Au Livre sur les quais, à Morges, sous l’une des deux tentes où s’alignaient les auteurs invités, André Hoffmann dédicaçait, début septembre, son premier ouvrage: The New Nature of Business – The Path to Prosperity & Sustainability (Editions Wiley). «Une expérience absolument nouvelle pour moi», s’enthousiasme le vice-président de Roche, l’un des deux représentants des familles Hoffmann et Oeri/Duschmalé qui contrôlent plus de 70% des voix du géant pharmaceutique bâlois. Le vernissage de l’ouvrage avait lieu un peu plus tard dans un caveau, en présence d’une cinquantaine de personnes, à quelque 100 mètres de ses bureaux, installés dans le bâtiment néobaroque de l’ancien casino de la ville. Tout un symbole.

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Un engagement personnel pour la durabilité

Coécrit avec le journaliste Peter Vanham, ce livre, qui devrait sortir en français et en allemand début 2025, énonce les trois principes de ce capitalisme réinventé: concilier l’activité économique et la nature; retrouver pour chaque entreprise son sens et sa mission qui ne se réduisent pas au simple profit financier; stimuler un leadership qui mette ces principes en œuvre, avec pour boussole pratique et morale le bien de la société dans son ensemble. Les détracteurs de cette vision parlent volontiers de «woke capitalism». Sourire dépité d’André Hoffmann.

Pour le capitaine d’industrie et néo-essayiste, c’est simple: les acteurs économiques actuels détruisent plus de valeur qu’ils n’en créent, principalement parce qu’ils ne prennent pas en compte ce qu’on appelle les externalités naturelles, sociales et humaines. Les externalités négatives, s’entend. «Mais je ne veux pas peindre l’avenir en noir», répète-t-il volontiers. Voilà pourquoi il s’engage en activant toutes les ressources de ce qu’il appelle sa «boîte à outils»: l’écriture, justement, les prises de parole publiques, les projets philanthropiques en proportion à la fortune des familles propriétaires (26 à 27 milliards, selon la dernière estimation des magazines Bilan et Bilanz, dans leur classement des 300 plus riches de Suisse), sans oublier son activité de vice-président du groupe Roche, qui l’occupe trois jours par semaine.

Nous retrouvons André Hoffmann aux Portes des Iris, à Vullierens. Il y participe à un atelier de formation et d’échanges pour les PME, mis sur pied par l’organisation B Lab, cheville ouvrière des certifications B Corp, et InTent, une initiative lancée avec l’équipe de son family office. Enchanté de ce qu’il a entendu au cours de la journée, il relève que bon nombre de grands groupes pourraient s’inspirer d’entreprises plus petites, comme ce fabricant d’instruments de dentisterie, exemplaire dans sa détermination à souscrire aux critères ESG (environnement, social, gouvernance).

La transition écologique au cœur de Roche

S’il s’est attelé à l’écriture d’un livre il y a cinq ou six ans, raconte-t-il, c’est pour partager le fruit de ses expériences, structurer sa pensée et expliciter la transformation de la culture de l’entreprise Roche. «J’ai été surpris par les réactions suscitées par sa parution. Toutes les présentations PowerPoint et les TED Talks que j’ai pu donner jusqu’ici n’ont pas eu le même écho, et de loin.» C’est qu’André Hoffmann en a fait un exercice de transparence et de sincérité qui expose les ressorts intimes de ses prises de position. Une approche qui impressionne sa sœur aînée, Vera Michalski-Hoffmann, propriétaire du groupe Libella qui coiffe plusieurs maisons d’édition en Suisse, en France et en Pologne. «J’ai bien sûr été touchée qu’il choisisse le moyen du livre pour s’exprimer, de même par sa façon d’appréhender l’histoire de notre famille.»

André Hoffmann commence par déconstruire ce qu’il appelle le mythe du fondateur. Pour créer, à la fin du XIXe siècle, ce qui deviendra un fleuron de l’industrie, son arrière-grand-père Fritz Hoffmann-La Roche n’était pas seulement mû par un esprit d’entreprise hors du commun. Il disposait aussi de tous les autres ingrédients nécessaires au succès: le capital financier (principalement familial), le capital social (le «Daig» bâlois, l’équivalent du «Filz» zurichois), le capital naturel (sans matières premières, pas de chimie ni de pharma) et le capital humain (des talents venus de tous les coins d’Europe et de Russie). Un rappel qui ne vise pas à minimiser les mérites de son aïeul, mais plutôt à illustrer sa propre conception holistique et humaniste du capitalisme.

Son père, Luc Hoffmann, biologiste, défenseur des espèces et des milieux, et cofondateur du WWF, a dès les années 1960 fait entendre sa voix dans les plus hautes instances de Roche. Mais son approche conservationniste ne portait que sur les atteintes environnementales consécutives au développement industriel. Et s’il siégeait au conseil d’administration de Roche, il se maintenait à bonne distance de la marche concrète des affaires. Pour André Hoffmann, formé à l’Université de Saint-Gall, puis entré dans l’industrie financière londonienne à l’ère Thatcher, alors que la doxa de la «shareholder value» de Milton Friedman dominait sans partage, la prise de conscience est venue par étapes. Avec la débâcle Enron, emblème du capitalisme casino et de ses dérives, mais aussi par les scandales dans lesquels le groupe Roche a été directement impliqué, comme la pollution à la dioxine à Seveso, une catastrophe écologique et sanitaire causée par l’entreprise Givaudan, alors partie intégrante du groupe.

Autre affaire traumatisante, la condamnation de Roche pour participation, entre 1999 et 2001, à des ententes cartellaires sur la vente de vitamines en Europe et aux Etats-Unis. Elle lui vaudra des amendes d’un total de près de 1 milliard de dollars. Sans oublier la tentative de prise de contrôle de Roche par Novartis en 2003. Un choc qui forcera les familles à se décider sur les orientations à venir: céder l’entreprise plus que centenaire ou repenser sa raison d’être et sa gouvernance. La seconde option sera au final la stratégie choisie. Entré au conseil d’administration de Roche en 1996, à l’âge de 38 ans, André Hoffmann jouera un rôle clé dans la réorientation du groupe.

Les mythes du capitalisme traditionnel

Mais que les choses soient claires: «En plus d’être un écologiste, je suis et je reste un capitaliste pur sucre. Je suis convaincu que le capitalisme peut fournir les réponses aux défis qui nous attendent», affirme-t-il. Prospérité et durabilité ne sont pas incompatibles, bien au contraire. «Nous n’avons pas besoin d’une révolution au sens premier du terme, ajoute-t-il. La famille de ma mère a été dépossédée de ses biens en Europe centrale après la révolution qui a porté les communistes au pouvoir et elle ne me pardonnerait pas d’ignorer les leçons de l’histoire.»

Un capitalisme réinventé, donc. Et pour illustrer son propos, André Hoffmann s’appuie sur plusieurs cas d’entreprises. On lui demande pourquoi avoir choisi Ikea, Harley-Davidson, Schneider Electric, la petite entreprise vaudoise Innergia… et Holcim. Avec le numéro un mondial du ciment, protagoniste, entre autres, du drame à rebondissements de la ZAD d’Eclépens, l’idée est précisément de montrer ce qu’un groupe souvent désigné comme l’un des «bad guys» dans une industrie responsable de près de 8% des émissions totales de CO2 a pu accomplir en quelques années. Il cite, pour l’exemple, les tours Roche, à Bâle, construites en partie avec un béton recyclé provenant de la démolition d’anciens parkings. Ce procédé innovant permet désormais à Holcim de conforter sa position de leader du secteur. «Un progrès remarquable, même si le chemin pour atteindre la neutralité carbone est encore long, comme je l’ai dit à la responsable de la durabilité du groupe. La tentation du greenwashing n’est jamais loin.»

Le cas d’Ikea est, lui aussi, a priori contre-intuitif, avec ses meubles à monter soi-même et une politique de prix encourageant à les renouveler souvent. Mais, comme pour les autres entreprises citées en exemple, le groupe suédois est dirigé par un CEO visionnaire, Jesper Brodin, qui vise des objectifs ambitieux en matière d’économie circulaire. Avec la conviction que la réduction des externalités ainsi que celle des déchets et de la pollution sont à terme synonymes de diminution des coûts. D’où, par exemple, le programme RetourMatras de récupération et de recyclage des matelas. Ou l’introduction progressive d’un département de meubles d’occasion dans tous les magasins Ikea.

Qu’elle compte 100'000 employés (comme Roche) ou une dizaine, chaque entreprise doit pouvoir mesurer ses impacts positifs et négatifs pour agir en conséquence. Pour cette raison, André Hoffmann soutient activement l’initiative parlementaire «Introduire un statut juridique facultatif ‛Entreprise durable’ pour les PME suisses», élaborée en consultation avec 600 PME et un groupe d’experts du droit des sociétés. Il comprend les petits patrons qui, contrairement à ceux des grands groupes, n’ont pas les moyens de se payer un département de durabilité et redoutent une nouvelle surcharge administrative. Justement, cette initiative vise à offrir un cadre clair et donc à soulager les entreprises désireuses de s’engager dans une démarche ESG. «Son engagement pour la transition écologique ne fait aucun doute», observe Sophie Michaud Gigon, conseillère nationale vaudoise chez Les Vert-e-s, qui a déposé ce texte et qui se réjouit de la prise de parole d’André Hoffmann à Berne, lors d’une rencontre avec les parlementaires. «Le travail d’explication ne fait que commencer», commente celui-ci. Un euphémisme pour lui qui déplore l’opposition quasi pavlovienne de l’association patronale Economiesuisse et de l’USAM à ce nouveau statut juridique.

Membre du conseil de fondation du World Economic Forum (WEF) qui lui vaut un rayonnement global, le vice-président de Roche cultive aussi ses ancrages locaux et nationaux. Né à Bâle, élevé en Camargue, il a fait ses études dans le sud de la France jusqu’à l’âge de 14 ans. Père alémanique, mère autrichienne, le Hochdeutsch est la langue parlée à la maison. Et si Roche est une entreprise profondément bâloise, lui ne maîtrise pas le dialecte du cru. Avec ses sœurs Vera et Maja, il parle français. Et avec son épouse Rosalie, l’anglais. Depuis le retour du couple et de ses enfants de Grande-Bretagne, il y a vingt ans, il habite la petite commune de Vaux-sur-Morges et se plaît à rappeler que son grand-oncle Alfred Hoffmann, fils du fondateur de Roche, a été syndic de Rolle et député vaudois entre 1920 et 1953. Demandez à son entourage les qualificatifs qui cernent au mieux sa personnalité. Modestie, curiosité et souci du bien commun reviennent invariablement. «A Saint-Gall, pendant nos études, André m’a touché d’emblée en donnant l’impression d’être emprunté, presque gêné, à la fois par sa taille (près de 2 mètres) et par ce qu’il représentait (l’empire Roche). Et il se dégageait de lui une humilité d’autant plus remarquable que beaucoup de nos camarades étudiants ne se prenaient pas pour la queue de la poire», se souvient l’avocat Jean-Pierre Morand, associé de l’étude Kellerhals Carrard et administrateur délégué de la Distillerie Morand, qui a gardé le contact et le voit régulièrement. Avec un groupe d’amis, ils ont ainsi entrepris de traverser la Suisse à pied, d’est en ouest, de Rorschach à Genève. Un périple par étapes entamé pendant le covid et bouclé en 2023. Aventure renouvelée avec une marche du nord au sud, de Porrentruy à Bellinzone, commencée cette année. Une manière différente de découvrir le pays, sa nature, en rase campagne et de ville en ville. Et de tester la pertinence de nouvelles idées.

Vers une collaboration durable et responsable

«Pour qu’une entreprise prospère sur le long terme, elle ne peut pas juste prendre, écrit André Hoffmann. Elle doit contribuer aux sociétés dont elle fait partie et régénérer la planète sur laquelle elle vit et dont elle dépend. C’est sans doute la définition la plus simple et directe de la durabilité dans le contexte des affaires.» Comment ces grands principes se traduisent-ils chez Roche? D’abord, par le choix des dirigeants. L’occasion d’évoquer Severin Schwan, CEO entre 2008 et 2023 et désormais président du conseil d’administration, l’homme chargé de mettre en musique la raison d’être de Roche dans sa nouvelle formulation: «Doing Now What Patients Need Next» (faire maintenant ce dont le patient aura besoin demain). Laissons donc de côté la stratégie ambitieuse de Roche en matière de biodiversité et de réduction de ses émissions de CO2. Et parlons plutôt des produits pharmaceutiques, souvent objets de controverses.

Les médicaments développés par Roche et la Big Pharma sauvent des vies et permettent d’en améliorer la qualité, mais ils pèsent lourdement sur les systèmes de santé (15% des coûts en Suisse). A fortiori quand il y a surmédication. Que répond André Hoffmann, à l’heure où les assurés reçoivent leurs primes d’assurance 2025 et se désespèrent? «Le métier de Roche n’est pas de vendre des médicaments; notre métier, c’est de vendre de l’innovation dans le domaine de la santé. Et pour ce faire, nous investissons 18% de notre chiffre d’affaires dans la recherche et le développement, soit 14 milliards de francs par an. Et nous allons continuer dans cette direction, avec toutes les prises de risques que cela implique, puisque seule une petite partie de nos recherches aboutissent. Que les médicaments génériques soient vendus à des prix abusifs, c’est un scandale. Mais qu’il y ait une prime à l’innovation pour les nouveaux médicaments protégés par des brevets, cela fait partie du jeu.» Et d’ajouter que, sur la liste des 120 médicaments de base recensés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et passés dans le domaine public, donc «génériqués», 60 ont été développés par Roche. Une contribution dont André Hoffmann n’est pas peu fier et qui coche largement la case «S» des critères ESG.

Avec le retour des guerres et des crises géopolitiques, les pressions sur le pouvoir d’achat, les enjeux de durabilité passent toutefois souvent au deuxième plan. Dans les grands groupes industriels, plusieurs dirigeants visionnaires, hérauts de la cause, ont d’ailleurs été écartés. Notamment en raison de résultats financiers à court terme jugés insuffisants. Emmanuel Faber, ex-CEO de Danone et champion des critères ESG; Paul Polman, ancien président d’Unilever et artisan de la fameuse formule «net positive». Sans oublier Mark Schneider, cheville ouvrière de la réorientation stratégique du groupe Nestlé et remercié cet été. Le signe d’un retour de manivelle? «Permettez une réponse par la tangente, résume André Hoffmann. On va à nouveau me traiter de complotiste, mais regardez ce qui s’est passé après la COP21, quand les entreprises ont compris que les Accords de Paris, c’était du sérieux. Les lobbyistes des énergies fossiles se sont activés et ont réussi à imposer l’idée qu’il était légitime d’organiser des conférences sur la décarbonation à Dubaï, l’an passé, et à Bakou dans quelques jours. Quelle plaisanterie! Les forces qui défendent le statu quo sont parfaitement structurées et organisées.» Mais le pire n’est jamais sûr. Dans l’épilogue de son livre, l’auteur lance un appel vibrant au primat de la collaboration sur la domination. A terme, c’est elle qui permettra à l’humanité de concilier prospérité et durabilité pour continuer avec succès son voyage sur Terre.

Bio express

1958 
Naissance à Bâle. Enfance en Camargue.

1982
Etudes en gestion d’entreprise à la Haute Ecole de Saint-Gall. Commence sa carrière chez James Capel & Co, à Londres. Rencontre sa future femme, Rosalie, cinq ans plus tard.

1996
Entre au conseil d’administration de Roche.

2018
Fonde le Hoffmann Global Institute for Business and Society à l’Insead, à Fontainebleau.

2024
Création du Hoffmann Center for Global Sustainability au Geneva Graduate Institute. Publication de son premier livre, «The New Nature of Business».