«Je suis une femme privilégiée partageant ma vie professionnelle entre des mandats d’administratrice et ma société de conseil… Je suis également une femme épanouie, sportive, contemplative, heureuse en amour, maman reconnaissante, amie comblée, sœur et fille choyées; en développement personnel continu.» Voilà ce qu’écrit Sophie Dubuis sur le site de sa société Sow Consulting avec, en guise d’illustration, une photo d’elle, large sourire, sur fond de lac Léman agité, de montagnes enneigées et d’un ciel plombé.
Une carrière marquée par la polyvalence et les défis
On lui fait remarquer le caractère intime et symboliquement chargé de cette présentation. Elle explique: comme professionnelle du recrutement et de la réorganisation des entreprises, elle veut d’emblée montrer l’importance de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Un équilibre que Sophie Dubuis a mis longtemps à trouver au fil d’une carrière menée tambour battant, semée de nombreux succès et de quelques échecs. «Après toutes ces années, je me sens enfin sereine, dit-elle. Et si je peux être une source d’inspiration pour d’autres, j’en serai infiniment heureuse.»
Vice-présidente du comité directeur de l’Union patronale suisse (UPS), administratrice de la Banque cantonale de Genève, membre du conseil de Suisse Tourisme, entre autres fonctions, elle continue de consacrer la moitié de son temps à son cabinet de conseil. Mais ce sont les transformations en cours chez Migros qui l’occupent en priorité ces jours. Nommée présidente de Migros Genève l’été dernier, membre du conseil de la coopérative depuis 2020, elle se réjouit d’apporter sa contribution à une transformation historique du géant orange. «Je me sens à l’aise dans les environnements changeants, confie-t-elle. Avec Migros, on nage actuellement dans les extrêmes.»
L’une des dix coopératives de la Fédération des coopératives Migros (FCM), Migros Genève fait partie de celles qui enregistrent les moins bons résultats depuis plusieurs années, même si les contre-performances d’autres coopératives sont plus préoccupantes encore. Et comme la nouvelle équipe genevoise répugne à être confinée dans le rôle d’un «Sorgenkind», elle a empoigné les réformes nécessaires de manière proactive. Par exemple en reconfigurant sa présence en France voisine, à Thoiry, à Etrembières et à Neydens. Les bouleversements tectoniques de la grande distribution dans l’Hexagone, en l’occurrence la reprise par Carrefour de la centrale d’achat Cora, ont placé Migros Genève dans une position de grande vulnérabilité.
«Nous avons étudié un retrait pur et simple pour opter au final pour une alliance avec la Coopérative U, dont nous partageons les valeurs. Elle nous permet de maintenir notre présence de l’autre côté de la frontière, un espace qui appartient à notre zone de chalandise, de garder nos collaborateurs et de continuer à offrir nos marques propres même si l’enseigne des supermarchés ne sera plus celle de Migros.» Reste à reconquérir le cœur des consommateurs transfrontaliers et genevois partis voir ailleurs. Et à refourbir la marque employeur du groupe, ternie par certaines décisions récentes de la centrale zurichoise. Dans cette perspective, Sophie Dubuis attache une importance cruciale au travail de transformation en cours à Genève et à un resserrement des collaborations avec les coopératives de Neuchâtel/Fribourg, du Valais et de Vaud.
Faudra-t-il à terme les fusionner en une seule entité romande pour gagner en efficacité et en rentabilité? Risquerait-on alors de perdre en influence au sein de la Fédération des coopératives Migros, voire de «se faire bouffer», comme le craignent certains? Vaste sujet. Et si cette question n’est pas d’une actualité immédiate, elle se posera dans les années à venir, Sophie Dubuis en est convaincue. «Le business a changé et la transformation du groupe ne doit pas être compliquée par d’inutiles questions d’ego.»
On l’a compris, l’administratrice n’a pas accepté le poste pour cachetonner et se faire mousser en société. «Je ne suis pas là pour conserver éternellement mon poste de présidente.» Et d’ajouter: «Quand j’entreprends quelque chose, je m’engage à fond pour atteindre les meilleurs résultats possibles.» Un caractère combatif qui se manifeste aussi dans les défis physiques qu’elle se lance. Pour ses 50 ans, elle a ainsi réalisé deux rêves de toujours: courir un marathon (elle a opté pour celui de Londres, sa ville préférée) et gravir un sommet de plus de 6000 mètres, le Kang Yatze II, au Ladakh. Cédric Anker, un banquier genevois bien connu et son compagnon depuis plus de deux ans, lui aussi un sportif chevronné et qui a organisé l’expédition, résume: «Sophie est une femme puissance dix, c’est le mot le plus approprié pour la caractériser. Passionnée par son métier et par la vie en général.» Lumineuse.
«On m’a dit que je ne représentais pas une valeur d’avenir, que j’allais avoir des enfants. Pour les femmes, c’était un autre monde.»
Des expériences formatrices dès l’enfance
Elle se définit d’emblée comme «100% Valaisanne de Savièse», même si elle est née à Fribourg, où ses parents se sont installés peu avant sa naissance pour lancer une entreprise de matériaux de construction. Elle y a passé une enfance heureuse et indépendante. Son père et sa mère étaient en effet tous deux très pris par leur travail, même le week-end. «Je garde de bons souvenirs de cette période.» Le couple va développer avec succès une PME qui compte bientôt une quarantaine de collaborateurs. Il la vend à un groupe zurichois à l’aube des années 1990. «J’ai pu observer de l’intérieur une opération de fusion et acquisition, observe Sophie Dubuis. Une belle et précoce leçon d’économie.» Comme elle a sauté une année à l’école primaire, elle passera l’année suivante sa maturité en Allemagne, en Angleterre et en Espagne pour parfaire ses connaissances linguistiques. Son père l’incite à faire du droit, elle préfère l’Ecole suisse de tourisme HES-SO Valais/Wallis, à Sierre. «J’étais une bonne élève, mais le droit me paraissait une montagne trop ardue à gravir. Et je voulais entrer le plus rapidement possible dans la vraie vie.»
Son diplôme en poche, elle passe une année à Zurich dans une entreprise spécialisée dans le marketing hôtelier. Elle revient dans sa ville natale comme assistante de direction trilingue dans le médical, puis prend un poste de responsable des événements à Forum Fribourg. Première déception, à 30 ans, quand Claude Membrez, le directeur d’alors, son mentor, s’en va pour Palexpo. Elle s’imagine reprendre son poste, mais échoue à la deuxième place. «On m’a dit que je ne représentais pas une valeur d’avenir, que j’allais avoir des enfants. Pour les femmes, c’était un autre monde. Surtout dans un canton comme Fribourg à cette époque-là.» Profondément blessée, elle démissionne, accepte un poste à responsabilités à Palexpo et déménage à Genève. Divorcée quelques années auparavant (elle s’est mariée à 25 ans), elle entame une nouvelle vie.
Elle qui avait dû renoncer pour raison d’âge à faire le concours diplomatique pour entrer au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) postule bientôt au poste de directrice du Centre international de conférences de Genève (CICG) qui dépend de la Confédération. L’occasion de servir l’Esprit de Genève et de tisser de nouveaux liens outre-Sarine. Un cycle de sept ans, suivi de sa première expérience dans le privé lorsqu’elle obtient le poste de directrice de Bucherer Genève, le mythique détaillant horloger et joaillier, racheté l’an passé par Rolex. «On m’a confié la mission d’ancrer cette enseigne dans le tissu genevois, j’ai dû rénover le bâtiment phare de la rue du Rhône et ouvrir des boutiques. Je ne connaissais rien au domaine, ça n’était pas mon univers, mais mon expérience du tourisme et de la relation avec les clients s’est révélée précieuse.» Elle apprend aussi à gérer une équipe de quelque 100 collaborateurs.
2019 marque une étape cruciale: elle démissionne de Bucherer («j’avais terminé le chantier de transformation pour lequel on m’avait engagée»). Elle décide aussi de se présenter aux élections fédérales sous les couleurs du PLR genevois. «Nous nous sommes tout de suite bien entendues, notamment sur l’importance d’améliorer la présence des femmes en politique, se souvient la conseillère nationale Simone de Montmollin, qui siège à Berne pour le même parti. Avenante, dynamique, enthousiaste, elle s’est très vite prêtée au jeu d’une intense campagne.» Seule des candidat(e)s à ne pas avoir de mandat électif préalable, Sophie Dubuis ne sera pas élue. «Une énorme déception, une défaite, confie-t-elle. Mais qui a contribué à me construire.»
Leadership au service de la transformation
Heureux concours de circonstances, elle reçoit dans les mois qui suivent plusieurs propositions de postes d’administratrice, dont celui de Migros Genève. Elle entre aussi au comité directeur de l’Union patronale suisse (UPS), où seules deux femmes siègent dans un gremium de 14 personnes. «Je n’ai aucun problème à avoir été parfois une femme alibi, lâche-t-elle. Mais une fois installée dans la place, j’assume ma responsabilité et je tiens à amener une plus-value.» Au sein de cette organisation, elle s’occupe principalement de questions sociales et se passionne pour la formation professionnelle, encore trop peu valorisée en Suisse romande à son avis. Ce n’est donc pas un hasard si elle a pris, par ailleurs, la présidence du comité d’organisation des Euro-Skills, une sorte d’olympiade pour les apprentis, qui se tiendra à Genève en 2029.
A la présidence de la Fondation Genève Tourisme & Congrès, de pair avec son directeur Adrien Genier, elle aura aussi géré la crise du covid qui frappera la branche de plein fouet et entraînera une chute brutale des recettes. Ne touchant pas de subventions, Genève Tourisme sera amenée à supprimer près d’un tiers de ses 60 postes. Une crise qui révélera les capacités stratégiques et de communication de Sophie Dubuis. Et son empathie vis-à-vis des personnes touchées. «Nous avons toujours été clairs dans nos propos et nous nous sommes partagé le travail en parfaite intelligence, ajoute Adrien Genier, qui souligne l’importance des bonnes relations entre le conseil d’administration et la direction opérationnelle, en particulier dans les moments difficiles. Sophie Dubuis dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit.»
Cédric Anker, qui partage sa vie, est épaté par sa capacité d’attention et de concentration. Qu’elle prépare une séance de conseil, explique-t-il, qu’elle s’entretienne avec le directeur de Migros Genève ou qu’elle soit avec son fils de 14 ans, qui passe une semaine sur deux avec le couple, elle se meut d’un sujet à l’autre de manière parfaitement fluide. Ce qui explique aussi sa grande force de travail. «Je fonctionne avec un agenda partagé, précise Sophie Dubuis. Je note tout, à commencer par mes/nos séances de sport. Et je préserve des plages de temps libre pour l’imprévu ou les situations d’urgence. C’est ce que j’ai appris avec Genève Tourisme lors de la pandémie.»
A la tête d’une société financière, également membre de plusieurs conseils d’administration, Cédric Anker procède, pour les décisions difficiles, en pondérant les avantages et les inconvénients de chacune des options qui s’offrent à lui: plan A, plan B, plan C… «Sophie, elle, laisse d’abord parler son intuition, observe-t-il. Et valide ses choix dans un deuxième temps.» Laissant cours à sa spontanéité, volontiers sans filtre, elle embrasse ce qui lui permet d’avancer avec pour objectif un impact positif sur ceux qui l’entourent et sur la société. «En développement personnel continu.»
1974
Naissance à Fribourg. Etudes à l’Ecole suisse de tourisme, à Sierre.
1998
Engagement à Forum Fribourg, puis à Palexpo, à Genève, comme sous-directrice.
2008
Prend la direction du Centre international de conférences de Genève (CICG).
2010
Naissance de son fils. Termine son EMBA à l’Université de Genève, mené en parallèle à un cursus en gender studies.
2019
Nomination à la présidence de Genève Tourisme.
2020
Associée chez RH Conseil, puis fonde sa propre société en 2022.
2024
Nommée présidente du CA de Migros Genève.