoup plus facile aujourd’hui mais, en réalité, trouver une information fiable qui n’a pas été dénaturée est toujours plus difficile. Nous avons tendance à accorder notre confiance à des informations parcellaires diffusées sur des réseaux sociaux qui participent à biaiser l’inconscient et la compréhension réelle de la situation. Enfin, les scientifiques sont confrontés à l’immense enjeu de vulgarisation de phénomènes très complexes, comme celui du changement climatique. Malgré ces difficultés, les milieux académiques jouent un rôle majeur, car ils tirent la sonnette d’alarme tout en dessinant des pistes à suivre pour le futur.

Est-ce que les milieux économiques ont suffisamment pris conscience de l’urgence?

Il y a des efforts réels et une prise de conscience, mais il faut que ça évolue plus rapidement. Quand vous apprenez, par exemple, que le nouveau patron de Starbucks, Brian Niccol, se rendra quotidiennement en jet privé à Seattle pour son travail car il refuse de déménager de la Californie, vous êtes en colère et vous mesurez concrètement le chemin qu’il reste à parcourir. Par contre, j’observe que les PME, qui représentent 99% des entreprises suisses, mettent en place des initiatives pour améliorer notamment le respect des critères ESG. C’est très important et encourageant.

Vous travaillez à l’EPFL, est-ce que c’est le meilleur endroit pour faire avancer les choses?

Je pense que chacun, dans son domaine, peut agir. C’est ce que j’appelle la chaîne de valeur. On ne peut pas avancer si toute la chaîne de valeur ne se met pas en musique ensemble. En anglais, on parle de synchronicity. Cette chaîne de valeur comprend le politique, le secteur privé, les milieux académiques et les citoyens. Lorsque ces différents acteurs n’ont pas la même temporalité, on pourrait alors parler d’asynchronicity. Le politique fonctionne à un horizon de quatre ans, entre deux élections, les milieux académiques travaillent sur le long terme, alors que le secteur privé est très court-termiste, notamment les start-up, qui doivent être très agiles et trouver rapidement leurs marchés. Pour le citoyen, c’est difficile d’être à la fois acteur et moteur sur le plan individuel. C’est là que le collectif est intéressant et c’est dans cette optique que j’aime me qualifier de catalyseur d’écosystèmes. Je cherche à instaurer une temporalité commune entre tous ces acteurs pour que nous puissions avancer efficacement. Et l’EPFL est, de mon point de vue, l’endroit parfait pour le faire.

«On estime que les centres urbains consomment 75% de l’énergie avec un potentiel d’économie de 20 à 30%»

 

Quels sont les projets concrets que vous menez en ce moment?

J’ai fondé l’association Fustic sur le futur des villes et territoires pour sensibiliser, inspirer, soutenir, éduquer, autour des enjeux climatiques. Il faut savoir que les villes représentent un immense enjeu à ce niveau-là. Elles produisent 70% des gaz à effet de serre, consomment 20% des ressources disponibles en eau, dont 30% sont perdues à cause des infrastructures vieillissantes. On estime que les centres urbains consomment 75% de l’énergie avec un potentiel d’économie de 20 à 30% grâce à l’adoption de rénovations adaptées et la mise en place de technologies dites «vertes». Il serait aussi possible de réduire nos émissions jusqu’à 75% sur la mobilité urbaine.

Les villes sont donc un exemple parfait de la nécessité de mettre autour de la table les pouvoirs publics, les régulateurs, les académiques, les entreprises et les citoyens, car nous sommes tous utilisateurs ou prescripteurs. Pour moi, le pari est réussi, car l’association compte déjà près de 190 membres, dont plus de 50% du secteur privé.

Est-ce que Fustic a déjà accouché de mesures concrètes?

Oui, nous avons par exemple participé à l’élaboration du projet Blue City avec le Laboratoire médias et design (LDM) de l’EPFL pour réfléchir à la durabilité des villes. L’idée est d’analyser tous les flux, de la gestion des déchets, de l’eau, de la mobilité, de la construction ou de la logistique du dernier kilomètre. Nous analysons ces flux, nous captons les données pour créer des modèles d’IA algorithmiques sur une plateforme en open source qui va générer des modèles prédictifs de gestion de ces ressources pour en réduire l’impact sur la ville. Ce qui est encourageant, c’est de constater que les villes, les cantons sont friands de participer à ce type de programme. Nous avons également réussi, avec nos partenaires Solar Impulse et Agropole, à faire signer, tous partis confondus, un manifeste politique à Berne il y a dix-huit mois. L’idée derrière ce manifeste est de transformer le monde politique en accélérateur de la régulation du changement au lieu du frein qu’il est encore actuellement.

Est-ce que vous êtes aussi actif sur le plan international?

Nous travaillons beaucoup avec des universités étrangères très actives sur l’avenir des villes, comme Singapour ou Dubaï. Nous échangeons aussi souvent avec les pays africains ou scandinaves, qui maîtrisent des techniques de construction avec des matériaux naturels, c’est très inspirant. J’ai le sentiment que nous sommes parfois trop focalisés sur la deeptech, alors que les low-techs peuvent vraiment apporter des solutions environnementales durables. Par exemple le projet porté par l’association rebuiLT, une initiative étudiante de l’EPFL lancée il y a deux ans, qui s’engage pour la recherche, l’expérimentation, la sensibilisation et l’intégration des démarches alternatives dans le monde de la construction, notamment sur les matériaux de réemploi et biosourcés, et des démarches low-tech et participatives. Concrètement, rebuiLT construit un pavillon communautaire à Ecublens permettant de tester ces démarches. S’inspirer de méthodes traditionnelles existantes ailleurs pour les transformer en solutions efficaces ici, c’est aussi de l’innovation.

Vous parlez des low-techs alors que vous êtes actif à l’EPFL et auprès d’Innosuisse pour accompagner l’innovation, un peu paradoxal non?

Chez Innosuisse, mon rôle consiste à accompagner et à évaluer le potentiel d’idée de porteurs de projets, principalement des start-up, voire des PME. Et déterminer si elle peut se transformer en un projet d’innovation national ou international. Je les aide aussi sur leurs questions de recherche et leur présente les meilleurs experts issus des institutions académiques pour codévelopper des solutions innovantes. Parfois, il faut avoir recours à de la haute technologie. Mais promouvoir à la fois les low-techs et la deeptech n’est pas paradoxal, car ces deux approches se complètent: les low-techs offrent des solutions simples et durables adaptées aux besoins quotidiens et locaux, tandis que la deeptech répond à des défis complexes nécessitant des innovations avancées. Mais il faut voir avant tout ces innovations comme force de changement et créer des ponts entre les idées et les réalités concrètes.

Et à l’EPFL votre rôle s’articule aussi autour de la collaboration avec les entreprises...

Oui, au-delà de la faculté ENAC, je travaille à la vice-présidence de l’innovation. Notre rôle est d’être la courroie de transmission entre l’EPFL et le monde extérieur. Et là, nous avons un vrai rôle d’engagement envers la société, l’économie, la politique, les citoyens. La relation avec les grandes entreprises comme Swisscom, Logitech, Nestlé, Ikea et beaucoup d’autres est bien développée. Par contre, il y a encore du travail à mener avec les PME, qui n’osent pas toujours frapper à la porte de l’EPFL. Or nous avons beaucoup à apprendre des PME et inversement. En Suisse, nous avons la chance d’avoir des hautes écoles et des universités de grande qualité, c’est très important, car investir dans la recherche et l’éducation, c’est investir dans l’avenir! C’est pourquoi je pense qu’il est primordial de démontrer que ces grandes écoles amènent une plus-value à la société en retour, avec un impact positif direct sur la vie des résidents. C’est pourquoi je m’attelle à transformer les défis d’aujourd’hui en opportunités de demain, en développant des solutions qui apportent un bénéfice tangible pour la société.

En matière d’innovation, quelle est pour vous la technologie qui sera la plus disruptive?

Pour moi, c’est très clair, c’est l’ordinateur quantique, mais son utilisation va amener son lot de questions éthiques. A l’avenir, analyser un brin d’ADN se fera en quelques secondes, l’ordinateur quantique pourrait jouer un rôle dans l’accélération de l’analyse des données génomiques une fois le séquençage terminé. Nous pourrons savoir si un fœtus dans le ventre de sa mère a des risques de développer des maladies. La capacité de prédire des maladies chez un fœtus soulève des questions éthiques majeures, notamment sur le choix de poursuivre ou non une grossesse en cas de risque élevé de maladie grave. Il y a aussi des inquiétudes sur la sélection des embryons ou l’éventuelle pression pour des «bébés sur mesure». La gestion de ces données sensibles, notamment dans le contexte des assurances ou du travail, soulève de grands défis pour éviter des discriminations basées sur des prédispositions génétiques. Suivant la personne qui dispose de ces informations, cela peut poser de gros problèmes.

«Le jour où il sera au point, son impact sur la société sera gigantesque»

 

Mais ce n’est pas pour demain...

Non, l’ordinateur quantique ne sera pas opérationnel avant quinze ou vingt ans. Mais le jour où il sera au point, son impact sur la société sera gigantesque. Actuellement, l’intelligence artificielle est un sujet très discuté et parfois un buzzword, mais, en réalité, elle repose principalement sur des algorithmes d’analyse de données capables de fournir des recommandations ou des prédictions basées sur des modèles statistiques. Par contre, le jour où l’IA sera renforcée par la puissance de l’ordinateur quantique, nous pourrions voir les premières applications pratiques à grande échelle, notamment dans la modélisation de systèmes complexes (comme les molécules pour les nouveaux médicaments) et pour résoudre des problèmes scientifiques actuellement hors de portée. Le quantique amènera un basculement total pour les technologies et les solutions dans tous les domaines, la chimie, la finance et la logistique, y compris pour les smart cities et le changement climatique. C’est une bonne nouvelle, à condition de respecter des règles éthiques qui restent à définir.

Un dernier mot?

Quand on arrêtera de voir Mère Nature et notre planète comme une vulgaire ressource économique... on aura nos chances! Soyons tous acteurs du changement. C’est du reste le leitmotiv de notre association Fustic: «Be the change!»

Bio express

1980
Naissance à Annecy, binational franco-suisse depuis 2014

2008
Docteur ès sciences, EPFL

2012
Diplôme Executive MBA en management international à l’Université de Genève

2015
Head of Innovation & Quality, puis R&D Director, Panerai

2019
Mentor pour l’Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation Innosuisse

2021
Innovation & Ecosystem Manager, EPFL