L’avenir pour les machines de nettoyage Cleanfix s’annonce radieux, Sam Cherian en est convaincu. L’entrepreneur nous reçoit dans sa nouvelle usine, inaugurée il y a un an à peine, en pleine campagne, à 25 kilomètres de la ville historique de Mysore. La société fondée avec son partenaire suisse, la PME Cleanfix, basée à Henau, dans le canton de Saint-Gall, a déjà signé d’importants mandats avec les filiales d’IBM et d’Ikea, ainsi qu’avec la plupart des sociétés du groupe Tata, l’immense conglomérat basé à Bombay qui domine l’économie indienne de la tête et des épaules.
Sam Cherian rêve aussi des perspectives offertes par le nouvel aéroport de Noida, situé à une trentaine de kilomètres de New Delhi, qui entrera en service en 2024. A l’issue de sa quatrième phase de construction, il devrait être le plus grand d’Asie avec quelque 70 millions de passagers par année. Ça tombe bien. Outre la qualité helvétique des produits Cleanfix, Sam Cherian peut se reposer sur un réseau de contacts privilégiés.
Le maître d’ouvrage et propriétaire de ce méga-projet d’infrastructure n’est autre que l’aéroport de Zurich, qui va y investir quelque 750 millions de francs. Les Suisses ont signé avec le gouvernement de l’Etat d’Uttar Pradesh une concession de quarante ans pour son exploitation. Cet engagement des Zurichois est une suite logique de son rôle central comme investisseur, bâtisseur et opérateur de l’aéroport hyper-moderne de Bangalore dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP), révolutionnaire à l’époque et qui lui a permis de réaliser une coquette plus-value au moment de la revente de ses actions en 2017.
Sam Cherian n’est pas le seul que le pharaonique aéroport de Noida fait saliver. Autre entreprise suisse, Geberit, connue pour ses installations sanitaires, en fournira le système de récupération des eaux installé sur les toits de l’aéroport. Ce sont quelque 150 000 mètres carrés qu’il faudra équiper à terme. Une technologie unique et la qualité suisse lui ont permis de justifier des prix plus élevés que la concurrence. L’explosion du trafic aérien et la construction en série d’aéroports illustre la vitalité de l’économie indienne. En septembre, lors du dernier sommet du G20 à New Delhi, le gouvernement Modi a répété les quelques données macros qui rendent palpable le miracle indien: une croissance projetée de 6,3% pour 2023 et 2024, une courbe démographique imbattable (la moitié des Indiens ont moins de 28 ans). Et une classe moyenne de 300 millions d’individus.
On peut débattre de ces ordres de grandeur et des statistiques parfois opaques utilisées par le pouvoir, le mouvement de fond n’en est pas moins perceptible à l’œil nu. «Entrer sur le marché indien ne se fait pas sans effort et du jour au lendemain, nous explique Satish Rao, le président de la Swiss-Indian Chamber of Commerce (SICC) et directeur général de Firmenich India jusqu’à la fin de 2022. Il faut s’armer de patience. Mais l’entreprise qui ne tente pas l’aventure dans les cinq prochaines années va manquer le train et se priver d’opportunités historiques.»
Ce n’est pas la première fois que l’Inde se présente comme un eldorado. Dans les années 1990, Rajiv Gandhi avait entamé un mouvement de libéralisation de l’économie qui devait sortir le pays de la pauvreté. La machine s’est grippée alors même que la Chine s’envolait. C’est précisément le retard pris sur le voisin qui nourrit aujourd’hui l’argumentation des zélateurs de l’Inde: le besoin de rattrapage est immense. A condition bien sûr de sortir de leur condition les 160 millions d’Indiens vivant nettement au-dessous du seuil de pauvreté. Potentiellement une bombe sociale à retardement.
Un pays à la fois prospère et sujet aux inégalités
Le trajet de l’aéroport de Bombay au centre-ville rappelle d’emblée les inégalités qui, en Inde, continuent de battre tous les records. En partie parce qu’elles restent ancrées dans un système de castes encore et toujours vivace. D’un côté le bidonville de Dharavi, le plus grand d’Asie. De l’autre, à Cumballa Hill, la maison de Mukesh Ambani, le fondateur du groupe Reliance Industries, l’homme le plus riche du pays. Dessinée par les architectes américains Perkins & Will, 27 étages, d’une hauteur de 173 mètres, équipée de trois héliports et de garages pour 168 voitures, elle passe pour être la demeure individuelle la plus chère du monde – entre 1 et 2 milliards de dollars, selon les estimations. Commentaire du légendaire Ratan Tata, l’ancien président du groupe homonyme, au moment de son inauguration: «C’est ce manque d’empathie qui finit par provoquer des révolutions.» L’Inde, un pays-continent fragmenté qui compte plus d’Etats que l’Union européenne, reste néanmoins rétif aux généralisations. Ceux du Sud, comme le Kerala ou le Karnataka, s’avèrent spectaculairement plus prospères que la plupart des Etats du Nord et enregistrent des taux de fécondité… quasi européens. Les conditions faites aux investisseurs étrangers varient selon les juridictions. Mais le vaste mouvement de désenclavement des régions et des villes de deuxième, de troisième, voire de quatrième importance semble induire une meilleure répartition de la croissance économique et de la création d’emplois. Pour ceux qui cherchent fortune, l’exode vers les mégapoles Bombay, New Delhi, Bangalore ou Calcutta n’est plus forcément impératif.
Le développement des infrastructures, préalable indispensable à l’industrialisation du pays, se poursuit en effet à un rythme effréné et selon des méthodes autoritaires parfois comparables à celles du gouvernement chinois. «Jusqu’à récemment, il nous fallait plus de six heures pour acheminer nos marchandises jusqu’au port de Bombay, distant d’à peine 35 kilomètres», raconte Ashwani Keswani, le directeur d’Oetiker India, la succursale du groupe zurichois qui fabrique des composants pour l’industrie automobile. Le temps nécessaire au transport des marchandises comme aux formalités douanières a été divisé par deux.
L’Inde ambitionne certes de rivaliser avec la Chine et de se positionner comme un hub industriel incontournable. Mais, contrairement à son grand voisin qui, en tant qu’«usine du monde», a longtemps négligé le développement de son marché intérieur, elle y attache au moins autant d’importance qu’aux exportations. «L’Inde est pauvre, mais les Indiens sont riches», nous a-t-on souvent répété. Ils sont surtout très exigeants et difficiles à cerner. Qu’on parle d’automobiles, de produits alimentaires ou de smartphones, le succès passe par la prise en compte des particularités du marché. Ou plutôt de la multitude des marchés indiens. Les céréales Kellogg’s, par exemple, ont fait un gigantesque flop en voulant imposer des produits qui ne correspondent pas aux habitudes alimentaires indiennes. Le groupe Tata, pourtant l’alpha et l’oméga de l’économie indienne, s’est planté avec sa Nano. Surnommé la «voiture de l’homme pauvre», ce véhicule vendu 1500 francs avait pour ambition de démocratiser l’accès aux automobiles. Raté! «Les Indiens sont très sensibles aux prix, mais ils ne sont pas cheap», précise encore Abubaker Koya, le patron de Geberit India.
«Les Indiens sont très sensibles aux prix mais ils ne sont pas cheap.»
Abubaker Koya Responsable de Geberit India
Marché de la construction en plein boom
Le fleuron suisse des installations sanitaires semble, lui, avoir fait tout juste et profite d’un marché de la construction qui explose. «Geberit a la réputation d’être le plombier des gratte-ciels. Nous avons équipé plus de 100 tours de plus de 40 étages à Bombay», poursuit Abubaker Koya. Principalement en chasses d’eau produites dans son usine de Pune. La clé du succès? Il y a une douzaine d’années, Geberit a développé des produits spécialement conçus pour le marché indien, plus simples dans leur conception et donc moins chers, mais fonctionnellement aussi efficaces et respectueux de l’environnement. L’entreprise a mis en place un système de formation à la suisse, les Plumbers Labs, dans un pays où règne encore une grave pénurie de plombiers. «Vous trouverez en revanche des ingénieurs de talent en abondance», souligne Abubaker Koya. Les produits made in India pour le marché indien ont été dessinés par une équipe suisse en collaboration avec des ingénieurs indiens. Pour la plupart des entreprises rencontrées, les coûts de développement d’un produit sont au moins quatre ou cinq fois inférieurs aux tarifs suisses.
Présent à Pune depuis une vingtaine d’années, le groupe vaudois Bobst a lui aussi énormément investi dans un système d’apprentissage à la mode helvétique pour garantir la qualité de la production, de l’installation et du service après-vente. Largement automatisées, ses usines indiennes ne se distinguent en rien de celle de Mex (VD). C’est ici que certains modèles de machines sont produits pour le monde entier. Y compris pour le marché suisse. Pour l’heure, l’exportation ne représente qu’un cinquième à peine de la production de Bobst India, nous explique Upendra Deglurkar, son directeur depuis onze ans. L’usine emploie quelque 450 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 50 millions de francs. Une extension de 16 000 mètres carrés est prévue ainsi que le recrutement de quelque 80 nouveaux collaborateurs. «Si vous me posez la question, je vous répondrai: oui, nous passons par une belle phase de croissance et Pune est devenu un hub industriel important pour le groupe Bobst», conclut Upendra Deglurkar.
La transition énergétique est l’une des autres priorités du gouvernement Modi. Villes engorgées, pollution de l’air, production d’électricité encore dépendante à 75% du charbon… il y a urgence à décarboner l’économie et à électrifier transports publics et mobilité individuelle. De nombreuses entreprises suisses sont bien placées pour profiter de la tendance. Celles qui, comme ABB, sont implantées dans le pays depuis longtemps. Mais aussi les nouveaux venus. Ainsi le groupe Hess, qui fabrique les bus électriques bien connus des usagers suisses et notamment le fameux TOSA à recharge rapide lancé avec les Transports publics genevois (TPG). L’entreprise soleuroise a créé l’an passé la succursale indienne Hess Green Mobility et son responsable, Kishore Gattu, sillonne sans répit tout le pays. «Nous sommes encore dans une phase exploratoire», explique-t-il. La règle numéro un en Inde consiste à ne pas brûler les étapes et à soigneusement configurer ses offres. L’entrée sur le marché indien peut aussi prendre la forme d’un simple contrat de licence, comme celui signé par la PME saint-galloise Esave, spécialiste des systèmes d’éclairage public intelligents, avec la société Panitek Power créée par Pankaj Agarwal, un serial entrepreneur à cheval entre New Delhi et Zurich. Cet ancien de l’EPFL, où il a complété son travail postdoc sur les piles à combustible, ne doute pas que l’Inde est bien partie pour rattraper la Chine, même s’il faut pour ce faire compter une bonne vingtaine d’années. «Dans les cleantechs et les énergies renouvelables, les sociétés européennes sont clairement à la pointe.
«La Suisse a une incroyable carte à jouer en matière de durabilité en Inde.»
Pankaj Agarwal Fondateur de Panitek Power
De manière plus générale, la Suisse a une carte incroyable à jouer en matière de durabilité dans un pays comme l’Inde.» Autre exemple, l’entreprise DSS +, basée à Versoix et implantée à Bangalore, offre des services de conseil en gestion des risques, mais aussi en traitement des déchets industriels, notamment électroniques, une activité développée il y a quinzaine d’années déjà par la société Sofies rachetée depuis. «Un voyage en Suisse reste le rêve de beaucoup d’Indiens», explique Satish Rao, le président de la SICC, qui souligne le rôle cardinal du cinéma bollywoodien dans la constitution de cet incroyable capital image. Et d’ajouter: «En revanche, nous n’avons pas été très bons pour vendre la Suisse comme championne de l’innovation alors même qu’elle se place systématiquement en tête des classements en la matière.» Son explication? La majorité des entreprises, dont beaucoup de PME, opèrent dans des secteurs B2B: les machines-outils, la microtechnique, la production de composants de haute précision… «Mais l’Inde ne peut simplement pas se passer des technologies suisses pour négocier le prochain stade de son développement, notre priorité est désormais de le faire savoir.»
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