«Dès qu’un produit comme un croissant ou une baguette est fabriqué à l’étranger, il peut être importé en Suisse sans taxe! C’est de la concurrence déloyale pour notre branche, qui paie les matières premières deux fois plus cher que dans le reste de l’Europe.» Alain Raymond, directeur du Groupe Minoteries depuis 2021, déplore la situation actuelle. Selon une estimation de la Fédération des meuniers suisses, le changement de régime douanier pour les farines techniques depuis juillet 2023 ainsi que la fermeture partielle de l’usine Nestlé spécialisée dans la production de pâtes fraîches à Wangen (SZ) au printemps 2024 ont fait perdre à la meunerie suisse environ 15% de son volume annuel cette année.
Concurrence étrangère et pression fiscale
«Les taxes douanières pour les céréales et les farines soutiennent les prix élevés de l’agriculture suisse et rendent leur importation moins intéressante. La nouvelle loi sur l’obligation de mentionner l’origine de production des pains permettra aux consommateurs de choisir leurs produits de manière plus consciente et durable dès février 2025.»
Depuis plusieurs décennies, le secteur fait également face à une surcapacité de production et donc à une réduction de ses volumes. Les moulins tournent souvent à moins de 100% de leur capacité et beaucoup ont fermé.
A cela s’ajoute une récente augmentation du prix indicatif des céréales panifiables (+1,5 franc/100 kg pour le blé) depuis le 10 juin dernier. Soutenue par tous les acteurs du secteur, cette décision de l’Interprofession de la branche suisse des céréales, des oléagineux et des protéagineux Swiss granum a pour but de combler les immenses pertes subies par les agriculteurs en 2024 en raison des mauvaises conditions météorologiques. Elle met toutefois une pression considérable sur les marges de la meunerie suisse. A Grange-près-Marnand (VD), le Groupe Minoteries (GMSA) n’y échappe pas: «Le prix de la matière première représente environ 70% de notre chiffre d’affaires. Nous devrons donc répercuter cette hausse sur le prix de nos produits dès cette fin d’année.»
Dans ce contexte très tendu, GMSA est néanmoins parvenu à stabiliser son chiffre d’affaires et ses volumes, comme l’indique un rapport intermédiaire du 30 juin 2024. Fondée en 1885 à Genève sous le nom de Minoteries de Plainpalais, GMSA est aujourd’hui l’unique meunerie de Suisse cotée en bourse. le groupe emploie environ 180 personnes dans toute la Suisse et exploite cinq sites de production et de stockage à Goldach (SG), Schwarzenbach (SG), Stein am Rhein (SH), Zollbrück (BE) et Granges-près-Marnand (VD).
Plus de 350'000 tonnes de farine panifiable – dont environ deux tiers serviront à la fabrication du pain – ont été produites par près de 35 moulins en Suisse en 2023, selon la Fédération des meuniers suisses. Leader suisse romand, le Groupe Minoteries représente également l’un des acteurs les plus importants de la meunerie helvétique, aux côtés de Swissmill, basé à Zurich. Chaque année, les deux groupes assurent près de 60% de la production de farines. L’an dernier, GMSA a traité plus de 126'000 tonnes de blé, d’épeautre et de seigle suisses, et plus de 85% de ces céréales proviennent d’exploitations agricoles indigènes.
«Notre moulin de Granges-près-Marnand est composé de deux installations. La plus grande peut produire 260 tonnes de blé par jour. La plus petite traite jusqu’à 50 tonnes de grains moulus par jour, et est utilisée pour produire des spécialités.» Alain Raymond indique qu’environ 400 tonnes de céréales arrivent chaque jour par camion dans la commune de Valbroye, à Granges-près-Marnand (VD).
Production et défis du secteur de la meunerie en Suisse
Après avoir été analysés pour en vérifier la qualité, les grains sont envoyés dans un silo de stockage. Les blés sont ensuite mélangés, nettoyés et humidifiés, puis ils reposent jusqu’à vingt-quatre heures. Dix-sept cylindres se chargent ensuite de moudre les céréales pour obtenir deux types de farines: blanche et mi-blanche. La farine est ensuite livrée dans différents conditionnements allant de sacs de 1 à 25 kg et par camion en vrac, sous plusieurs labels comme IP Suisse, Suisse Garantie et Bio Suisse.
Principal fournisseur suisse des artisans boulangers, le Groupe Minoteries se trouve confronté à la disparition progressive de ces artisans. Le nombre de membres de l’Association suisse des patrons boulangers--confiseurs (BCS) a en effet reculé de 27% en dix ans. Ainsi, au-delà de l’optimisation des coûts, l’entreprise mise sur une stratégie de différenciation. «Le but consiste à faire perdurer toute une branche, de l’agriculteur au boulanger, en passant par le meunier.»
GMSA a par exemple développé une solution clés en main pour faciliter la fabrication du pain au levain. «Le levain améliore la qualité du pain. Or cette technique nécessite d’être formé en amont et de disposer d’une machine spécifique. GMSA a créé un package sous forme de leasing pour que nos clients puissent acquérir l’infrastructure en cinq ans, tout en ayant accès à des conseils dispensés par un maître boulanger.» Professeur en management à la Geneva School of Economics and Management de l’Université de Genève, Thomas Straub y voit un intérêt de tirer profit d’un marché existant. «La clientèle reste la même. Ce genre d’offres peut constituer l’occasion de croître au niveau géographique, au travers de l’expertise et de la publicité que cela implique.»
Alors que le moulin de GMSA à Naters (VS) a fermé ses portes en juillet 2024, une nouvelle infrastructure est actuellement en cours de construction à Riddes (VS) et devrait voir le jour d’ici à l’été 2025. «Nous avons fait cet investissement pour nos clients artisans boulangers et agriculteurs valaisans et pour perpétuer la tradition du Pain de seigle valaisan AOP, vieille de 900 ans, précise Alain Raymond. Durant la phase de projet, nous avons cherché à nous différencier. De là est née l’idée d’un moulin à la meule de pierre, qui donne aux farines une texture particulière et unique.»
Diversification vers les alternatives végétales
Il y a un peu plus d’un an, le Groupe Minoteries a lancé une gamme d’alternatives à la viande à base de farine de pois et de féveroles, complétée par des résidus de production d’huile de graines de tournesol et de courge. Depuis une année, un hachis et un émincé végétaux sont commercialisés dans la gastronomie collective (des restaurants d’écoles, d’hôpitaux et d’EMS par exemple) et, depuis octobre 2024, dans les magasins Manor ainsi qu’en ligne, sous la marque Protaneo.
La société ad hoc a été fondée par GMSA, actionnaire majoritaire, en collaboration avec deux partenaires, l’association IP-Suisse et Feldkost, une start-up bernoise, qui a développé les recettes. «Ce type de collaboration permet de réduire les coûts ainsi que les risques d’une stratégie de diversification, commente Thomas Straub. Les partenaires amènent des compétences et des infrastructures qu’il aurait fallu sinon développer et financer.» L’expert prévient toutefois qu’une évolution à long terme, composée de différentes parties, peut parfois se révéler complexe.
Bien qu’une étude du Boston Consulting Group table sur une croissance de la consommation de protéines végétales de 11% par an d’ici à 2035, le secteur n’est pas sans risque. Des acteurs tels que Beyond Meat ou la société suisse Bossy Céréales se sont par exemple retrouvées en grande difficulté. «La tendance a connu un pic il y a deux ou trois ans, galvanisée par les enjeux liés au changement climatique. Depuis, il semble que d’autres préoccupations occupent les esprits, ce qui pourrait expliquer un aplatissement de la demande. Il s’agira donc d’évaluer si le marché est pérenne», avance Thomas Straub. Une vision partagée par le directeur du Groupe Minoteries: «Nos produits resteront une niche. Nous espérons toutefois attirer l’attention des consommateurs grâce à des produits naturels, 100% suisses. Pour l’instant, il reste assez complexe de convaincre les industriels et la grande distribution d’acheter des produits plus onéreux et sains que ceux qu’ils importent.»
Depuis juillet 2022, où le cours avait atteint 444 francs, la valeur boursière du groupe observe une baisse quasi constante, malgré de légères remontées en avril 2022 et en mai 2023. Entre juillet 2021 et octobre 2024, l’action de l’entreprise a perdu la moitié de sa valeur pour s’établir à 224 francs.