Il a vu ses parents travailler dur, de l’aube jusqu’au soir, six jours sur sept. Il les a aidés sur les marchés de la région, dès l’âge de 7 ou 8 ans, à vendre les légumes et les fruits cultivés dans la ferme familiale de Bussigny, près de Lausanne. «J’ai adoré ça, raconte Cédric Moret, le CEO et propriétaire du groupe ELCA. C’est la meilleure école de vente qu’on puisse imaginer.» Interagir avec les clients, se faire rabrouer à l’occasion. Et rebondir. 

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A 80 ans passés, son père est toujours actif, même s’il a signé un bail avec un fermier pour une bonne partie des 30 hectares de l’exploitation. Monsieur Moret senior a espéré, un temps, voir son fils reprendre ce domaine dans la famille depuis plusieurs générations. Mais, selon ses propres dires, s’il était (et reste) un vendeur redoutable, Moret junior se distingue par une insigne maladresse: «Je cassais les machines chaque fois que je m’en servais. J’aurais fait un bien piètre agriculteur. En revanche, suivant le modèle de mes parents, j’ai toujours su qu’un jour je serais mon propre patron.»

Une transformation numérique à l’échelle suisse

Le voilà donc, à 55 ans, à la tête de l’une des perles technologiques romandes. Depuis qu’il l’a rachetée il y a dix ans, la société ELCA a plus que triplé son chiffre d’affaires, à 339 millions de francs (résultat 2024). Fort de ses expériences chez McKinsey, pendant quatorze ans, il a transformé cette grande PME en un groupe de 2390 collaborateurs. «Notre vision est assez simple, détaille Cédric Moret. La Suisse doit se digitaliser si elle veut conserver sa prospérité. Nous pouvons l’accompagner dans cette transformation.»

Une mutation comparable au boom des infrastructures ferroviaires au XIXe siècle, aime-t-il répéter. Le hic, c’est qu’il n’existe pratiquement plus de sociétés informatiques suisses indépendantes. La plupart sont étrangères, le pouvoir technologique se trouve désormais aux Etats-Unis et en Chine. La stratégie d’ELCA: offrir une palette de technologies aux entreprises suisses, privées ou publiques, aux administrations cantonales et fédérales... afin qu’elles puissent relever le défi. Avec d’autres dirigeants d’entreprise, Cédric Moret se pose également en champion de la souveraineté numérique helvétique.

ELCA réalise d’ailleurs plus de 90% de son chiffre d’affaires en Suisse. «La plupart de ceux qui utilisent nos solutions ne sont en général pas conscients qu’elles ont été développées par nos ingénieurs.» Avec sa filiale Neosis, le groupe lausannois offre ainsi des services pour la prévoyance et les assurances sociales. La société Sumex se concentre sur les assurances maladie. ELCA Engineering, au cœur de l’activité du groupe, contribue à accélérer la transformation numérique des institutions. Un exemple parmi d’autres: la numérisation des dossiers papier de la justice suisse (le projet Justitia 4.0).

Présence en Suisse

Cédric Moret a renforcé l’implantation d’ELCA en Suisse alémanique. Le groupe emploie ainsi près de 600 collaborateurs à Zurich, une cinquantaine à Bâle et 150 environ à Berne. Ils sont plus de 400 au siège de l’entreprise à Pully et 200 à Genève. ELCA est aussi présente au Vietnam avec 400 informaticiens, en Espagne, à l’île Maurice. Sans oublier ses bureaux de vente dans le monde.

Les services cloud et la cybersécurité occupent bien évidemment une importante partie de ses activités. «Notre particularité, c’est de couvrir à égalité les trois régions linguistiques, en nous concentrant sur des problématiques typiquement helvétiques.» Pour les banques, les assurances et les administrations soucieuses d’une protection la plus sûre possible de leurs données, ELCA offre des infrastructures de stockage et de gestion hébergées dans le pays par une entreprise à 99% en mains suisses. Elle a notamment développé ce qu’on appelle dans le jargon un Security Operations Center (SOC), qui, 24 heures sur 24, assure la sécurité informatique de ses clients et intervient rapidement si nécessaire. Pour les PME et les communes qui n’ont pas l’utilité ou les moyens de s’offrir les services d’un SOC, ELCA Security propose une suite de cybersécurité baptisée Praethorus, qui comprend des services allant de l’analyse de risque à la protection 24/7, en passant par une aide sur place en cas de cyberattaque. «Pour résumer, nous sommes une sorte d’entreprise générale de l’IT, comparable au concept du groupe Implenia dans le domaine de la construction», explique Cédric Moret.

Cédric Moret avec un ami à un match de foot

Avec Kevin, un ami et fan absolu du Liverpool FC, lors d’un match à Anfield, en Grande-Bretagne.

© archives privées Cédric Moret

Autres domaines d’activité, les sports et le divertissement. Avec sa société Secutix, ELCA a développé un produit de billetterie numérique. Plus de la moitié des 20 événements les plus importants du monde l’utilisent: les ligues internationales de football, Wimbledon, la F1, les concerts de l’Opéra de Paris... Sans oublier le Paléo Festival. La technologie Secutix, qui repose sur l’utilisation de la blockchain, permet de tracer chaque billet, de lutter contre le marché noir et de contribuer aussi à la sécurité des événements. Il faut savoir, nous dit Cédric Moret, que les plus grandes manifestations sportives dépassent les 3 millions de billets. 2025 sera l’année de l’expansion aux Etats-Unis, à la suite de la signature d’un contrat avec On Location, un leader américain (et mondial) des hospitalités événementielles. Rien de moins.

Un parcours alliant sport, études et entrepreneuriat

Depuis toujours, Cédric Moret est un fervent supporter du Lausanne Hockey Club (LHC), une tradition familiale qu’il poursuit avec ses enfants et ses neveux. C’est l’un de ses loisirs, plutôt rares en raison de son emploi du temps, tout comme le ski, en hiver, à Leysin. Mais son sport de prédilection a longtemps été le volleyball, qu’il a pratiqué à fond pendant son gymnase et à l’université. Il sera d’ailleurs deux fois champion suisse junior et jouera en Ligue B avec le mythique Lausanne Université Club (LUC). Pas évident, d’ailleurs, à l’époque, de mener de front études et sport d’élite. On lui a conseillé l’EPFL, il choisit le droit, avant d’opter pour un cursus HEC, à l’Université de Lausanne. Il n’en garde que de bons souvenirs.

Sa licence d’économie en poche, il va présider pendant un an l’antenne suisse de l’Association des étudiants en économie (AIESEC), un job à plein temps, à Berne. Il est ensuite engagé chez Procter & Gamble. Il y croise un certain Christian Wanner, futur cofondateur et premier CEO du site LeShop.ch, auquel il est resté lié. Pendant huit ans, il va faire ses armes en finance et en marketing, lance les chips Pringles en France, en Afrique du Sud et au Maroc. Une expérience de l’industrie agroalimentaire essentielle dans la suite de sa carrière, souligne-t-il. 

Mais son rêve, après huit années passées dans la multinationale américaine, c’est de faire un MBA à la fameuse Harvard Business School. Et nulle part ailleurs. Il ne ménage pas ses efforts pour être admis, se rend exprès aux Etats-Unis pour son entretien de sélection. A 29 ans, il s’installe bientôt à Boston, cette caverne d’Ali Baba du savoir et du networking, complète donc sa formation en gestion d’entreprise par un MBA et lui ajoute un cursus en communication politique à la Harvard Kennedy School voisine.

Lors de ce séjour américain, il côtoie aussi le consul Xavier Comtesse, créateur à Boston de la fameuse Swiss House, aux origines du réseau Swissnex, le fer de lance de la diplomatie scientifique suisse. Et c’est lors d’une visite de personnalités de l’économie helvétique au bord de la Charles River qu’il fait une rencontre décisive, celle de Thierry Lombard, qui l’aidera à reprendre ELCA et qui reste l’un des investisseurs importants du groupe.

Le banquier genevois est «intrigué», c’est son expression, par Cédric Moret, chez qui il décèle d’emblée un tempérament d’entrepreneur. De toute évidence, le jeune Suisse se plaît à la Harvard Business School. Il jette pourtant un regard critique sur la méthode des études de cas inventée par la prestigieuse école. Elle est utile pour comprendre le passé et le présent des entreprises, explique le trentenaire à Thierry Lombard, mais pas pour imaginer l’avenir. «J’ai trouvé cette analyse frappante et révélatrice de sa manière de voir l’économie.»

Un MBA d’une bonne école ouvre beaucoup de portes et ce ne sont pas les offres intéressantes qui manquent lorsque Cédric Moret termine ses dix-huit mois à Boston. «J’avais envie de rester aux Etats-Unis et d’y faire ma carrière, sauf que, pour des raisons familiales, je devais revenir en Suisse», raconte-t-il. L’engagement politique de son épouse de l’époque était alors incompatible avec une domiciliation à l’étranger. Difficile, en effet, de délocaliser un mandat électif.

Il rejoint alors le cabinet McKinsey. Un job qui lui permet de travailler dans la grande consommation, son secteur de prédilection, et de continuer à voyager. Il multiplie alors les projets pour Nestlé, L’Oréal, Manor, Tetra Pak, Coca-Cola... «Je ne pensais pas passer tant d’années dans le consulting, mais j’ai été pris par l’intérêt des mandats qui m’étaient confiés et les rencontres au plus haut niveau qu’il m’était donné de faire.»

L’entreprise McKinsey a été et reste la forge de nombreux top managers et d’entrepreneurs à succès. Elle est aussi associée aux débâcles de Swissair et de Credit Suisse. Qu’en dit Cédric Moret? «Comme toute organisation, McKinsey est faite d’êtres humains. On y trouve des individus plus doués que d’autres. Mais, de manière générale, c’est une organisation qui emploie un nombre incroyable de talents. Recrutés avec soin, ils font preuve d’une capacité phénoménale à résoudre les problèmes complexes.» Et quid de l’affaire Swissair? «Je suis entré chez McKinsey au moment du grounding. On sait, et cela a été documenté, que les dirigeants de l’époque n’ont pas suivi la stratégie proposée par McKinsey. Car si les sociétés de conseil aident les entreprises à se transformer, ce sont leurs mandataires, et eux seuls, qui décident au final.»

C’est justement parce qu’il veut occuper le siège du pilote que Cédric Moret se met en quête d’une entreprise à reprendre. Il étudie le rachat d’une entreprise de chips au Cap, en Afrique du Sud. Il s’intéresse à une entreprise de cosmétiques. Son chemin croise bientôt celui d’ELCA. Son patron et propriétaire, Daniel Gorostidi, approche de la retraite, il cherche un repreneur. Il dit aussi tenir à ce que l’entreprise reste en mains suisses. «A 62 ans, je sentais que je n’avais sans doute pas l’énergie et le goût du risque nécessaires pour négocier la prochaine étape du développement d’ELCA, constate-t-il, dix ans après. Mais pour moi, il était essentiel que ceux qui avaient contribué au succès de l’entreprise s’y retrouvent et aient des garanties.»

Les deux hommes trouvent rapidement un accord de principe. Mais les négociations pour mettre le deal sous toit vont durer un an. Avec le recul, Cédric Moret rend hommage aux avocats chargés du dossier. «Alors que les discussions ont été interrompues à plusieurs reprises, ils ont constamment remis l’ouvrage sur le métier dans une optique entrepreneuriale, humaine, et non pas purement technique, comme c’est souvent le cas.»

Ce n’est d’ailleurs pas les possibilités qui manquaient. «J’aurais sans doute obtenu un meilleur prix en vendant à un groupe étranger, estime Daniel Gorostidi. Mais l’argent n’était pas le seul enjeu.» Il se félicite aujourd’hui de l’évolution de l’entreprise, née en 1968 pour développer l’informatique du barrage de la Grande-Dixence, réorientée dans l’informatique de gestion et qui, pour faire face à la concurrence indienne, a notamment ouvert très tôt une filiale au Vietnam. ELCA emploie actuellement 450 informaticiens à Ho Chi Minh City. Une agilité indispensable dans le monde brutal de l’IT. «Ce que la nouvelle équipe a accompli est remarquable», souligne Daniel Gorostidi.

Une entreprise ancrée en Suisse

Un retour en arrière s’impose. Au moment de son rachat, ELCA enregistre un chiffre d’affaires de 107 millions de francs. Cédric Moret ne dispose pas d’argent personnel, il va donc falloir, pour le financer, imaginer un montage astucieux. Thierry Lombard et l’un de ses associés d’alors structurent et consolident les intérêts d’investisseurs/entrepreneurs permettant de faire une offre de rachat. Cédric Moret et Thierry Lombard ont, depuis, eu à cœur d’assurer une détention pérenne et stable du capital de l’entreprise. Aujourd’hui, le groupe ELCA compte une douzaine d’actionnaires, principalement des entrepreneurs de la région. Cédric Moret contrôle à lui seul la majorité des actions. Il faut y ajouter les participations de plusieurs membres de la direction et, plus récemment, celles de l’ensemble du management.

Jamais, au grand jamais, il n’a été question de faire appel à un fonds de private equity. Précisément parce que ce type d’investisseur limite la marge de manœuvre du management. La vision pour ELCA consiste à bâtir une entreprise ancrée en Suisse et non pas à orchestrer un exit le plus rapidement possible. Il s’agit aussi de maintenir dans le pays des compétences en informatique, en intelligence artificielle, dans la blockchain... L’entreprise offre d’ailleurs, nous explique Cédric Moret, l’un des principaux débouchés en Suisse romande pour les ingénieurs IT formés à l’EPFL et à l’Ecole d’ingénieurs d’Yverdon. 

Le rôle d’Elon Musk et des satellites Starlink dans la guerre en Ukraine, poursuit l’entrepreneur, a révélé le rôle croissant d’entreprises privées dans des conflits entre nations et donc l’importance de maîtriser au mieux l’ensemble des technologies stratégiques. ELCA travaille du reste pour le Département de la défense (DDPS) et, si Cédric Moret ne peut pas aller dans les détails de cette collaboration, il confie en être fier. Votre entreprise offre à ses clients les services d’un cloud souverain, lui fait-on remarquer, mais elle continue à être un partenaire privilégié d’Amazon et de Microsoft. Une contradiction? «Dans mon plaidoyer pour la souveraineté numérique, j’ai parfois été mal compris, répond-il. Il faut établir une typologie claire des données à protéger absolument et de celles, moins sensibles, que les géants de la tech, les hyperscalers, traiteront de manière plus efficace, économies d’échelles obligent.»

Son entourage décrit volontiers Cédric Moret comme un immense bosseur. Certains s’inquiètent même qu’il en fasse trop. Le CEO veut à la fois suivre personnellement les projets stratégiques du groupe et assurer une bonne partie des contacts directs avec les clients. Ils constituent sa première source d’information. Il ne cherche pas la croissance à tout prix, assure-t-il, mais il vise, pour chaque catégorie de services offerts par ELCA, la taille critique qui permette de garantir la meilleure qualité possible. Un travail et une disponibilité de chaque instant.

Ce qui ne l’a pas empêché d’accepter des mandats externes. Déjà membre du comité exécutif de Digitalswitzerland, administrateur de la Vaudoise Assurances, il est entré l’an passé au conseil d’administration du groupe Migros. Là encore le prolongement d’une tradition familiale: sa mère a été coopératrice et déléguée Migros. On imagine que, avec son expertise dans la grande consommation et son bagage McKinsey, Cédric Moret sera des plus utiles pour accompagner la mue du géant orange. «Ce n’est pas seulement une entreprise, c’est une institution unique et proche du cœur des Suisses», souligne-t-il. Et pour expliquer son engagement: «Ma philosophie, de manière générale, c’est que rien ne sert de s’égosiller de l’extérieur. Si vous voulez vraiment changer les choses, il faut agir de l’intérieur et se mouiller.»

Bio express

1969
Naissance à Lausanne dans une famille d’agriculteurs.

1992
Obtient sa licence à HEC Lausanne. Engagement chez Procter & Gamble un an plus tard.

1999
MBA à la Harvard Business School, à Boston.

2001
Rejoint le cabinet de conseil McKinsey.

2015
Rachète le groupe ELCA.

2020
Entre au comité directeur de Digitalswitzerland, administrateur de la Vaudoise Assurances.

2024
Nomination au conseil d’administration du groupe Migros.