«Nous sommes aujourd’hui l’unique entreprise du secteur à disposer encore d’une usine de production en Occident», se réjouit Kai Hillebrandt, le CEO de Bernina depuis 2021. Ce n’est pas la moindre des fiertés du propriétaire Hanspeter Ueltschi – arrière-petit-fils du fondateur – que de réussir à préserver l’ADN profondément suisse et familial de Bernina. «La famille propriétaire a toujours tenu à conserver une bonne partie des activités en Suisse, notamment en matière d’innovation et de R&D», confirme Kai Hillebrandt. Les enfants du propriétaire, Katharina et Philipp, qui représentent la cinquième génération, occupent des postes au sein de la direction.
Fondée en 1893 par Karl Friedrich Gegauf à Steckborn, dans le canton de Thurgovie, l’entreprise Bernina occupe aujourd’hui une position de leader mondial de la machine à coudre, avec un chiffre d’affaires annuel de près de 250 millions de francs (241 millions en 2023). Depuis sa création, la société n’a cessé de redoubler d’ingéniosité afin de rester à la pointe de l’innovation, tout en résistant aux crises qui ont secoué l’industrie durant des décennies. «Comme cela vaut pour la quasi-totalité des entreprises exportatrices suisses, notre compétitivité ne peut être garantie qu’avec une concentration sur le secteur premium, qui commence pour nous à 1000 francs. Ce positionnement nous permet de nous distinguer sur un marché de niche devenu ultra-compétitif depuis très longtemps.»
Objet culte et indispensable des foyers du XXe siècle, la machine à coudre domestique tombe progressivement en désuétude avec l’arrivée du prêt-à-porter dans les années 1970. Les mouvements de libération des femmes, nés dans le sillage de Mai 68, commencent par ailleurs à l’associer à un outil ringard, symbole d’asservissement. Fragilisées par ces évolutions sociétales, de nombreuses entreprises internationales et européennes comme l’américaine Singer ou l’allemande Pfaff feront faillite en 1999. Toutes deux seront ensuite rachetées par le groupe d’investissement SVP Worldwide. En Suisse, la genevoise Elna cesse ses activités en 1995, avant une prise de participation majoritaire du groupe japonais Janome en 2006, puis un rachat en 2020.
Délocalisation en Thaïlande
Dans ce contexte tendu, Bernina manœuvre habilement. La société prend notamment la décision de délocaliser une partie de sa production à Lamphun, dans le nord de la Thaïlande, dès 1990. «Les coûts de fabrication des machines d’entrée et de milieu de gamme étaient devenus beaucoup trop élevés en Suisse. L’ouverture de ce nouveau site nous a permis de survivre sur un marché extrêmement agressif. L’enjeu a ensuite consisté à assurer une continuité en matière de savoir-faire, de compétences et de précision techniques afin que les produits fabriqués en Asie puissent satisfaire aux exigences de qualité de Bernina.» Une transmission qui passe notamment par la présence d’employés suisses à des postes de management. Aujourd’hui, la société emploie environ 500 personnes en Thaïlande, dont encore de nombreux cadres helvétiques.
En 2015, le site est agrandi, avec deux nouveaux bâtiments. «Outre d’éventuels ajouts mineurs, l’infrastructure est désormais complète et nous permet d’augmenter encore notre capacité volumétrique si nécessaire.» Respectueuse de l’environnement, Bernina recycle depuis plus de cinquante ans les restes du métal utilisé pour la fabrication de ses machines et a récemment investi dans la pose de 1422 panneaux photovoltaïques sur les toits de l’usine de Lamphun. «Ceux-ci couvrent environ 45% de la consommation d’électricité du site. Une partie de l’électricité provient en outre de centrales hydroélectriques. Nous sommes très fiers de notre usine en Thaïlande. Nous voulons offrir les meilleures conditions de travail possible à nos employés, où qu’ils soient.»
Innovation constante
Sur près de 350 employés présents sur le site de Steckborn, la majeure partie travaillent en tant qu’ingénieurs mécaniques, électriques et logiciels. «La recherche et le développement représentent le cœur de notre stratégie, qui consiste non pas uniquement à avoir une place au sein du secteur premium, mais d’en être les meilleurs.» Ces dernières années, Bernina a ainsi doublé sa division dédiée au software. «Des machines telles que le dernier modèle B 990, que nous avons sorti en juin 2024, constituent pour ainsi dire de véritables ordinateurs. Or, ces technologies demandent de plus en plus de compétences très pointues en matière de programmation.»
Le site thurgovien dispose aussi d’une usine de prototypes et de fabrication des machines de qualité supérieure. Le modèle phare B 990 coûte 15 000 francs en Suisse. «Nous continuons en outre de travailler avec des fournisseurs suisses, qui livrent aussi des pièces dans notre usine située en Thaïlande. Notre présence en Suisse nous permet de bénéficier d’une proximité très avantageuse avec ces distributeurs, ainsi que d’un accès privilégié au vivier d’experts extrêmement qualifiés que nous recrutons en Europe pour notre département R&D.»
Le modèle phare B 990, à 15 000 francs.
Au cours de ces dernières années, Bernina a par ailleurs racheté plusieurs entreprises américaines. Après l’acquisition du fournisseur de broderies et de coutures créatives OESD en 1997, elle devient propriétaire des sociétés Benartex et Brewer en 2003 et 2008, ainsi que de Melco en 2012. Récemment, Bernina a racheté les entreprises Sykel et DIME.
Boom inattendu
Après un long passage à vide durant plus de cinquante ans, la bonne vieille «piqueuse» domestique connaît un regain d’intérêt depuis la pandémie, en 2020. Le développement de la couture à domicile et du bricolage (do it yourself) ainsi que la popularité grandissante des vêtements personnalisés et taillés sur mesure participent notamment à expliquer ce nouvel essor. «Nous avons été témoins de ces tendances. Il y a deux ans, nous avons aussi lancé une campagne sur les réseaux sociaux avec un hashtag #ABigDay. Une machine à coudre constitue un moyen extraordinaire d’exprimer sa créativité. Notre clientèle entretient un rapport très particulier, intime et émotionnel avec nos produits. Il s’agissait de rendre hommage à cet amour, véritablement, en l’encourageant à partager son expérience et ses créations.»
Selon la société d’études de marché et de conseil américaine Data Bridge Market Research, le marché global des machines à coudre devrait connaître une croissance de 5,8% d’ici à 2028. Alors que le marché européen représente 20% des ventes de Bernina, la plus grande part revient au marché américain, à 75%. «Beaucoup de nos clientes américaines disposent d’une salle de couture, dans laquelle il n’est pas rare de retrouver des machines Bernina pour une valeur de plus de 100 000 francs.»