Il ne faut jamais dire jamais. Peut-être, dans vingt, trente ou cinquante ans, une technologie pourra-t-elle remplacer définitivement le plastique à base d’hydrocarbures, nous explique Samantha Anderson, la CEO de DePoly. D’ici là, tout en soutenant la recherche de matières alternatives, il s’agira de réduire au maximum son utilisation. Et de tout mettre en œuvre pour le recycler de manière efficace et économique. C’est précisément ce que propose l’entreprise valaisanne cofondée par la chimiste d’origine canadienne.
Une technologie révolutionnaire
On peut recycler le plastique en le brûlant, on parle alors de recyclage thermique. Ou de manière mécanique en vue de sa réutilisation, ce qui est actuellement la méthode la plus fréquente pour les bouteilles en PET, par exemple. Le procédé chimique développé par DePoly permet, lui, de sauter l’étape du tri des plastiques et de leur nettoyage, il s’effectue à température ambiante et décompose les polymères plastiques en monomères. Avec comme résultat la production d’une poudre blanche, parfaitement pure et réutilisable à l’infini. Et un bilan carbone jusqu’à 66% plus favorable que celui des technologies classiques. Ce qui a valu l’an passé à DePoly d’être la lauréate du Top 100 Swiss Start-up Award 2024 (dont PME est partenaire) et de se voir décerner la distinction de Technology Pionneer du World Economic Forum (WEF). «A terme, nous voulons aussi rendre le plastique recyclé meilleur marché que les produits d’origine fossile», ajoute Samantha Anderson.
La technologie brevetée par DePoly permet de décomposer le PET et le polyester en leurs monomères d’origine, l’acide téréphtalique (PTA) et le monoéthylène glycol (MEG). Les monomères recyclés sont de qualité vierge, identiques à leurs homologues à base de pétrole et se présentent sous forme de poudre blanche réutilisable pour produire de nouveaux vêtements en polyester ou des bouteilles de PET, par exemple. Prochaine étape, l’application de cette technologie à d’autres familles de plastiques pour limiter au maximum l’extraction d’hydrocarbures pour la production de polymères synthétiques. DePoly contribue à la récupération et donc à la diminution de l’utilisation du plastique. En revanche, son procédé n’apporte pas de solution en soi à la pollution de l’eau, de l’air, de notre alimentation... par les microplastiques. Un combat à mener en parallèle.
Enfant, la CEO de DePoly passait ses loisirs à faire des expériences de chimie dans la cuisine de ses parents. Pour Noël, elle était du genre à demander un ouvrage sur… les aimants ou les mystères de la biologie. «J’ai depuis toujours été passionnée de science», dit-elle. Son père, mécanicien sur train, et sa mère, employée dans l’administration publique, n’ont rien fait pour la décourager, bien au contraire. Elancée, d’allure sportive, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, la trentenaire tranche avec l’image caricaturale du chercheur isolé dans son laboratoire.
Son rêve est très concret. «Nous voulons contribuer à réparer le monde et nous visons un impact positif maximum sur l’environnement avant qu’il ne soit trop tard, poursuit-elle. Nous sommes peut-être la dernière génération à ne pas devoir affronter systématiquement des dérèglements climatiques irréversibles, des pénuries d’eau et de nourriture insurmontables.» Toutefois, pour réaliser ce grand dessein, des solutions industrielles doivent être trouvées ici et maintenant.
L’année 2025 va s’avérer cruciale pour DePoly. Si aucun imprévu ne vient contrecarrer son planning, l’entreprise inaugurera cet été une usine de démonstration sur le site de la CIMO, à Monthey. Financée grâce aux 12,3 millions de francs levés en 2023, elle permettra de traiter jusqu’à 500 tonnes de PET et de polyester par an. Il faudra aussi boucler un nouveau tour table dit de série A d’un montant de 20 à 30 millions de francs pour la construction, d’ici à 2027 ou 2028, d’une usine d’une capacité de 50 000 tonnes par an. Un travail qui occupe une bonne partie du temps de Samantha Anderson qui, lorsque nous l’avons rencontrée, sortait justement d’une conférence en vidéo avec une société de capital-risque. «Je suis vidée.» Grand éclat de rire.
Cette usine, DePoly prévoit de l’implanter dans une zone densément peuplée et donc productrice de gros volumes de plastique, en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie, où se concentre une bonne partie de l’industrie textile mondiale. Une fois la démonstration faite du bon fonctionnement à large échelle de la technologie DePoly, place à une stratégie de franchises qui devrait permettre à terme la construction de dizaines, voire de centaines d’usines aux quatre coins de la planète. Pas question de transporter des déchets de plastique sur des milliers de kilomètres pour les recycler. L’un des axiomes de base de l’économie circulaire dont DePoly se réclame: la proximité et, par conséquent, les circuits les plus courts possible.
Aux yeux des spécialistes, DePoly a le potentiel de devenir une licorne, même si son chiffre d’affaires de 2024 dépasse à peine les 100 000 francs après cinq ans d’existence. Rien d’anormal dans les cleantechs et dans l’industrie chimique en général. Mais une réalité du secteur parfois mal comprise par les investisseurs et les pouvoirs publics. Les distinctions décrochées par la start-up valaisanne ces derniers temps devraient toutefois faciliter la tâche de Samantha Anderson pour ce prochain round de financement.
Un parcours dédié à la science
Née à Winnipeg, la capitale de la province canadienne du Manitoba, la future entrepreneuse y a suivi ses études de chimie avant de faire un master à l’Université Queens. Lors de ses travaux d’assistante de recherche, elle arrive à la conclusion qu’elle veut désormais consacrer les connaissances acquises non pas aux activités de laboratoire répétitives de la pharma, mais plutôt à des applications cleantech, justement. Et c’est forte de cette conviction qu’elle répond, en 2015, à une offre d’emploi d’un professeur à l’EPFL, à la recherche de compétences en chimie organique pour son laboratoire d’Energypolis, à Sion. Elle y fera sa thèse de doctorat, sur la captation et le stockage du CO2, alors que son mari, Mitchell Anderson, lui, rejoint le campus de l’EPFL à Lausanne pour un postdoc en physique quantique.
Au Jungfraujoch, avec son mari Mitchell, lui aussi entrepreneur dans les cleantechs.
Peu de temps après son arrivée en Suisse, Samantha Anderson rencontre deux autres chercheurs, Bardiya Valizadeh, d’origine iranienne, et le Britannique Christopher Ireland, avec lesquels elle va fonder DePoly en 2020, juste avant la pandémie de covid. «Le trio parfait», résume Eric Plan, le secrétaire général de l’association CleantechAlps, qui va accompagner et coacher les trois chercheurs. Les startupers vont en effet d’emblée profiter d’un précieux soutien du canton de Valais, et c’est dans les anciens locaux de la HES-SO Valais-Wallis, repris par l’organisation CimArk, dans les hauts de Sion, qu’ils trouveront quelque temps plus tard les surfaces nécessaires à la construction d’une ligne de production pilote.
Samantha Anderson avec ses deux associés, Bardiya Valizadeh (à gauche) et Christopher Ireland (à droite), le jour de l’incorporation de DePoly, en 2020, à Sion.
Sécurité et secrets industriels obligent, il faut pour visiter les lieux remplir un formulaire d’enregistrement par avance. Sitôt arrivé, on enfilera une large blouse blanche avant de pénétrer dans le laboratoire et de se faire expliquer les grandes lignes du procédé mis au point par DePoly par la cheffe de la recherche et du développement, Pelin Uran. Pour pénétrer ensuite dans l’usine pilote proprement dite, on coiffera un casque après avoir abandonné smartphones et appareils photos au vestiaire. La composition de la ligne de production et le simple agencement des équipements utilisés (réacteurs, pompes, filtres, cuves…) donneraient en effet à un œil avisé de précieuses informations sur la technologie brevetée par la start-up. Ce qu’il faut éviter absolument.
L’histoire de DePoly s’insère en fait dans un écosystème plus que séculaire à Viège et à Monthey avec notamment Lonza, Syngenta et BASF. Industrie chimique traditionnelle, pharma, biotech… ce secteur vital pour le Valais ne s’est pas développé au cours des années sans impacts sur l’environnement et quelques cas dramatiques de pollution. Avec la création d’entreprises emblématiques comme DePoly, on parle de chimie durable (sustainable chemistry) présentée comme faisant partie de la solution plutôt que du problème.
Un choix d'implantation stratégique en Suisse
Les trois fondateurs le répètent volontiers, ils ont trouvé en Suisse, et en particulier en Valais, le lieu idéal pour réaliser leurs rêves. Et quand on demande à Samantha Anderson si elle songe parfois à retourner outre-Atlantique, elle répond sans hésitation par la négative. Pour elle, la Suisse offre des conditions favorables aux entrepreneurs, notamment dans la phase de décollage et de recherche de capital d’amorçage (seed money). La suite s’avère certes plus compliquée, mais, avec sa position au centre de l’Europe, les investisseurs susceptibles de monter à bord ne sont pas très éloignés. Les sources de financement de DePoly ont d’ailleurs jusqu’ici été principalement européennes. En 2023, DePoly a frappé un grand coup: la levée de 12,3 millions de francs suisses soutenus par BASF Venture Capital, Founderful, Beiersdorf, Infinity Recycling, la Banque cantonale de Zurich, entre autres investisseurs.
Sur le plan familial, le fait d’habiter en Suisse ne constitue pas vraiment un problème. «Si j’étais restée au Canada, j’aurais de toute façon déménagé loin de ma ville d’origine, où habitent encore mes parents: les hubs de l’innovation sont concentrés autour de villes comme Toronto ou Montréal. Et puis, le décalage horaire entre la Suisse et le Canada permet des contacts réguliers par vidéo.» C’est clair, Samantha Anderson et son mari sont là pour rester. Près de dix ans après leur arrivée, ils songent à entamer bientôt une procédure de naturalisation. Serial entrepreneur, Mitchell Anderson a de son côté lancé deux sociétés de cleantech après avoir créé une start-up dans l’informatique quantique. Pour lui aussi, nous confiera-t-il, la Suisse romande est une terre d’accueil idéale.
Parce qu’ils veulent garder leurs vies professionnelles respectives séparées, nous n’en apprendrons pas beaucoup plus sur les projets de Mitchell Anderson pour cet article. On comprendra, en revanche, que les époux s’épaulent mutuellement dans l’aventure exigeante de l’entrepreneuriat et qu’ils ont le même intérêt pour la politique canadienne et américaine, qu’ils suivent jour après jour. Il y va de l’avenir du monde, mais aussi du succès des entreprises de cleantech impactées par l’évolution du cadre légal. Pour que le recyclage du plastique puisse être systématisé, les réglementations visant la collecte et la récupération des déchets doivent être renforcées dans la plupart des pays, c’est une évidence. Et l’échec des toutes récentes négociations onusiennes sur la pollution plastique, à Busan, en Corée du Sud, rappelle combien les traités internationaux sont en décalage avec l’urgence de la situation.
Ce qui n’empêche pas DePoly de perfectionner sa technologie et de multiplier les partenariats avec la grande distribution, les industriels de la chimie ou, exemple concret, avec le fabricant alémanique de vêtements sportifs Odlo. Les deux entreprises achèvent actuellement un projet, soutenu par Innosuisse, visant à valider la technologie de DePoly pour le recyclage de textiles en polyester en vue de la production de nouveaux vêtements techniques. Si l’expérience est concluante, une première collection capsule pourrait être lancée en 2026-2027.
DePoly s’est concentrée jusqu’ici sur le recyclage du PET et du polyester, mais l’objectif de Samantha Anderson et de ses associés est d’appliquer sa technologie à toutes les familles de plastiques. Un sacré défi pour les trois fondateurs. «Sam est la rêveuse», explique Bardiya Valizadeh, qui se définit lui-même comme l’ingénieur pragmatique de service, capable de construire une usine pilote. Et quand on demande pourquoi c’est elle qui a endossé le rôle de CEO, Christopher Ireland, le plus scientifique du trio, renchérit: «Nous avons finalisé les business plans, les demandes de soutien et les brevets ensemble, mais, pour représenter l’entreprise et la mener de l’avant, Sam a pris le lead. Elle a fait un job étonnant.»
On est chez DePoly dans l’industrie pure et dure, mais la culture managériale, elle, ne semble pas très éloignée de l’habitus à la Silicon Valley. Avec une trentaine de collaborateurs, l’organisation est horizontale et les rapports de travail informels. Les deux tiers de l’effectif sont constitués d’ingénieurs, à plus de 50% des femmes. On travaille dur chez DePoly, mais Samantha Anderson ne voudrait en aucun cas que des membres de l’équipe se sentent dans l’incapacité d’avoir des enfants en raison de contraintes professionnelles. Et quand on lui sert l’antienne selon laquelle l’avenir du monde serait trop sombre pour songer à une descendance, elle ouvre de grands yeux étonnés et secoue la tête en signe de dénégation.
Trouver un équilibre reste un défi dans une vie où les semaines se suivent mais ne se ressemblent jamais. La seule constante: les séances de sport, après 19 heures, que Samantha Anderson note soigneusement dans son agenda. La course à pied (avec en mire le marathon de Boston), l’escalade et le ski. Pour la dernière sortie hors les murs de DePoly, en décembre, les collaborateurs se sont d’ailleurs retrouvés à Verbier. «Pour skier et se balader, mais surtout pour resserrer les liens entre nous. A lot of fun!» Avec son mari, pendant les vacances de Noël, elle a passé quelques jours à Saint-Moritz: «Nous n’y étions encore jamais allés.» Et de s’émerveiller des montagnes et de la nature toutes proches.
Le jour où elle en aura les moyens, elle compte d’ailleurs bien acheter un chalet. «Le rêve de tout Suisse, non?» Ça ne devrait pas trop être un problème, lorsque DePoly sera devenue une licorne, lui glisse-t-on sur le ton de la plaisanterie. Elle sourit avant de redevenir sérieuse. A la question, elle apporte la même réponse que ses deux associés: «Notre destination, c’est de réduire la pollution et de rendre l’industrie du plastique durable. Devenir une licorne sera peut-être une étape sur la route, mais tel n’est pas notre but premier.» Voilà qui est dit!
1988
Naissance à Winnipeg, au Canada.
2006
Entame ses études de chimie dans sa ville natale. Puis master à l’Université Queens, où elle rencontre Mitchell, son futur mari.
2015
Rejoint l’EPFL, à Sion, où elle fait son doctorat.
2020
Cofondation de DePoly, avec Bardiya Valizadeh et Christopher Ireland.
2023
Levée de 12,3 millions de francs pour la construction d’une usine de démonstration à Monthey.
2024
DePoly est désignée lauréate du Top 100 Swiss Start-up Award 2024.