C’est un coup de couteau suisse porté au made in Switzerland. Hero, la célèbre marque de confitures, fait ses valises et déménage sa production sous le soleil espagnol. L’entreprise fondée en 1896 quitte à la fin de l’année son site de production argovien de Lenzbourg pour Murcie. Seul le siège social reste dans le canton. Coût social de cette expatriation? Une quarantaine d’emplois parmi les 4000 personnes employées par l’entreprise.

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La tendance croissante des délocalisations suisses

Les raisons de cette délocalisation ne sont pas nouvelles. Les coûts, toujours les coûts, comme le déclarait le patron de Hero, Frederic Haas, à la RTS: «Lorsqu’il s’agit d’approvisionner les hôtels, les restaurants ou les hôpitaux, le prix est le facteur le plus important. De plus, environ la moitié du volume de ce qu’on a produit en Suisse est destinée aux marchés européens, comme l’Espagne ou l’Italie. Avec un franc suisse de plus en plus fort, ces produits, déjà très sensibles aux prix, deviennent encore plus chers.»

La décision de Hero emboîte le pas à d’autres départs à l’étranger de fleurons helvétiques, notamment dans le secteur agroalimentaire. Depuis fin 2023, Toblerone, propriété du géant américain Mondelez, produit en partie ses célèbres triangles en chocolat dans ses usines en Slovaquie. Exit donc une production centenaire exclusivement bernoise. Depuis trente ans, les Sugus ne sont plus neuchâtelois, mais français et chinois. Quant aux chocolats Suchard et aux tablettes Milka, ils passent en partie en mains françaises et allemandes tout en restant proches de la frontière suisse avec des sites de production respectivement à Strasbourg, en France, et à Lörrach, en Allemagne.

Dès lors, on peut se poser la question: est-il encore possible de produire en Suisse? Interrogé, Olivier Camille, le CEO de Reitzel, mise depuis toujours sur la production locale. Présente depuis plus d’un siècle dans le Chablais vaudois, l’entreprise familiale produit à Aigle des pickles, soit des légumes (cornichons, oignons, courgettes) conservés dans du vinaigre aromatisé. Cette production destinée presque exclusivement au marché suisse représente plus de 70% du chiffre d’affaires du groupe. Ce dernier produit aussi des sauces à salade, de la mayonnaise, du ketchup et des moutardes. Soit 20% du chiffre d’affaires.

La Suisse reste le principal marché du groupe, qui emploie une centaine de collaborateurs à Aigle. Les marchés français et l’export depuis l’Inde – les deux grands autres débouchés du groupe Reitzel – viennent ensuite. Depuis 2017, et pour répondre aux exigences du Swissness, Reitzel produit et commercialise des cornichons cultivés en Suisse sous la marque Hugo, presque exclusivement pour le marché helvétique.

La production locale en question

Si Olivier Camille trouve «très regrettable de voir partir des marques du patrimoine suisse», il comprend cette décision: «Les marges sont faibles dans l’agroalimentaire. La concurrence est rude. Dans l’ADN de Reitzel, nous avons toujours voulu nous battre pour la production locale; même lorsque l’on s’implante à l’étranger. On peut défendre le local, mais il faut pouvoir le vendre. C’est un défi. Il faut rendre le consommateur attentif. La majorité de nos coûts de production sont issus de la production agricole, soit environ 70% des coûts de production. Pour y arriver, il faut développer des filières pérennes avec des agriculteurs qui s’y retrouvent et puissent produire en quantité raisonnable. C’est donc toute une filière qu’il faut valoriser. Pas uniquement la production.»

Aujourd’hui, Reitzel collabore étroitement avec 21 agriculteurs locaux en leur apportant notamment de l’aide technique aux champs par le biais d’agronomes. De gros efforts sont également faits dans l’accessibilité du local par les consommateurs: «Pour un peu plus de 1 franc, vous avez des cornichons locaux», souligne Olivier Camille. Un prix qui cache une réalité: les marges générées sont faibles. «La clé, c’est la diversité de notre modèle d’affaires, entre nos marques exclusives, la distribution de marques de négoce et les différents canaux de distribution.»

Tout est donc une question d’équilibre: «Si nous acceptons une rentabilité plus faible, c’est parce que nous sommes capables de la compenser avec nos autres segments. On évite ainsi de nous retrouver dans une situation d’expatriation. De plus, en tant que PME familiale, nous sommes moins tenus à des objectifs de rentabilité comme pourraient l’être de grands groupes industriels.» Reitzel regarde surtout vers l’avenir avec le développement d’un plan de durabilité dans son secteur très tributaire de la météo et d’une production de pickles qui revient en Europe en raison du réchauffement climatique.

Autre exemple, dans le canton d’Argovie, à moins de cinq minutes du site de production des confitures Hero. C’est ici, à Lenzbourg, que Zafar Hasher, 38 ans, produit ses pastilles aromatisées aux plantes naturelles à diluer dans l’eau plate. Une idée commerciale née de ses souvenirs d’enfance et matérialisée depuis 2021 dans Dropz, sa jeune PME de 13 collaborateurs. Depuis l’annonce, mi-août, du départ de Hero, tout le microcosme de Lenzbourg ne parle que de ça: «C’est une triste nouvelle pour les collaborateurs, la région et Lenzbourg, car Hero a marqué la ville. Mais c’est aussi une chance pour moi d’attirer de nouvelles personnes pour assurer ma chaîne de production.»

Automatisation et innovation: l'avenir des PME suisses

Celle-ci ne désemplit pas avec plus de 100'000 clients en Suisse et à l’étranger. Tout est produit localement. «Ce n’est pas la taille de l’entreprise qui le permet, mais la nature du produit, explique Zafar Hasher. Grâce à l’automatisation, je produis de gros volumes qui ne nécessitent pas un fort besoin de main-d’œuvre. Il est donc plus facile pour moi de produire en Suisse. Il y a aussi l’usage du produit. Personnellement, j’achète de la confiture deux fois par année alors que mes pastilles sont à usage unique.»

Selon Zafar Hasher, c’est la nature du produit qui dicte le pays de production: «Tous les CEO ont le même objectif, celui de pérenniser leur entreprise. Si pour cela il faut produire ailleurs, il faut partir. Personne n’aime biffer des emplois, mais parfois il faut partir pour garder l’entreprise.» Zafar Hasher n’est pas dans cette équation-là puisque le CEO de Dropz nourrit l’ambition de tripler sa production d’ici peu et d’atteindre le million de clients.

Sylvain Jaccard est un fin observateur du tissu économique romand. Durant quinze ans, le Vert’libéral spécialiste en commerce international a dirigé jusqu’à il y a peu Switzerland Global Enterprise Suisse romande. Face aux délocalisations de la production de marques suisses, il dresse les constats suivants: «Pour rester compétitives, les PME devraient amener davantage d’automatisation dans leurs chaînes de production. Il faudrait également faciliter l’accès aux marchés étrangers par le biais d’accords de libre-échange, comme dernièrement avec l’Inde, afin de diminuer les taxes et d’abaisser les barrières tarifaires.»

Quant aux choix de certaines entreprises de délocaliser, Sylvain Jaccard s’interroge: «Est-ce que c’est négatif? Je ne sais pas, du moment que la Suisse garde le savoir-faire. Je n’ai pas de boule de cristal, mais il ne faut pas chercher à tout garder en Suisse. Seulement là où ça a du sens. Un départ à l’étranger est malheureux, mais il libère des moyens d’investissement dans d’autres industries plus innovantes et à valeur ajoutée. Il y a eu toute une demande pour le made in Switzerland. Le danger, c’est de se reposer là-dessus et d’ignorer que d’autres pays montent en gamme.»

Une tendance au rapatriement?

Selon la «Swiss Manufacturing Survey», l’étude 2023 menée par l’Université de Saint-Gall sur l’industrie et la production suisse, plus de 10% des entreprises suisses actives à l’international ont récemment rapatrié une partie de leurs sites de production en Suisse. Dix autres pour cent songeraient à leur emboîter le pas à l’avenir. Les PME de petite et moyenne taille interrogées citent comme arguments des délais de livraison insuffisants, des difficultés de la chaîne d’approvisionnement, la mauvaise qualité des produits ainsi que des coûts salariaux et logistiques inattendus à l’étranger. Cette tendance toucherait tous les secteurs. Reste à savoir si elle sera pérenne.