C'est un début d'après-midi d'août à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Le flux des spectateurs sort lentement du Stade de France, où près de 80 000 personnes viennent d'assister aux premières éliminatoires des disciplines d'athlétisme des Jeux olympiques. Parmi eux se trouve Martin Hoffmann, né en Thuringe. Il a vibré avec les participants allemands qui ont bien performé ce matin-là, et souffert avec les Suisses, qui ont tous été éliminés. Retour au centre-ville. Sur une longue passerelle, juste avant les derniers escaliers, la foule s'arrête un instant. Un jeune Belge au look rasta interpelle Martin Hoffmann: «Puis-je vous demander où vous avez acheté ce sac banane très cool?» L’entrepreneur hésite, puis répond: «Je ne l'ai pas acheté». - «Vous l'avez donc reçu en cadeau?» - «Non, nous le produisons. Nous sommes le fournisseur de la délégation suisse. Mais vous pouvez aussi les acheter. Nous avons un magasin sur les Champs-Élysées.» Le jeune homme nous remercie et s'en va, satisfait. «Il arrive très souvent que l'on nous interpelle ainsi», commente Martin Hoffmann.
Ce n'est pas étonnant, car sa société On Shoes est en train d'écrire une success story sans précédent. Elle vient d'annoncer le meilleur trimestre de son histoire. Lors de son entrée en bourse en 2021 à New York, On était considérée comme largement surévaluée par rapport à Nike, Adidas et Puma, entre autres. Mais le management a relevé le défi: avec une croissance du chiffre d'affaires comprise entre 47 et 71% au cours des trois dernières années. En 2024, On réalisera un chiffre d'affaires d'environ 2,3 milliards de dollars, 14 ans seulement après sa création, et compte 3 500 collaborateurs dont la moyenne d'âge est de 35 ans.
Le cours de l'action a plus que doublé cette année — de toutes les entreprises suisses, seule la minuscule entreprise de biotechnologie Kuros a fait mieux. On est actuellement valorisée à près de 17 milliards de francs, plus que les titres du SMI Logitech ou Sonova, deux fois plus que le plus grand horloger du monde Swatch Group, quatre fois plus que son concurrent Under Armour, qui était encore considéré il y a peu comme le plus dangereux challenger du leader Nike. La marge brute de plus de 60% de On est l'une des plus élevées de la branche, tout comme la marge EBITDA de près de 19%. La marque suisse a réalisé 80 millions de francs de bénéfice net en 2023 et ce chiffre devrait atteindre le demi-milliard en 2024. Aucune autre jeune entreprise helvétique n'a grandi aussi rapidement pour devenir un groupe. «Nous voulons devenir la plus grande marque de sport haut de gamme au monde», déclare David Allemann, cofondateur, pour décrire sa vision.
Haut lieu olympique
Les jeunes entreprises suisses ont traditionnellement du mal à se développer rapidement. Mais On a connu une croissance fulgurante. Celle-ci s’explique par le fait que ses fondateurs ont tout misé sur leur projet dès le début, en investissant toute leur fortune personnelle et en trouvant des investisseurs doté du bon état d'esprit. Cette réussite tient aussi au caractère innovant de leur semelle révolutionnaire dotée d'une technologie d’amorti, de légèreté et d'efficacité compréhensible d’un simple coup d'œil. L’entreprise a également pris le pari de se développer très rapidement à l'étranger, en s’attaquant d’abord aux États-Unis, une année seulement après sa création, puis au Japon, dans la foulée. Enfin, On est une marque particulièrement douée pour le storytelling. Les sneakers On sont toujours plus présentes sur les terrains de sport et dans les rues et la gamme de vêtements s'élargit rapidement. Les Jeux olympiques de Paris ont également contribué à cette évolution: six médailles ont été remportées avec des chaussures On et l'entreprise a également fourni des vêtements à la délégation suisse. 40 ans après le lancement de la Swatch, la Suisse dispose à nouveau d'une marque lifestyle au rayonnement mondial.
Pourtant, On se démarque fortement des autres entreprises. A commencer par son sommet: Martin Hoffmann et Marc Maurer - tous deux venus de Valora en 2013 pour rejoindre la start-up de l'époque - se partagent le rôle de CEO, ce qui est déjà assez inhabituel. La plupart du temps, la mise en place d’une co-direction s’impose après des fusions (comme en 1998 chez DaimlerChrysler avec Jürgen Schrempp et Robert Eaton), ou lorsque l’on n'arrive pas à se mettre d'accord sur un candidat (comme au Credit Suisse en 2003 avec Oswald Grübel et John Mack). Il en résulte souvent un manque de clarté dans les responsabilités, une prise de décision inefficace et des conflits, d'où la mauvaise réputation de ce modèle. Mais On fait encore mieux: les fondateurs de l'entreprise David Allemann, Olivier Bernhard et Caspar Coppetti se nomment «Executive Chairmen» et, en tant que membres du conseil d'administration, ils ont non seulement leur mot à dire sur la stratégie, mais aussi parfois sur l'opérationnel.
Un comité de cinq personnes à la tête - cela serait impensable dans un groupe allemand ou américain. «Il y a de nombreuses raisons qui expliquent la réussite de cette organisation chez nous, mais qui ne seraient pas possibles ailleurs», analyse Marc Maurer. Les mêmes valeurs et objectifs, la confiance mutuelle et l'absence de besoin de reconnaissance sont des conditions préalables. Nous avons aussi des compétences complémentaires. «Je serais un horrible directeur financier et Martin ne serait probablement pas la personne idéale pour le commercial», explique Marc Maurer. Il s'occupe principalement de l'approvisionnement et de la vente, Martin Hoffmann des finances. Ils s'occupent tous deux de la culture d'entreprise et des personnes clés. Ils visitent également les marchés à deux, à une exception près: lorsque Martin a vécu à Portland il y a quelques années pour développer le marché américain, il n'a pas rempli la bonne demande de visa. Depuis, «Visa denied» est inscrit dans son dossier et il ne peut pas utiliser le système électronique d'autorisation de voyage ESTA pour se rendre aux États-Unis. En revanche, il passe plus de temps en Afrique.
Les fondateurs s'occupent principalement des thématiques au long court: Bernhard, ancien triathlète, est à l'origine de nombreuses innovations de produits, Coppetti, expert diplômé en marketing sportif, est fortement engagé dans le thème de la durabilité, Allemann, publicitaire dans une vie antérieure, s'occupe du design, du marketing et des revues de produits. Cela ne convient pas à tout le monde: La cadre Jiahui Yin, dans l'entreprise depuis dix ans et COO depuis deux ans, a choisi de quitter On en décembre dernier parce que les fondateurs font preuve d’une ingérence trop forte selon elle (elle refuse de commenter en direct). Dans l'entreprise, les responsabilités sont réparties sur de nombreuses épaules. «La recette secrète de On, ce ne sont pas deux ou cinq têtes, mais l'équipe et la manière dont elle met en œuvre l'innovation et l'excellence opérationnelle», explique Marc Maurer.
Réinventer la roue
Le tout est maintenu par une culture d'entreprise exceptionnellement forte, portée par cinq valeurs: Positive Spirit, l'état d'esprit selon lequel rien n'est impossible. Athlete Spirit, l'exigence de pousser et de sortir de la zone de confort, mais aussi de savoir quand il faut se reposer. Team Spirit, qui évoque la collaboration, la confiance, la transparence et le respect. Survivor Spirit, la prise en compte de la durabilité. Et, peut-être le plus important de tous, Explorer Spirit: oser sortir des sentiers battus pour faire les choses différemment. Cet état d'esprit est né de la nécessité, car comme il n'existe pas d'industrie de la chaussure de sport en Suisse, il a fallu recruter au début des personnes venant d'autres horizons et sans expérience de la branche. Et ils ont trouvé leur propre voie.
Cette obligation d’originalité est même devenue entre-temps, une marque de fabrique. Cela explique, par exemple, pourquoi le siège zurichois abrite la première cantine entièrement végétalienne de Suisse, même si seulement 0,5% de la population s’astreint à un tel régime alimentaire dans ce pays, soit l’équivalent de 5 des 1000 employés qui y travaillent. Cette originalité explique aussi pourquoi On a imaginé un abonnement pour les chaussures ou des outils pour l'analyse numérique de la course. C'est aussi pourquoi On a développé une sorte d'armoire à pharmacie avec ses différents modèles de chaussures, afin que le client se retrouve en magasin avec une chaussure d'essai en quelques secondes et que le vendeur ne disparaisse pas pendant de longues minutes dans l'entrepôt à la recherche de la bonne boîte. «Parfois, on réinvente la roue et on perd tellement de temps», dit l'un d'eux qui en a fait l'expérience. «Nous ne voulons pas réinventer un processus comptable», dit Britt Olsen, Chief Commercial Officer au sein du groupe: «Par contre, quand il s'agit de l'expérience client, nous n’hésitons jamais à nous différencier.»
Essayer rapidement des choses et les rejeter en cas d'échec, ce que l'on appelle le prototypage rapide, est normalement la norme pour les start-ups de la tech. Chez On, c'est encore une pratique courante, même en tant que groupe pesant plus d'un milliard. Le Maker Space du siège social en est le meilleur exemple: On y trouve des machines à coudre et des presses de toutes tailles, des imprimantes 3D et des machines CNC, des rouleaux de tissu, des ciseaux et des pistolets à colle sur les tables. Les caméras sont ici strictement interdites, car c'est sur ces deux étages que sont fabriqués à la main les «monstres», comme on appelle les prototypes chez On. Bricoler une chaussure à titre d'essai, faire quelques tours de jogging pour tester, puis corriger et optimiser: Tous les modèles On commencent ici, c'est pourquoi la mention «Engineered in Switzerland» est fièrement inscrite sur chaque produit. La production industrielle est ensuite réalisée au Vietnam - raison pour laquelle les chaussures ne peuvent pas porter la croix suisse dans notre pays. Afin de protéger l'exigence de qualité, l'offre est toujours légèrement inférieure à la demande. On renonce en grande partie aux promotions et aux outlets.
La structure de direction est au moins aussi inhabituelle que le type de management. Chez On, il n'y a personne qui donne la direction. Les décisions sont prises collectivement. Marc Maurer utilise l'image d'une nuée d'oiseaux: «Il n'est pas clairement défini qui vole en tête, les positions changent en permanence, mais tout le groupe vole dans la même direction.» Le fait qu'une partie veuille aller à gauche et une autre à droite n'est encore jamais arrivé: «Dans ce cas, ces personnes n'auraient pas assimilé les valeurs et la mission». Le concept d'intelligence en essaim est difficile à comprendre de l'extérieur, mais de nombreux collaborateurs, anciens et actuels, confirment son bon fonctionnement. «Chez On, il y a une structure très fortement axée sur le consensus, on le remarque à tous les niveaux, déclare un ex-cadre: De ce point de vue, l'entreprise est très différente de ses concurrents.»
Modèle du Conseil fédéral
Mais le revers de de la médaille d’une telle organisation c’est évidemment une perte importante de temps et d’énergie en discussions. Par exemple avec les revues des nouvelles collections qui durent pendant des jours, deux fois par an: «Je peux avoir des discussions extrêmement approfondies avec David sur une fermeture éclair, une couleur ou sur l'intention stratégique d'un produit», explique Tim Coppens qui dirige le design des vêtements chez On. Auparavant, il a travaillé pour Under Armour, Adidas et Ralph Lauren. «Lorsque j'y présentais mes créations, c'était à sens unique: il y avait peut-être un bref feedback, et c'était tout. Ici, nous discutons jusqu'à ce que nous trouvions un consensus final». A court terme, on peut perdre en force de frappe, mais à long terme, on est convaincu chez On que cette confrontation de points de vue est utile à l'entreprise: «Tout le monde a son mot à dire, nous utilisons la diversité au sein de l'équipe pour prendre de meilleures décisions», explique la directrice européenne Bianca Pestalozzi-Houchangnia. «Les discussions d'égal à égal nous rendent innovants et créatifs, on ne vote quasiment jamais, à un moment donné, la minorité se soumet et suit le mouvement. Chez On, on appelle cela Disagree and commit, et c’est très semblable au modèle de fonctionnement du Conseil fédéral suisse.»
Par exemple avec le Lightspray, ce nouveau procédé de production avec lequel On a fait beaucoup parler de lui ces derniers mois. La fabrication d'une sneaker classique nécessite plus de 200 étapes de travail et un nombre correspondant d'employés, le Lightspray est injecté en trois minutes par un robot à partir de plastique fondu, sans intervention humaine, un peu comme une imprimante 3D. Outre la main-d'œuvre, cela permet de limiter presque toute l'industrie de sous-traitance car la chaussure peut être produite n'importe où dans le monde. Sans oublier que le procédé est également plus écologique. Adidas avait expérimenté une technologie similaire depuis 2014, jusqu'à ce que le CEO Kasper Rorsted, plus orienté sur les coûts que sur l'innovation, fasse capoter le projet.
Caspar Coppetti n'était pas non plus convaincu par l'idée pendant longtemps, mais il s'est soumis à l'intercesseur Olivier Bernhard. Chaque année, Lightspray a été réévalué, chaque année de nouveaux fonds ont été alloués, jusqu'à ce que cette manière de faire s’impose. Aujourd'hui, la technologie est saluée dans la branche comme la plus grande innovation depuis des décennies et chez On, comme le meilleur exemple de l’Explorer Spirit. Pourtant, pendant des années, les fondateurs et les CEO se sont opposés à la mise en place de ces cinq valeurs ou ces cinq états d’esprit. Ils redoutaient que ces valeurs ne deviennent des coquilles vides, seulement imprimées sur des tapis de souris et affichées en fond d'écran sur l'Intranet. Mais, ils ont fini par les adopter et les mettre en œuvre de manière intensive.
Cela commence dès le recrutement. L'entreprise peut choisir ses collaborateurs. On a reçu 120 000 candidatures en 2024, soit 163 par poste mis au concours. Seul un candidat sur 200 est retenu. La qualification professionnelle n'est qu'un facteur parmi d'autres lors de l'entretien d'embauche. Le cultural fit est tout aussi important. Un candidat doit généralement passer cinq à huit entretiens d'embauche, à chaque étape il est examiné par un expert sur l'un des cinq esprits. Lorsque le contrat est enfin signé, l'onboarding dure une semaine et l'un des fondateurs ou l'un des CEOs est toujours présent.
Cinq fois par an, il y a une réunion à laquelle participent les 3500 collaborateurs et qui se base à chaque fois sur l'un des esprits. Les keynotes des deux Global Meetings annuels sont uniquement consacrés à la culture, auxquels s'ajoutent de nombreux offsites: Lorsque le top 17 de l'entreprise se réunit début décembre pour une retraite de deux jours à Lenzerheide, le programme prévoit un aperçu de la stratégie avec une demi-journée, ainsi qu'un biathlon. En revanche, le top management consacre une journée entière au thème People & Culture. «C'est 'love it or hate it' chez On, confie un ex-collaborateur. La majorité se sent extrêmement bien, les autres perdent le fil au bout de six à douze mois. Le taux de départ au cours de la première année ne dépasse pas les 5%. Et l'entretien de départ tourne alors à nouveau autour de la culture d'entreprise.»
Rotation
Pour conserver cette culture partout dans le monde, les cadres supérieurs font une rotation entre les régions et les fonctions. La responsable asiatique Rebecca Cai, par exemple, a commencé dans le département de la stratégie, puis a dirigé un projet ERP, et se trouve maintenant à Shanghai. Sa prédécesseure Bianca Pestalozzi-Houchangnia, qui a commencé comme stagiaire, dirige maintenant les affaires européennes. Au quartier général aussi, on tourne assidûment. Les 18 étages sont divisés en six «voisinages» de trois étages chacun, chaque collaborateur étant affecté à l'une de ces zones. Tous les deux ans, les équipes changent de quartier. «C'est important pour que les différents essaims ne se déplacent pas dans des directions différentes», explique Bianca Pestalozzi-Houchangnia.
Les employés jouissent d'une grande autonomie: chacun détermine lui-même le nombre de jours de vacances qu'il prend (tant qu'il ne descend pas en dessous du minimum légal) et comptabilise lui-même ses frais. Les objectifs de bonus sont les mêmes pour tous les collaborateurs, indépendamment de leur position. Cette année, ce sont le chiffre d'affaires, la rentabilité, le taux de recommandation pour la boutique en ligne ainsi que la part de marché qui comptent. Ce traitement de faveur est parfois source de mécontentement. D'autant plus que le salaire est inférieur à la moyenne: sur la plate-forme d'évaluation Kununu, la rémunération est le facteur le plus mal noté de On (le meilleur étant l'image). La communication interne fait également l'objet de critiques récurrentes: « perfectible » est encore l'un des jugements les plus cléments, «une grande déception» ou «quasiment inexistante» selon d'autres voix. Au total, On n'obtient que 2,9 points sur 5 sur Kununu, seuls 42% des employés recommanderaient leur employeur. Un bilan décevant qui ne s'est guère amélioré au cours des trois dernières années.
L'entreprise donne également une image peu reluisante en matière de communication externe. Par deux fois, On s’est retrouvée sous le feu des critiques: lorsque les co-fondateurs et les co-CEO ont reçu une compensation de 17 millions de francs par personne l'année de l'entrée en bourse - bien que cela ne dérange personne aux Etats-Unis, où l'IPO a eu lieu. Et lorsqu'on a appris que, malgré des prix de vente de plus de 200 francs, On payait ses fournisseurs au Vietnam moins de 20 francs par paire de chaussures - alors que c'est l'usage dans la branche.
L'introduction en bourse a permis d'injecter 700 millions de dollars dans les caisses de l'entreprise, qui serviront à financer la poursuite de son expansion. Les acquisitions ne sont pas à l'ordre du jour, car elles n'ont aucun sens du point de vue de la marque. Mais l'IPO a boosté la notoriété de la marque On, en particulier aux États-Unis. Il y a eu un autre effet positif: «L'introduction en bourse nous a rendus beaucoup plus professionnels, les gens nous demandent des comptes chaque trimestre», reconnaît David Allemann. On craignait de grandes répercussions sur la culture d'entreprise. «En fait, l'entrée en bourse a eu étonnamment peu d’impact à ce niveau, relève un employé qui l'a vécue. Notamment parce que le management a travaillé intensivement sur le sujet au cours des 18 mois précédents.»
L'équipe dirigeante est devenue riche, très riche, grâce à l'IPO: la part d'actions de David Allemann (4,7%) vaut actuellement 776 millions de francs, les 5% de Caspar Coppetti 826 millions, les 5,7% d’Olivier Bernhard atteignent 941 millions. Martin Hoffmann et Marc Maurer (1,8% chacun) peuvent se réjouir de 250 et 244 millions. A cela s'ajoute un salaire annuel de 3,4 millions pour chaque fondateur et de 4 millions pour chacun des co-CEO. D’après les membres de l'équipe dirigeante, cela n'a pas changé grand-chose à leur vie privée. «Je continue d’habiter en ville de Zurich, mon trajet en vélo pour aller au travail suit plus ou moins le même chemin que lorsque j'étais à l'université», dit Marc Allemann. Ce qu'il ne dit pas, par contre, c'est qu'il habite depuis quelques semaines dans une villa très bien située sur le Zürichberg. Dans l'historique des adresses de Caspar Coppetti, une propriété avec vue sur le lac dans le paradis fiscal de Bäch (Schwytz) est venue s'ajouter en été 2023. Les cinq hommes à la tête de l'entreprise ont assuré leur influence à long terme grâce à des actions à droit de vote: Avec 19%du capital, ils contrôlent près de 60% des voix. Si l'un d'entre eux souhaite se retirer, les autres ont un droit de préemption.
Avec un rapport cours/bénéfice de 134, On est très bien positionnée en bourse. Des valorisations aussi élevées ne concernent normalement, dans le meilleur des cas, que des tech-scale-ups. Pour pouvoir maintenir cette valorisation à l'avenir, On doit avant tout se développer, se développer et se développer encore. Sur le plan géographique, l’entreprise mise beaucoup sur l'Asie, qui ne représente aujourd'hui que 8% des ventes, mais avec un énorme potentiel. La Chine devrait fournir à elle seule 10% du chiffre d'affaires en 2026 et devenir, avec le Japon, le deuxième pilier de On, avant l'Europe. En ce qui concerne les disciplines sportives, on mise sur l'extérieur, l'entraînement individuel en salle ou les cours collectifs comme le yoga et le Pilates. Mais même si l'esprit d'équipe est très présent dans la culture d'entreprise: Les sports collectifs eux, ne sont toujours pas à l'ordre du jour.
Le grand écart
Et puis il y a bien sûr le business de l'habillement: On doit devenir une marque lifestyle. «10% du chiffre d'affaires, c'est l'objectif à moyen terme, et à partir de là, on monte en gamme, explique le designer Tim Coppens. Il y a encore beaucoup de travail à faire et la part lifestyle doit un jour dépasser la part performance.» C'est dans cette optique que On a noué des coopérations avec la marque sud-coréenne Post Archive Faction (PAF) et la marque de luxe Loewe. Et c’est pour répondre à cet objectif que la star hollywoodienne Zendaya et la musicienne FKA Twigs ont été engagées comme ambassadrices. Toutes deux sont très en vogue auprès de la génération Z. Zendaya sera impliquée dans la création de nouvelles collections, à l'instar de l'ancienne star du tennis Roger Federer. Le grand danger est que la marque perde ainsi sa pertinence. «Si Nike nous a donné une leçon importante, c'est qu'il ne faut pas poursuivre une croissance agressive au détriment de sa propre coolitude», explique Howard Yu, professeur à l’IMD au Center for Future Readiness, qui s'intéresse de près à On.
Il s'agit déjà d'un équilibre difficile qui pousse la marque dans ses limites: «On est trop lifestyle pour une marque de sport, trop sportive pour une marque lifestyle», explique un grand détaillant suisse. A cela s'ajoute le fait que la marque est positionnée différemment dans notre pays et à l'étranger: «En Suisse, On a encore tendance à servir une clientèle masculine ayant une affinité avec la technique, comme le banquier », explique Lukas Wanner, expert en chaussures de sport et cofondateur du salon professionnel Sneakerness. Pour lui, la marque est trop sage. «Nike et Adidas font des lancements avec des coins et des bords, osent l'edginess, misent sur des types comme Colin Kapernick. Chez On, c'est Mr. Perfect Roger Federer». En conséquence, «le groupe cible hardcore des influenceurs et des passionnés, qui dépensent plusieurs milliers de francs par an pour des sneakers, ne porte pratiquement pas de chaussures On». Il faudrait encore poser les bases de ce succès avec d'autres collaborations de mode et des modèles spéciaux, même si les ventes ne sont pas forcément au rendez-vous. C'est un travail de titan !»
Chez On, on attend beaucoup de la technologie Lightspray. «Nous anticipons un énorme succès, nous le voyons déjà à travers les interactions qui ont eu lieu jusqu'à présent dans le monde entier», analyse Britt Olsen. Mais pour que le curseur bouge vraiment, il faut que la chaussure se vende à des millions d'exemplaires, plutôt difficile avec un prix à la paire de 380 francs. «Sinon, ce n'est qu'un showcase marketing», reconnaît Marc Maurer. Mais le principal moteur des bénéfices reste le commerce direct avec le client. Un commerçant gagne 40 à 50% de marge avec les chaussures de sport et le fabricant suisse préférerait les encaisser lui-même. L'entreprise ouvre donc frénétiquement ses propres magasins: aux 47 points de vente existants doivent s'en ajouter 25 à 50 nouveaux par an. L'année prochaine, par exemple, sur le Limmatquai de Zurich, dans l'ancien magasin Hug Musique. En 2026, plus de 10% des ventes devraient être réalisées dans les propres points de vente de l’entreprise et la boutique en ligne sera également poussée. Si les augures ont raison, le chiffre d'affaires total devrait alors atteindre les 3,55 milliards. Avec une part de 2 à 3%, la Suisse ne joue déjà plus qu'un rôle de figurant.
La grande difficulté consistera alors à conserver l'esprit d'entreprise. La question se pose surtout de savoir combien de temps l'intelligence collective pourra encore fonctionner. «Encore très, très longtemps», espère Marc Maurer. Ce n'est pas une question de taille, mais de culture. Les individus sont-ils prêts à se subordonner à l'essaim et à la mission?» Les exemples montrent que c’est la culture qui soufre principalement dans les phases de croissance exponentielle, comme le montrent les cas d'Uber, de WeWork ou de Zalando.
Douleurs de la croissance
L'organisation doit également être adaptée à sa nouvelle taille. «Ce n'est pas la manière dont nous sommes arrivés ici qui nous permettra de traverser la prochaine phase de croissance», reconnaît Britt Olsen. Cela commence par la tête de l'entreprise. On qui surfe sur l'air du temps ne compte qu'une seule femme parmi ses neuf principaux dirigeants. De nombreux processus doivent également être professionnalisés, qu'il s'agisse des prévisions et de la planification de la production, de la gestion des stocks ou des achats. «Il y a encore beaucoup de travail à faire sur la maturité organisationnelle», explique le professeur Yu de l'IMD. Mais toute professionnalisation implique de se rapprocher de la norme industrielle, ce benchmark qu'il faut éviter et qui est ancré dans l'esprit Explorer. «Nous connaissons actuellement quelques douleurs liées à notre croissance, cela en fait partie», explique Britt Olsen. A cela s'ajoutent des vents contraires sur le plan macroéconomique. «Le franc suisse continue de monter. et une guerre commerciale imprévisible avec des droits de douane peut interrompre la chaîne d'approvisionnement du jour au lendemain», explique Yu. En plus de tout cela, il y a aussi un problème fondamental: l'incompatibilité entre la masse et l'exclusivité. «Personne dans notre branche n'a encore atteint une certaine taille tout en restant premium», analyse Britt Olsen. On veut être le premier à y parvenir et nous nous inspirons pour cela d'entreprises comme Apple ou Dyson.
Une chose est claire, cette course n'est pas un sprint, mais un marathon. L'entreprise a pris un départ fulgurant, imposant un rythme élevé dès le début, laissant de nombreux concurrents dans son rétroviseur. «Au marathon de New York, nous serions maintenant au premier poste de ravitaillement à Brooklyn, environ cinq kilomètres après le départ», estime David Allemann. Mais peut-être que le MarathON n'a pas de but, le but étant le chemin et l'équipe.» Le cofondateur est lui-même marathonien et, en tant que tel, il sait très bien que la phase la plus difficile de la course de longue distance reste à venir. Le fameux mur du marathon, qui pose de gros problèmes à de nombreux coureurs, arrive généralement aux alentours des kilomètres 30 à 35. Le bord du parcours est bordé d'anciens coureurs rapides qui se sont essoufflés ou ont abandonné depuis longtemps: Under Armour, Geox, L.A. Gear, Kangaroos ou K-Swiss, pour n'en citer que quelques-uns. Leur parcours est largement connu et analysé avec précision chez On.
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Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Bilanz.