Les biais cognitifs font l’objet de nombreuses recherches depuis les années 1970, en particulier par le psychologue américain Daniel Kahneman. Ces biais, qui expliquent pourquoi certaines décisions sont parfois prises de manière irrationnelle, sont même désormais entrés dans le langage courant. Reste que, selon ce même Daniel Kahneman, les erreurs de jugement peuvent aussi provenir d’une autre source, plus méconnue, variable et aléatoire, appelée le «bruit». Ce parasitage du cerveau, dont le terme est issu des statistiques, est qualifié de «face cachée de l’erreur» dans l’ouvrage Noise que le Prix Nobel d’économie a coécrit avec Cass R. Sunstein, professeur de droit à Harvard – ancien directeur des affaires réglementaires au sein de l’administration Obama – et Olivier Sibony, professeur à HEC Paris et l’un des meilleurs spécialistes francophones dans l’analyse des mécanismes qui sous-tendent les prises de décision. Entretien.

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Votre essai «Noise», paru en 2021, est un best-seller traduit dans une quarantaine de langues. Comment ce projet a-t-il été lancé?

Je connaissais Daniel Kahneman depuis la parution, en 2011, de son livre Thinking Fast and Slow (Système 1: Système 2: les deux vitesses de la pensée en français). Daniel Kahneman, qui nous a quittés en mars dernier, était un spécialiste de psychologie cognitive et d’économie comportementale. Nous avons collaboré sur l’application pratique de ses idées au monde des affaires, notamment pour un article sur les biais cognitifs paru dans la Harvard Business Review. L’idée de Noise a germé et nous avons été rejoints par Cass R. Sunstein, professeur de droit à Harvard et coauteur de Nudge: Comment inspirer la bonne décision, qui a apporté son expertise juridique et philosophique. Ensemble, nous avons coécrit ce livre qui explore une facette méconnue de l’erreur humaine: le bruit.

Nobel

Décédé le 28 mars 2024 à l’âge de 90 ans, le psychologue américano-israélien Daniel Kahneman a été couronné du Prix Nobel de l’économie en 2002 pour ses recherches sur les biais cognitifs et leurs effets sur les prises de décision. Ses travaux ont inspiré une nouvelle génération de chercheurs en économie et en finance.

Daniel Kahneman, psychologue américano-israélien
© Zuma Press/Imago

Vous faites le constat que les biais cognitifs ont fait l’objet de milliers d’articles et de centaines de livres, mais que le bruit est souvent ignoré. Pourquoi?

Les biais cognitifs sont en effet bien connus des entreprises depuis de nombreuses années. En très résumé, il s’agit d’erreurs systématiques partagées par tous. Mais en se focalisant sur les biais, on néglige le bruit, c’est-à-dire les différences imprévisibles qui se nichent parmi les différents jugements. Pourtant, chaque décision compte, et les écarts individuels peuvent avoir des conséquences très importantes.

Pouvez-vous illustrer ce concept avec un exemple concret?

Prenons une compagnie d’assurances. Lors d’une expérience ad hoc, qu’on appelle un audit de bruit, deux souscripteurs évaluent la même demande d’assurance. On s’attend à ce que leurs résultats soient différents, bien sûr. Ce ne sont pas des machines. Mais ce qu’on ne soupçonne pas, c’est l’ampleur de la différence: l’écart médian est de 55%. Ce type de variabilité, invisible au quotidien, peut entraîner des décisions incohérentes, injustes et coûteuses. Et ce qui est intéressant, c’est qu’avant qu’un audit de bruit ne soit mené au sein de cette compagnie, personne n’avait pris conscience de l’importance de ces différences.

Quels secteurs souffrent particulièrement des conséquences graves du bruit?

Dans la justice, les peines prononcées varient considérablement en fonction des juges et, dans une moindre mesure, de facteurs externes comme la météo, la fatigue, la faim, le stress, etc. Une étude portant sur un millier de décisions judiciaires montre, par exemple, que les juges pour enfants sont plus sévères un lundi après une défaite de l’équipe de football locale… Dans la santé, un médecin peut ignorer un problème grave sur un patient qu’un collègue détectera. Cette variabilité dans les jugements affecte lourdement les décisions, portant parfois sur un pronostic vital. Négliger le bruit est un énorme problème. Parce que dès lors que deux personnes apportent une réponse différente à une même question, alors il y en a au moins une des deux qui se trompe!

Justice

En 1974, une grande étude menée par le juge américain Marvin Frankel auprès de 50 magistrats fédéraux montre une disparité «stupéfiante». Appelés à se prononcer sur des cas fictifs, ceux-ci évaluaient la peine d’emprisonnement pour une affaire d’extorsion de fonds avec une sentence allant de 3 ans à 20 ans de prison!

Dans un environnement économique, comment peut-on réduire ces erreurs dues au bruit?

Parlons d’un domaine crucial en économie, abondamment étudié par les chercheurs: le recrutement. La variabilité des jugements y est immense: l’un considère que A est le meilleur candidat pour un poste, l’autre lui préfère B ou C. Les responsables de ressources humaines sont tellement habitués à cette variabilité des jugements qu’ils en ont fait une vertu, considérant que c’est la manifestation de notre complexité humaine. Mais le fait qu’on ne soit pas d’accord est le signe d’un problème. En théorie, on devrait rechercher les mêmes qualités et accorder la même importance aux mêmes compétences. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il y en a parmi nous dont le jugement est moins bon…

Quelle serait alors la méthode idéale pour recruter la bonne personne?

Les entretiens d’embauche informels, toujours très prisés, sont inefficaces. Toutes les études sur le sujet montrent qu’ils ne permettent pas d’évaluer correctement les compétences d’une personne. Il vaut bien mieux tenter de structurer ses décisions, en se fondant sur des éléments les plus objectifs possible. Comme évaluer les compétences d’un candidat au travers de tests pratiques. Si vous recrutez un développeur, mettez-le en situation et faites-lui écrire du code. Idem pour un journaliste: demandez-lui de synthétiser une information en 2000 signes en une heure. Cela permet une évaluation plus fiable que de demander aux candidats de parler de leur expérience. Et si on fait appel à des assessments, il faut s’assurer que les outils sont adaptés aux besoins réels du poste, éprouvés par une méthode analytique rigoureuse, sinon ils risquent de mesurer des compétences inutiles pour un poste donné.

Mais n’est-il pas difficile, voire impossible, de savoir si on a recruté la bonne personne, à moins que celle-ci ne démissionne ou ne soit licenciée rapidement?

Toutes les personnes qui font du recrutement font des erreurs. Il y a d’ailleurs une erreur de recrutement dont on ne parle jamais, c’est celle de toutes les personnes que vous auriez dû embaucher. Une expérience que j’engage tout le monde à faire, c’est d’aller vérifier sur LinkedIn ce que font les candidats que vous avez interviewés il y a deux ou trois ans. S’ils mènent une carrière brillante chez votre concurrent direct, peut-être qu’on a fait une grosse erreur de recrutement… Donc, aucune méthode de recrutement ne sera jamais parfaite. Mais ce n’est pas une raison pour choisir celle qui consiste à s’en remettre à son intuition: de toutes les méthodes, c’est la moins fiable.

Le fait de donner une définition fourre-tout des soft skills sert parfois d’excuse pour justifier un ressenti global, ce qui fausse les décisions.

On parle beaucoup des soft skills. Sont-ils mesurables?

Absolument, mais il faut d’abord les définir avec précision. De quels soft skills avons-nous besoin pour ce poste? Est-ce l’habileté à gérer l’ambiguïté? L’empathie? La capacité à prendre des initiatives? Une fois ces soft skills identifiés, il est possible de les évaluer de manière rigoureuse. Le problème est que ces notions servent parfois d’excuse pour justifier un ressenti global, ce qui fausse les décisions. Le fait de donner une définition un peu fourre-tout des soft skills n’est pas un accident: il permet aussi aux personnes qui prennent des décisions de porter un jugement holistique, en faisant passer leur personnalité, leurs goûts, leurs préférences avant les critères objectifs – qu’ils soient «soft» ou pas – qui devraient présider à la décision.

Vous critiquez l’intuition comme outil de décision pour les dirigeants, une qualité pourtant souvent citée dans l’entrepreneuriat. Pourquoi?

La croyance en l’instinct infaillible d’un dirigeant, capable de «sentir» avec les tripes la bonne décision, comme doté d’un sixième sens, est un mythe séduisant mais dangereux. Une des raisons de cette croyance est une erreur de raisonnement appelée le biais du survivant. On admire des entrepreneurs qui ont brillamment réussi, comme Elon Musk, et on voit qu’ils ont une immense confiance en eux. Mais on n’examine pas les milliers d’autres qui étaient aussi sur la ligne de départ, et qui ont échoué alors qu’ils ne manquaient pas non plus d’assurance. Ce problème de raisonnement, très répandu au sein des entreprises, est notamment dû aux «case studies», où on décortique le succès en cherchant des traits communs à tous les gens qui ont réussi. Pour revenir à la confiance en soi, elle est certes utile pour convaincre, mais elle doit être accompagnée d’une lucidité sur les risques et les limites.

Comment cette lucidité peut-elle aider?

Un bon leader doit savoir évaluer les risques objectivement. L’autrice américaine Julia Galef prend justement l’exemple d’Elon Musk. C’est l’archétype de la confiance sociale – soit la capacité à entraîner les autres dans sa vision. Lorsque Elon Musk a lancé SpaceX, il estimait ses chances de succès à seulement 10%. Il ne se berçait donc pas d’illusions: simplement, pour lui, l’enjeu justifiait le risque. L’erreur que font la plupart des entrepreneurs, c’est qu’ils s’imaginent que, pour être convaincant, il faut se convaincre soi-même qu’on est certain de réussir. Ce n’est pas du tout sain. Un entrepreneur qui surestime ses chances va prendre des risques inconsidérés, entraînant des échecs coûteux. L’important est de garder des mesures réalistes et objectives du risque que l’on prend: détecter rapidement un échec potentiel, arrêter les frais et rediriger les efforts. Ce que les Américains appellent «fail fast».

Pour les PME, souvent limitées en ressources, quelle méthode recommanderiez-vous pour réduire le bruit dans leur prise de décision?

L’intelligence collective est la clé, mais, là aussi, elle doit être structurée. En tant que chef, si vous exprimez votre opinion avant de recueillir celle des autres, vous les manipulez gentiment, parfois sans même en avoir conscience: votre équipe aura tendance à s’aligner sur votre avis. Pour l’éviter, dans une réunion par exemple, demandez à chaque membre de l’équipe d’écrire ses arguments pour et contre une décision, et cela indépendamment des autres. L’intelligence collective, c’est d’abord l’intelligence séparée. Ensuite, partagez ces opinions sans révéler les positions globales. Cela évite que les premiers à s’exprimer ne façonnent l’avis du groupe. Et cela permet donc de prendre en compte toutes les perspectives avant de trancher.

Est-ce que vous avez des exemples d’entreprises qui ont réussi à limiter le bruit, leur donnant ainsi des avantages compétitifs?

De grandes sociétés comme Google, Amazon ou McKinsey ont adopté des approches structurées dans leurs recrutements et leurs décisions stratégiques. Elles privilégient par exemple des tests standardisés et des entretiens structurés pour limiter les biais et le bruit. Ces méthodes ne garantissent pas des décisions parfaites, mais elles réduisent significativement les erreurs.

Toutes les décisions prises avec des algorithmes sont meilleures que celles prises sur la base d’un jugement humain. Mais l’humain se méfie de l’IA.

Ne faudrait-il pas, dans ces processus décisionnels, se fier plus à l’intelligence artificielle (IA)?

De manière générale, toutes les décisions prises avec des algorithmes, même les plus rudimentaires, sont meilleures que celles qui sont prises sur la base d’un jugement humain. Mais les gens sont bien plus tolérants à leurs propres erreurs que celles faites par une machine, même si celle-ci est plus fiable. L’humain se méfie de l’IA. Si vous interrogez des professionnels RH, un secteur où l’IA est largement utilisée, par exemple pour trier des CV, la majorité vous dira que c’est essentiel que l’humain garde la responsabilité finale, afin d’intégrer des informations contextuelles que l’algorithme pourrait ignorer. A juste titre. Mais si l’on accepte de faire confiance à l’IA, pour autant que l’on s’assure qu’elle soit bien calibrée, il faudrait aussi accepter lorsqu’elle contredit nos intuitions. Car si l’IA est meilleure que vous en moyenne, c’est précisément quand elle n’est pas d’accord avec vous qu’il faudrait suivre son avis.

Y a-t-il toutefois une limite à ce qu’une organisation s’efforce de réduire le bruit à tout prix?

Oui, il y a un bon niveau de bruit. Toutes les décisions n’ont pas besoin d’être optimisées à l’extrême. Réduire le bruit implique des coûts, en temps, en effort et en perte d’autonomie. Il faut évaluer chaque décision selon son enjeu. Si l’impact est mineur, il n’est pas nécessaire d’appliquer des méthodes complexes. Si, à chaque fois que je dois prendre une décision, je consulte 25 personnes pour qu’on prenne la moyenne de ce que me disent les 25 personnes, il y aura moins de bruit dans cette décision-là, mais je vais être un peu démotivé par le caractère bureaucratique de la prise de décision. Donc il faut trouver le bon équilibre entre réduire le bruit et conserver la rapidité, l’autonomie et la responsabilisation. Il faut évaluer les enjeux des décisions: si elles sont suffisamment importantes et lourdes de conséquences, alors ça vaut le coup de réduire le bruit.

>> Swiss Leaders organise une journée de formation avec Olivier Sibony le 13 février 2025. Ce Leader Training Day s’adresse aux managers et à tous les décideurs soucieux de développer leur esprit critique. Inscription jusqu’au 7 février 2025.

Bio express

1967
Naissance à Paris.

1988
Diplômé de HEC Paris.

1991
Consultant chez McKinsey, dont il devient associé senior en 2004. Il quitte le cabinet en 2014.

2017
Soutenance de sa thèse de doctorat «Comprendre et prévenir l’erreur dans les processus de décision stratégique: l’apport de la stratégie comportementale».

2021
Parution du livre «Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter».