Tous trois insistent sur l’impératif de ne pas laisser les ego parasiter la bonne marche des affaires. Il n’y a rien de plus délétère pour l’intérêt général de l’entreprise, selon eux. Voilà pourquoi nous leur avons demandé une interview de groupe pour comprendre comment ils marient leurs compétences, leurs expériences et leurs aspirations respectives. Et leurs ego, justement, puisque les trois stratèges du groupe Aevis Victoria sont dotés chacun d’un caractère bien trempé.

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A gauche, lors de cette rencontre dans une salle de conférences de la Clinique de Genolier, Michel Reybier. Né à Lyon, il a derrière lui une carrière d’entrepreneur qui donne le tournis, notamment dans l’agroalimentaire jusqu’au milieu des années 1990, avec le groupe Aoste – le saucisson Cochonou, associé au Tour de France, reste l’un de ses beaux succès. Il a contribué à réinventer l’hôtellerie haut de gamme en Suisse. Et comme la quête de la perfection œnologique est sans fin, il s’engage dans l’amélioration constante des vins du Cos d’Estournel, l’un des mythiques domaines bordelais qu’il a repris. Il contrôle avec Antoine Hubert 75,5% du capital de la holding Aevis Victoria.

Au centre, le deuxième mousquetaire, Antoine Hubert. En lieu et place de l’un de ses mythiques costumes trois pièces, il porte un pull foncé et un jean. D’excellente humeur, il nous a accueillis avant l’entretien dans le restaurant de la clinique, d’où l’on peut voir, en contrebas, à travers les baies vitrées, le Genolier Innovation Hub (GIH), inauguré en septembre dernier. Quelque 100 millions de francs au total vont être investis dans cet «hôtel pour entreprises» conçu pour faire le lien entre la recherche médicale la plus pointue et son application au traitement des patients.

A droite, enfin, Fabrice Zumbrunnen. Entré au conseil d’administration d’Aevis Victoria après sa démission surprise en 2023, l’ancien patron de Migros est désormais le CEO du groupe. Il a formellement succédé à Antoine Hubert à la tête de l’opérationnel et s’efforce de soigner «le liant» entre les différents composants de l’entreprise, cotée à la bourse suisse et qui a enregistré l’an passé un chiffre d’affaires en progression de 10,9% à 1,06 milliard de francs. Le Neuchâtelois a tourné la page d’une longue carrière au sein du géant de la distribution et, à le voir sourire, on le croit quand il dit: «Merci, tout va bien! J’ai un immense plaisir à travailler avec des personnalités dont je partage la vision et les valeurs.»

Fabrice Zumbrunnen inaugure le restaurant du Monte Generoso de Mario Botta

Alors CEO de Migros, Fabrice Zumbrunnen inaugure le restaurant du Monte Generoso de Mario Botta, en compagnie de l’architecte.

© Geri Born pour Schweizer Illustrierte

Une alliance née dans la tourmente

Le trio ne s’est pas constitué du jour au lendemain. Michel Reybier et Antoine Hubert se sont rencontrés pour la première fois à l’hôtel La Réserve, à Genève, en 2002. Mais c’est une dizaine d’années plus tard, lors d’une tentative de putsch rocambolesque de certains actionnaires d’Aevis Victoria, qu’ils ont véritablement allié leurs destins en affaires. L’attaque a été repoussée grâce à une prise de participation massive de l’entrepreneur français. Une intervention qui a permis de «sauver la boîte», selon l’expression d’un protagoniste du drame.

On demande à Michel Reybier ce qui l’a motivé. La nature du projet d’Antoine Hubert pour le groupe Aevis Victoria, répond-il d’abord: «La santé, qui va de pair avec la prévention et une alimentation saine, m’occupe depuis toujours. L’idéal, c’est de mourir en bonne santé, comme j’aime le répéter. Le modèle des soins intégrés, avec le médecin généraliste au cœur du système, correspond à une approche que j’espérais il y a trente ou quarante ans déjà, alors que je n’étais pas encore du métier.» La passion entrepreneuriale de son cadet de vingt ans a fait le reste. «Au fil d’une vie, vous avez des coups de cœur, constate-t-il. Avec une femme, le mariage s’ensuit parfois. En affaires, lorsqu’il y a alignement de valeurs partagées, il peut en résulter une belle aventure entrepreneuriale commune.»

Les deux hommes nourrissent, par exemple, une forte aversion pour une approche purement financière des affaires. «La finance a foutu le monde en l’air», affirme Michel Reybier. Avec une fortune personnelle estimée entre 800 et 900 millions de francs par le magazine Bilan, il est toutefois de ceux qui professent (et qui prouvent par leurs choix) qu’il y a plus important que l’argent. L’entrepreneur a échappé à deux reprises à la mort: une première fois à l’âge de 28 ans, victime d’un AVC qui l’a forcé à se séparer très tôt de ses premières entreprises, et une seconde fois vingt ans plus tard, lors du crash de son jet privé, dont il a été le seul survivant. Deux coups du sort qui ont façonné sa philosophie de vie.

Les contacts du duo Hubert-Reybier avec Fabrice Zumbrunnen eux non plus ne datent pas d’hier. En sa qualité de patron de Migros, le Neuchâtelois avait fait de la santé l’un des nouveaux piliers stratégiques du géant du commerce de détail, qui pèse aujourd’hui 1,5 milliard de francs. Avec les centres médicaux Medbase, employant près de 600 médecins salariés et un total de plus de 4300 collaborateurs, le géant orange s’est imposé comme le numéro un de la médecine ambulatoire et un acteur clé du secteur de la santé en Suisse.

Engagé après son départ de Migros pour remplacer Antoine Hubert, qui souhaitait prendre un peu de recul, se concentrer sur quelques projets stratégiques… et profiter de la vie après des années d’un engagement total dans le business quotidien, Fabrice Zumbrunnen se retrouve à faire équipe avec lui en tant qu’administrateur délégué. «Il s’agit d’une addition des forces et d’un élargissement de la direction du groupe», observe Raymond Loretan, le président de Swiss Medical Network. Et du travail, il y en a, alors que le premier réseau de soins, lancé en 2024 dans l’Arc jurassien, a complété sa mise en orbite avec succès.

Rappelons que ce projet pilote, nommé Réseau de l’Arc, rassemble notamment le canton de Berne, qui a cédé l’hôpital du Jura bernois et ses deux sites de Saint-Imier et de Moutier à Swiss Medical Network, ainsi que plusieurs centres médicaux et l’assureur Visana. Ce dernier a pris 11% des actions de Swiss Medical Network et investi plus de 100 millions de francs dans ce partenariat public-privé (PPP) exemplaire. «Un véritable mariage et non un simple flirt», résume Antoine Hubert.

Des réseaux de soins pour transformer la santé en Suisse

L’automne dernier, Visana a été la seule caisse maladie à ne pas annoncer de hausse des primes pour les assurés du Réseau de l’Arc ayant souscrit au plan de santé Viva. Résultat: un doublement du nombre d’assurés, qui atteint désormais 3000 personnes, révélant l’intérêt pour ce modèle. L’équipe de Swiss Medical Network vise une dizaine de régions à l’horizon 2030, avec l’objectif de séduire au total quelque 100 000 assurés. «Cette première expérience démontre en tout cas notre capacité à maîtriser les coûts au sein d’un tel réseau», observe Fabrice Zumbrunnen.

Swiss Medical Network implante actuellement son deuxième réseau au Tessin, lancé en janvier 2025. Outre les cliniques Sant’Anna et Ars Medica, il y a repris une dizaine de centres médicaux, sans oublier les collaborations avec une kyrielle de prestataires partenaires. Le troisième étage de la fusée est prévu pour 2026 en Argovie, avec la reprise de l’Hôpital de Zofingue et un partenariat avec l’Hôpital cantonal d’Aarau, le sixième de Suisse par sa taille et une institution formatrice quasi universitaire. Ce projet suscite toutefois l’opposition du coprésident du Parti socialiste suisse (PSS) Cédric Wermuth, qui s’insurge contre ce qu’il qualifie de «privatisation des hôpitaux publics». Interpellé, le Conseil fédéral salue ce type de collaborations… et renvoie aux cantons, responsables en la matière.

Pour les dirigeants de Swiss Medical Network, ce débat offre l’occasion de mieux expliquer les avantages de tels partenariats public-privé. «Ce modèle a déjà fait ses preuves dans d’autres pays comme l’Espagne, Israël, l’Allemagne ou les Etats-Unis, explique Antoine Hubert. Ce n’est pas de la rocket science.» La prise en charge coordonnée des assurés, l’accent mis sur une approche holistique de la santé et la prévention, ainsi qu’une meilleure maîtrise des coûts permettant une stabilisation des primes vont toutefois de pair avec quelques contraintes pour l’assuré, notamment l’obligation de recourir aux établissements et aux praticiens affiliés au réseau.

Nombre d’hôpitaux publics nagent en plein marasme financier, on le sait. Le trio à la tête d’Aevis Victoria veut démontrer qu’une gestion plus efficace permet d’optimiser les ressources financières, y compris dans le cadre des soins de base couverts par la LAMal, contribuant ainsi à stabiliser, voire à faire baisser les primes d’assurance maladie. Après avoir suscité scepticisme et méfiance, Antoine Hubert & Co. sont désormais régulièrement approchés. Mais difficile de répondre à toutes les sollicitations.

L’appétit d’Aevis Victoria et son niveau d’endettement ont longtemps soulevé des interrogations. La reprise de l’Hôpital de Zofingue et sa dette de 70 millions de francs ont ravivé le débat. «Il faut se méfier des réputations», poursuit Antoine Hubert, chiffres à l’appui: «L’Hôpital de Zofingue, c’est aussi un campus de 30 000 mètres carrés, avec une majorité de bâtiments récents, occupés par l’hôpital lui-même, mais aussi par une clinique de réadaptation, une pharmacie et des cabinets médicaux. A eux seuls, les immeubles sont valorisés à environ 140 millions de francs.» CQFD.

«Je dors royalement, confie Michel Reybier lorsqu’on lui pose la question de l’endettement. D’abord parce que j’ai un excellent sommeil, mais aussi parce que nous sommes propriétaires des murs de presque tous nos établissements hôteliers, ce qui est rare dans la branche.» Une stratégie qui permet de construire des marques hôtelières sur le long terme et d’équilibrer les risques.

Michel Reybier se positionne en leader et disrupteur de l’hôtellerie de luxe en Suisse depuis un quart de siècle. L’excellence passe par le caractère unique et l’emplacement des établissements, mais aussi par la qualité des équipes qui les dirigent. Difficile de viser la croissance à tout prix dans ces circonstances. Un autre principe sous-tend sa démarche: «Lorsque nous avons ouvert notre premier spa à La Réserve, à Genève, en 2000, en pionnier, faisant de cet hôtel une destination en soi, nous savions déjà qu’il faudrait se réinventer.» La transformation menée vingt ans plus tard avec le designer Philippe Starck et l’architecte d’intérieur Jacques Garcia illustre cette volonté.

Hôtellerie et santé se complètent et permettent une répartition judicieuse des risques. Existe-t-il aussi des synergies concrètes entre ces secteurs? «Nous parlons plutôt d’approche et de valeurs communes, explique Fabrice Zumbrunnen. Nous sommes parmi les seuls à nous intéresser aux clients en bonne santé et pas seulement aux patients malades. Comme dans l’hôtellerie, nous cherchons à comprendre leurs besoins et leur offrir des plans de santé personnalisés. Ce qui est encore rare dans un secteur organisé en silos.»

Tendance lourde, l’hôtellerie haut de gamme et la santé au sens large convergent donc. La gastronomie y joue un rôle essentiel, bien évidemment. Plusieurs des cinq-étoiles du groupe abritent aussi des spas Nescens, liés à la clinique du même nom, propriété du groupe, spécialisée dans les médecines préventive, esthétique et régénérative: check-up et bilan de santé, programme de revitalisation et de longévité… Une offre qui attire d’ailleurs une clientèle de plus en plus jeune. «Il faut comprendre que nous ne sommes qu’au début d’une histoire, souligne Michel Reybier. Nous n’avons parcouru que 20 à 30% du chemin.»

De même, il faudra attendre quelques années pour que le Genolier Innovation Hub (GIH) trouve son rythme de croisière. «Le bilan est d’ores et déjà positif, constate Antoine Hubert. Nous avons pu recruter, grâce aux perspectives ouvertes par ce nouveau centre, des spécialistes hyper-compétents, qui nous permettent de faire partie d’un comité de pilotage international sur les théranostiques (combinaison des mots thérapie et diagnostic), appliquées notamment au traitement des cancers.»

Le trio nourrit enfin de fortes convictions en matière de management et de culture d’entreprise. On note, alors qu’ils se proclament tous trois «résolument féministes», que l’équipe dirigeante d’Aevis Victoria ne compte aucune femme. La remarque est suivie d’une avalanche d’exemples pour démontrer le contraire: si la direction de la holding est en effet 100% masculine, celle de Swiss Medical Network compte deux femmes sur cinq membres. Les cliniques de Genolier, de Valmont, de Fribourg, du Valais et de Swiss Visio sont également dirigées par des femmes. La cheville ouvrière du Genolier Innovation Hub? Anna Gräbner, encore une directrice. Et c’est sans compter plusieurs hôtels du groupe.

«Je préfère travailler avec les femmes, précise Antoine Hubert. Elles ne perdent en général pas leur temps en politicailleries internes. Elles se concentrent sur leur travail, elles mènent leurs projets à bien, sans se préoccuper de monter dans la hiérarchie. Cette préoccupation du pouvoir, c’est un truc de mec.» Regard approbateur de ses deux partenaires. «Je ne finirai pas mes jours sans que mes gens soient associés à mes entreprises», aime aussi répéter Michel Reybier. Là encore, l’objectif semble partagé. «L’idée, c’est d’avoir des collaborateurs qui s’engagent sur le long terme, renchérit Antoine Hubert, pas d’offrir des stock-options pour que ceux qui en bénéficient encaissent dès que possible. Nous cherchons des gens qui mettent leurs tripes dans ce qu’ils font.» Comme les trois mousquetaires, Michel Reybier, Antoine Hubert et Fabrice Zumbrunnen semblent, chacun à sa manière, guidés par la volonté de se battre pour une cause. Et de laisser une trace.

Bios express

1945
Naissance de Michel Reybier à Lyon. Antoine Hubert vient au monde en 1966 à Sion. Et Fabrice Zumbrunnen en 1969 à La Chaux-de-Fonds.

2002
Michel Reybier et Antoine Hubert se rencontrent à La Réserve.

2011
Michel Reybier prend la majorité des parts d’Aevis Victoria, à égalité avec Antoine Hubert.

2023
F. Zumbrunnen rejoint Aevis Victoria comme administrateur puis comme CEO.

2024
Swiss Medical Network lance son premier réseau de soins intégrés dans l’Arc jurassien.