Il y a des trajectoires étonnantes qui se rejoignent un jour. En 1969, Omega devenait la première marque de montre sur la lune. A cette période, Steve Wozniak rencontrait un certain Steve Jobs. Les deux hommes fonderont Apple en 1976, révolutionnant et démocratisant l’informatique, avec le succès qu’on connaît.
Aujourd’hui, l’inventeur emblématique «the WoZ» s’allie à Omega pour sa nouvelle start-up Privateer. De passage à Bienne avec Alex Fielding, PDG de Privateer et ancien ingénieur d’Apple, il ne parle plus de conquête spatiale, mais de responsabilité face à l’utilisation de l’espace. «On doit arrêter de tirer la chasse dans l’espace», appuie Steve Wozniak.
Il souhaite partager les satellites et ouvrir à tous les données récoltées de l’espace. Pour rendre cet environnement plus sûr et durable, Privateer cartographie les débris spatiaux, quasi en temps réel. Une mission vertueuse dans laquelle l’EPFL et les universités ont leur carte à jouer, tout comme ClearSpace. Rencontre exclusive avec Steve Wozniak, Alex Fielding et Raynald Aeschlimann, CEO d’Omega, aux côtés d’une poignée de journalistes européens.
Comment appréhender l’évolution des débris spatiaux?
AF: Quand Steve et moi avons fondé notre autre start-up Wheels of Zeus il y a 24 ans, sur 2000 satellites, 1000 étaient déjà morts. En 2024, nous comptons plus de 27 000 débris spatiaux de plus de 10 cm en orbite autour de la Terre. La plupart sont des satellites morts. Si nous incluons les déchets plus petits, le chiffre se rapproche des 100 millions et nous sommes quasi aveugles pour les observer. A l’époque avec Steve, nous disions que nous étions les premiers éboueurs de l’espace. C’était une blague, mais la comédie est devenue une tragédie.
SW: Notre vision est d’être les «bons gars» de l’espace. Aujourd’hui, une grande partie de l’exploration spatiale provient d’entreprises privées et non plus de gouvernements. Nous avons un rôle de modèle et la responsabilité de faire juste. Presque chaque fois que des institutions, des nations ou des entreprises veulent montrer la quantité de débris dans l’espace, ils consultent notre outil wayfinder qui est gratuit et accessible au public.
Quel est le sens de cette exploration spatiale accrue?
AF: Suivre ce qui se trouve dans l’espace n’a aucun sens si cela ne nous aide pas à le rendre plus durable. La plupart des actifs satellitaires servent à améliorer la vie sur Terre. Ils la regardent. Il existe de nombreuses entreprises que j’appelle des extorqueurs de l’espace. Elles vous font payer pour éviter une collision dans l’espace. Ce n’est pas l’avenir que nous envisageons avec Privateer pour les générations futures. C’est pourquoi nous fournissons ces données gratuitement, au plus grand nombre, afin de garantir la sécurité dans l’espace et endiguer ces mafias.
SW: Les capteurs dans l’espace détectent notamment des caractéristiques de notre atmosphère liées au changement climatique. Nous essayons de faire en sorte que tout soit partagé, pas seulement avec le public, mais aussi entre les acteurs qui ont des satellites en orbite. Nous aimerions créer des consortiums et établir un ensemble de règles à respecter. Par exemple, si vous lancer un satellite, assurez-vous qu’il existe un moyen efficace de le ramener sur Terre et ne tirez pas sur vos propres satellites, créant ainsi de nouveaux débris.
Vous évoquez la démocratisation de l’espace. Ce vœux pieux n’est pas sans risque?
AF: Fournir des données spatiales gratuites permet aux étudiants qui lancent leur premier CubeSat d’être aussi en sécurité que SpaceX. C’est essentiel, car je ne connais personne dans un dortoir universitaire qui dispose d’un budget dépassant celui des nouilles ramen. Il y a un an, le coût de lancement pour notre système de pilotage automatique PONO s’élevait à 7500 dollars par kilo. Avec Starship (le projet de fusée développé par SpaceX), il sera inférieur à 1000 dollars par kilo. Le coût de placement d’un élément en orbite est ainsi passé d’un processus extrêmement difficile et coûteux à une opération presque gratuite. Est-ce un bien? C’est surtout un risque accru de déchets et de collisions pour les missions spatiales, mais aussi pour la Terre. Beaucoup de débris sont à 500 kilomètres de nous.
SW: C’est de la chute libre!
Votre modèle est construit sur la collaboration et le «satellite sharing» avec Pono, un module à espaces partagés. Le défi est immense.
AF: Si vous regardez tous les actifs dans l’espace, l’un des problèmes est qu’ils doivent être coopératifs et partageables. J’ai un enfant de cinq ans qui en sait plus sur le partage que nous dans l’espace. En raison de l’historique d’espionnage, nous traitons les satellites comme des armes, ce qui est vraiment malheureux. Parce que si vous regardez où ils volent, nous avons plus de 100 satellites qui regardent Kiev en ce moment. Ce n’est pas très durable, ni efficace. Pourquoi ne pouvons-nous pas partager ces images? Nous sommes donc en train de créer une technologie qui permet d’automatiser la transaction entre les satellites d’États-nations amicaux. Le même principe est applicable pour les informations intéressant les entreprises.
Concrètement, quelles données sont utiles pour les entreprises?
AF: Nous travaillons sur des projets liés à la chaîne d’approvisionnement mondiale, l’empreinte carbone, les conflits, le mouvement des minéraux, le pétrole, le trafic. Nous collaborons avec des sociétés comme Unilever et Omega, afin de suivre réellement leur impact carbone total. Nous pouvons analyser les risques et la résilience, ainsi que l’origine des minéraux. Pour le changement climatique et l’érosion côtière, dont parlait Steve, nous pouvons déterminer les quantités de méthane et de carbone émises et trouver des solutions.
SW: L’éducation est également centrale, celle des jeunes et celle des sociétés. Il est important pour nous de former des personnes mieux informées sur l’espace et ses enjeux. Les enseignants eux-mêmes ne connaissent pas toujours bien les possibilités.
Quid des données sensibles et de votre responsabilité?
AF: Une grande partie de ce qui préoccupe Privateer est de réfléchir à la manière dont nous utilisons notre technologie. Est-ce qu’elle va aider à résoudre la crise climatique ou la chaîne d’approvisionnement des entreprises, ou encore éviter des guerres? Pour empêcher les mauvais usages, notre système possède des mesures de protection concernant le renseignement géospatial. Ainsi, vous ne pouvez pas utiliser notre technologie pour traquer une personne. C’est un outil pour analyser les tendances, les capacités, pour faire des inférences sur ce qui pourrait se passer.
SW: Nous avons déjà refusé des sources de financement qui aimeraient que nous traquions des personnes. Nous ne le ferons pas. C’est un peu comme au début d’Apple, il y avait des doutes sur la technologie. Mais nous avions suivi notre instinct et fait ce que nous croyions bien. Nous n’étions pas non plus sûrs de savoir d’où allaient venir les revenus. Et l’histoire nous a donné raison.
Quelles coopérations avez-vous déjà en place avec des entreprises suisses?
SW: Nous fonctionnons comme un système de suivi public de la Station spatiale internationale (ISS). Donc, grâce à notre plateforme vous pouvez la suivre, voir quel équipage est à bord, pour quelles missions scientifiques. N’importe quelle entreprise y a accès. Nous collaborons en particulier avec l’EPFL et Omega pour les données. Non loin de la Suisse, au Lac de Côme, nous partageons des bureaux avec DeOrbit. Ils ont la capacité de déployer des employés sur notre site d’Hawaï. Nous utilisons leurs bureaux ici et leur véhicule pour distribuer des satellites, suivre les débris et les capteurs. Ils ont également testé notre système de pilotage automatique et de calcul.
Qu’en est-il de ClearSpace et d’autres start-up suisses?
AF: Luc (Piguet, co-fondateur de ClearSpace) et son équipe ont été de merveilleux partenaires pour nous, de fantastiques amis. ClearSpace et d’autres entreprises comme KMI et Astroscale, travaillent sur une technologie aspirationnelle de débris. Sur notre application, si vous cliquez sur un objet mort ou un débris, vous pouvez voir ce qu’une entreprise comme ClearSpace ou KMI facturerait pour le retirer. Personne n’a encore réservé son premier retrait mais j’ai bon espoir. A l’avenir, nous verrons également plus d’entreprises spatiales suisses s’impliquer, non seulement dans le domaine des opérations spatiales, mais aussi dans le développement de capteurs.
Quelles sont vos impressions lors de votre visite à Bienne?
AF: C’est une première. Il est incroyable de voir l’attention portée à bien faire les choses. C’est quelque chose à quoi nous avons toujours prêté attention, chez Apple aussi. On le répétait : «Ne soyez pas négligents et soyez simples.» En Amérique, nous avons perdu la capacité de produire de bout en bout. Nous avons vu une montre Omega qui demande quatre mois de travail à un seul horloger. Je lui ai demandé comment c’est d’être l’horloger qui en construit trois par an? Il a essayé de me convaincre qu’il était une personne normale, mais j’ai encore des doutes. Je pense que vous avez peut-être engagé des extraterrestres (rires).
Vous êtes une entreprise américaine. Quel impact aura le changement de leadership à la tête des Etats-Unis?
SW: Mauvaise personne à qui poser la question. Je ne suis pas politique et je ne vote pas. Ce sera intéressant à regarder. Nous devrions juger après coup.
AF: Je suis définitivement antipolitique et agnostique. Mais voici un exemple intéressant: l’Italie est le pays le moins réglementé et le plus rapide pour aller dans l’espace si l’on considère les règles spatiales. C’est pourquoi nous avons demandé des licences de fréquence pour nos projets en Italie parce que c’était plus rapide que de le faire dans notre pays d’origine. La commodité des régulations va donc jouer un rôle.
Avez-vous des visions communes avec Elon Musk?
AF: La motivation d’Elon est d’aller sur Mars. Je pense que le reste n’est qu’un moyen d’y parvenir.
SW: Nous espérons vraiment que la politique finira par favoriser le petit homme, le consommateur plutôt que le producteur et ceux qui sont déjà très riches. J’ai été l’un des fondateur de l’EFF (Electronic Frontier Foundation, une ONG pour la protection des libertés sur Internet). Après un an, j'ai quitté le conseil d’administration parce que nous avions des lobbyistes travaillant à Washington DC. Je veux rester à l’écart de tout ce jeu politique. C’est juste un jeu que je ne veux pas jouer.
«L’implication de personnalités telles que Steve Wozniak dans l’écosystème spatial, à travers son travail avec Privateer, est très enthousiasmante pour l’ensemble de l'industrie, se réjouit Luc Piguet, co-fondateur de Clear SPace, start-up de l’EPFL. ClearSpace a besoin de données spatiales précises concernant les objets en orbite. Bien que Steve ne soit pas directement impliqué avec ClearSpace en termes d’investissement ou de conseil, nous saluons son influence et sa vision, notamment dans ses efforts pour faire avancer la durabilité de l’espace. Son leadership et son esprit innovant sont des atouts précieux pour la communauté spatiale. Nous croyons que ses contributions, en collaboration avec les entreprises du secteur spatial, joueront un rôle clé dans l’impulsion de discussions importantes et de solutions concrètes pour la durabilité de l’espace.»
Clear Space collabore en Suisse avec de nombreuses PME, start-up et institutions, notamment: APCO, Beyond Gravity, CSEM, Cysec, HEIG-VD/VS, Klepsydra, MC&SE, Nanospace, Nanotronic, Solenix, Thales Alenia Space, EPFL et EPFZ.
Le Space Sustainability Summit se tiendra en 2025 en Suisse et réunira les principaux acteurs du secteur, y compris des experts de l’industrie, des décideurs politiques et des leaders d’opinion.