Il n’a pas laissé beaucoup de temps à Gérald Genta. A savoir, quelques heures ainsi qu’une nuit. L’après-midi du 10 avril 1970, Georges Golay, alors directeur général d’Audemars Piguet, décroche son téléphone à 16 heures et confie au designer une mission inédite: «J’ai besoin d’une montre de sport qui n’a encore jamais existé. Je veux que ce soit quelque chose de complètement nouveau et étanche. Et j’ai besoin du projet pour demain.» C’est tout de même un peu juste en termes de temps, répondit poliment Gérald Genta. Ce qui n’a pas vraiment impressionné le patron de la marque horlogère: «Je sais. C’est pourquoi nous ne nous rencontrons qu’à 10 heures.» Ni Gérald Genta ni Georges Golay ne pouvaient savoir à ce moment-là qu’ils allaient écrire l’histoire de l’horlogerie: le modèle Royal Oak, que Gérald Genta a effectivement couché sur le papier pendant la nuit, a été présenté à la foire d’échantillons de Bâle en 1972 et est devenu l’une des montres les plus célèbres du monde.
Le Picasso du design horloger
Si, à l’époque, seuls les initiés connaissaient le nom de Gérald Genta, aujourd’hui, il est connu de tous. Le «Picasso du design horloger», comme on aime l’appeler, est à l’origine de nombreux modèles qui, comme la Royal Oak, sont devenus des classiques des temps modernes: la Nautilus de Patek Philippe par exemple, la Bulgari Bulgari de Bulgari, l’Ingenieur d’IWC Schaffhausen, la Pasha de Cartier.
L’idée de la caractéristique phare de la conception de la Royal Oak serait venue à Gérald Genta bien avant le fameux appel téléphonique, lors d’une promenade au bord du lac Léman. C’est là qu’il aurait vu un plongeur s’affairer sur sa tenue de plongée. Ce qui lui a rappelé les imposants scaphandriers en bronze d’antan et l’a conduit à la lunette avec les huit vis visibles. Cet élément n’était pas le seul à être inhabituel à l’époque, la forme octogonale de la lunette était également nouvelle et encore plus l’utilisation de l’acier pour une montre de luxe. Mais ce projet audacieux a porté ses fruits: après des difficultés initiales de lancement, la Royal Oak a donné un coup de fouet à la marque. Et ceci, jusqu’à aujourd’hui: si l’on en croit les dernières estimations de Morgan Stanley et de LuxeConsult, Audemars Piguet a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards de francs, se positionnant ainsi comme la quatrième plus grande marque horlogère suisse, derrière Omega et devant Patek Philippe.
Un attrait pour le domaine des arts
Le chemin du Genevois vers la gloire créative n’était pas tracé d’avance. Gérald Genta, né en 1931, est issu d’un milieu modeste; son père était un Italien immigré, sa mère était Suisse. Il n’a jamais oublié qu’un jour un professeur l’a traité de «sale Italien». Ni qu’il n’a pas trouvé d’emploi après avoir terminé son apprentissage de bijoutier en 1950, comme il l’a raconté à Bilanz peu avant sa mort, en août 2011: «Dans ma vie, j’ai tout fait. J’ai été couturier, contrebandier et j’ai dessiné des projets. A l’époque, il n’y avait pas encore vraiment de designers. Tout ce qui venait à l’esprit des fabricants de montres était de copier Omega.»
Gérald Genta ne copiait pas. Il se considérait comme un artiste, lui qui aurait aimé devenir peintre. En feuilletant un magazine, il tombe sur une histoire concernant le designer vedette Raymond Loewy, qui a commencé à dessiner des poubelles pour les gares alors qu’il voulait en fait dessiner des locomotives – ce qu’il a effectivement fait par la suite. Cela aurait fait réfléchir Gérald Genta, comme on peut le lire dans la biographie The Maestro and His Art: «Il vivait en Suisse. Mais il ne voulait pas dessiner du chocolat ou des billets de banque.» Il se tourna donc vers les montres.
Un style remarqué
Les débuts ont été plutôt difficiles, Gérald Genta devait vendre ses dessins 15 francs pièce. Mais il s’est rapidement fait un nom et IWC Schaffhausen l’a remarqué. La marque horlogère avait un atout dans sa manche avec le modèle Ingenieur, une montre techniquement très moderne lancée en 1955. Le premier relancement a eu lieu en 1967, mais elle n’a pas vraiment été appréciée: «L’approche a rapidement été jugée trop conservatrice», explique l’historien d’IWC David Seyffer. Une nouvelle forme s’imposait, a-t-on estimé, et on a fait appel à Gérald Genta en 1974. Point essentiel du cahier des charges: le design devait «correspondre extérieurement au caractère techniquement progressiste de la montre». Une mission taillée sur mesure pour Gérald Genta. Personne n’a réussi comme lui à matérialiser l’esprit du temps dans une montre. Auparavant, les fabricants de boîtiers déterminaient d’abord la forme des garde-temps et faisaient ensuite des propositions aux marques. Gérald Genta a été le premier véritable designer horloger.
Et un homme qui livrait. En 1976, le résultat de son travail pour IWC a été présenté, désormais appelé Ingenieur SL. En raison du calibre 8541 utilisé, la montre était massive, ce qui lui valut le surnom de «Jumbo», et, avec un prix de 2100 francs, elle était chère pour l’époque. Elle n’a jamais été un best-seller, mais elle est toujours restée importante pour la marque, comme le rappelle le designer d’IWC Christian Koop: «L’Ingenieur incarne ce qu’IWC représente, notamment en comparaison avec les marques romandes.» Christian Koop a été chargé de retravailler la montre à l’occasion du salon horloger Watches & Wonders qui s’est tenu fin mars à Genève. Il a conservé – en les adaptant légèrement – les principales caractéristiques du travail de Gérald Genta: le motif en damier en relief sur le cadran ainsi que les cinq vis sur la lunette du boîtier de 40 millimètres. IWC a procédé avec précaution. Et toujours avec cette question en tête: qu’aurait dit Gérald Genta?
D’autres auraient pu se poser la question auparavant. Cartier, par exemple, lorsque la maison a sorti, il y a quelques années, le modèle Pasha de son sommeil. Là aussi, la commande de l’époque – début 1985 – a certainement dû être au goût du Genevois: Cartier souhaitait une montre «musclée» et sportive dans le segment du luxe. La marque voulait renouer avec un modèle créé dans les années 1930 par Louis Cartier pour El Glaoui. Le pacha de Marrakech avait commandé une montre qui soit digne de son rang, mais qui pouvait en même temps être adaptée à son style de vie sportif et actif. Cinquante ans plus tard, Gérald Genta a imaginé quelque chose de totalement nouveau. Sa Pasha ronde attire l’attention dans le catalogue de Cartier, où l’on trouve surtout des boîtiers carrés, rectangulaires ou ovales. Les chiffres arabes sont également remarquables. Chez Cartier, ce sont habituellement les chiffres romains qui prédominent. Et la lunette imposante est typique de Gérald Genta: personne d’autre ne l’a soulignée et utilisée de manière aussi variée.
Par exemple, comme terrain de jeu pour le nom d’une marque: sur le modèle Bulgari Bulgari, le logo de la maison italienne apparaît deux fois sur la lunette, en haut et en bas, comme une caractéristique de design proéminente. Bulgari a d’ailleurs racheté plus tard les marques Gérald Genta et Daniel Roth, fondées par le designer, que LVMH, sous la direction de Jean Arnault, gère depuis peu comme des marques autonomes.
Des créations parfois insolites
Les créations de Gérald Genta n’ont pas toujours été un succès du premier coup. Lorsque Patek Philippe a présenté en 1976 la désormais légendaire Nautilus, les réactions ont été mitigées. «Personne n’attendait de Patek une montre aussi moderne», se souvient Philippe Stern, patron de l’époque et père de l’actuel président, Thierry Stern. L’acier comme matériau primaire pour le boîtier d’une montre de luxe restait inhabituel, tout comme la forme, la large lunette, les coins arrondis et les protections de flancs voyantes. Malgré des débuts commerciaux difficiles, la famille Stern, propriétaire de la montre, a tenu bon et a écrit avec elle une histoire fabuleuse, alimentée par des succès sur le marché secondaire et aux enchères. Le modèle Tiffany au cadran bleu Tiffany a été adjugé à New York en 2021 pour la somme mirobolante de 6,5 millions de dollars.
Il est clair que l’homme aux manières de grand seigneur aimait surprendre. Par exemple avec la montre Mickey Mouse, peut-être sa création la plus insolite. «Les gens ont d’abord cru que je me moquais d’eux», a expliqué Gérald Genta devant des journalistes. La souris de Walt Disney a elle aussi été récemment ressortie des tiroirs pour relancer la marque Gérald Genta. Et le succès de la montre ludique, on s’en doute, a été retentissant. Antoine Pin, chef de la division horlogère de Bulgari, qui a dirigé le projet, s’en est étonné: «D’habitude, les critiques ne se font pas attendre. Mais dans ce cas, il n’y en a pas eu.»
Bien sûr, cela a un rapport avec la célèbre souris sur le cadran. Mais c’est surtout grâce à un homme: Gérald Genta.
1931
Gérald Charles Genta est né le 1er mai 1931 à Genève, d’une mère suisse et d’un père d’origine piémontaise.
1972
Audemars Piguet présente la Royal Oak à Bâle. Gérald Genta a conçu cette montre mythique en quelques heures seulement.
1980
Il obtient une licence The Walt Disney Company et produit des montres à l’effigie des personnages de la firme dans une série limitée.