C’est sans doute l’expérience scientifique la plus importante depuis le lancement de la Station spatiale internationale.» C’est ainsi qu’Yves Martin qualifie la tâche sur laquelle il travaille aux côtés d’une équipe de 200 personnes au Swiss Plasma Center, sur le campus de l’EPFL: la maîtrise de la fusion nucléaire, découverte en 1920 par l’astrophysicien britannique Arthur Eddington. Le parallèle avec l’espace est des plus pertinents puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de reproduire sur Terre les réactions nucléaires ayant lieu dans les étoiles.

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On annonce que les premières centrales à fusion pourraient être opérationnelles dès la seconde moitié de ce siècle. Où en sommes-nous à l’heure actuelle?

L’objectif central est de produire davantage d’énergie que ce qui est consommé. A la fin de l’année dernière, des scientifiques du Joint European Torus (JET), l’un des plus grands réacteurs à fusion du monde, ont réussi à produire en Angleterre la plus importante quantité d’énergie jamais obtenue par fusion nucléaire. Ils ont atteint 69 mégajoules dans une décharge de six secondes.

En quoi consiste exactement la fusion nucléaire et comment peut-on en tirer de l’énergie?

Il existe deux grandes branches. D’un côté, on trouve la fusion magnétique telle que nous la développons au Swiss Plasma Center au sein de notre tokamak (une machine expérimentale conçue pour exploiter l’énergie de la fusion, ndlr), où l’on maintient le plasma à très haute température dans un anneau. L’autre filière est la fusion inertielle. Elle utilise des lasers qui irradient de petites pastilles. Ce système a des applications militaires, ce qui n’est pas le cas de la fusion magnétique. Il s’agit de prendre un atome de deutérium et un de tritium, qui sont des isotopes de l’hydrogène, puis de les assembler, ce qui produit de l’énergie, comme dans les étoiles, car la masse des particules finales, l’hélium et un neutron, est plus légère que celle des deux particules de départ. Par la suite, cette énergie peut être utilisée pour produire de l’électricité. Dans le cas de la fission, le processus est différent: on prend de gros atomes, de type uranium, que l’on casse en morceaux plus petits.

Quelles sont les principales difficultés?

Dans les étoiles, tout tient ensemble grâce à la force de gravitation. Sur Terre, on doit trouver d’autres astuces afin de confiner les particules portées à une température très élevée, de l’ordre de 150 millions de degrés, nécessaire pour qu’elles puissent fusionner. Le fait qu’un gaz chauffé passe à l’état de plasma nous permet alors d’utiliser des champs magnétiques pour le confiner. La machine appelée tokamak a une forme d’anneau, dans laquelle le plasma est donc maintenu par des champs magnétiques fermés sur eux-mêmes. Par ailleurs, pour atteindre l’objectif d’une fusion rentable, il faut que l’énergie injectée reste bien à l’intérieur de l’installation. Par conséquent, la taille de la machine joue un rôle très important. Le défi est énorme, mais le potentiel l’est également. Actuellement, c’est l’un des plus grands projets de l’humanité. En termes de complexité, nous sommes au même niveau que le CERN.

Qu’en est-il des avantages et des perspectives en termes d’efficience énergétique?

La fusion réunit tous les bons paramètres d’une source d’énergie. Elle est abondante, sûre et respectueuse de l’environnement. On utilise très peu de combustible et aucune réaction en chaîne n’est possible. En ce qui concerne les perspectives, pour vous donner un ordre d’idée, avec l’équivalent du lithium que l’on trouve dans une batterie AA et le deutérium extrait d’une vingtaine de litres d’eau, on peut produire autant d’énergie qu’en brûlant 50 barils de pétrole.

Et qu’en est-il de l’élimination des déchets?

Ce qui sort du réacteur est de l’hélium. Sans plaisanterie, on pourrait gonfler des ballons pour les enfants à la sortie d’une centrale. Par contre, lorsque les neutrons quittent le plasma suite à la réaction, ils partent avec une énergie énorme. Lorsqu’ils entrent dans la paroi interne de l’installation, appelée couverture, qui va tapisser la chambre dans laquelle se trouve le plasma, ils activent les éléments de celle-ci. Ces morceaux de structure rendus radioactifs devront être conservés une centaine d’années dans des entrepôts. Avec l’uranium, c’est beaucoup plus long et potentiellement dangereux.

Quel pourrait être le prix de l’électricité provenant d’une telle source d’énergie?

Le prix de l’électricité serait équivalent à celui des énergies renouvelables à leurs débuts. Les tarifs seraient donc rapidement compétitifs. Je parle du juste prix, c’est-à-dire sans tenir compte des subventions ou des fluctuations des cours.

Que peut-on dire des coûts d’un tel projet?

Le projet ITER, qui est la plus grosse machine à fusion jamais élaborée et qui est actuellement en train d’être construite dans le sud de la France, devrait coûter entre 20 et 25 milliards de francs sur une vingtaine d’années. Cela revient à 1 ou 2 francs par an et par personne dans chaque pays concerné. Evidemment, ce sont des chiffres importants pour une installation scientifique du domaine public, mais cela reste négligeable par rapport à la recherche en énergie dans son ensemble et à ce que certaines entreprises dépensent pour aller chercher du gaz de schiste, par exemple.

Y a-t-il des entreprises privées actives dans ce domaine?

Oui, cela s’est passablement développé dernièrement. On dénombre beaucoup de start-up. Bien sûr, comme il s’agit d’initiatives privées, elles sont plus discrètes sur leurs résultats. La plus sérieuse est un spin-off du MIT, à Boston, qui a réussi à lever 2 milliards de dollars, avec comme important partenaire la compagnie pétrolière Eni. Toutefois, il faut faire très attention au rapport entre l’énergie produite et l’énergie injectée. Si, au final, il y a un peu plus d’énergie produite que consommée, c’est très bon pour la com, mais cela ne sert à rien en termes de production d’électricité.

Quelles sont les prochaines étapes?

L’installation ITER, fruit d’une collaboration à l’échelle mondiale, devrait prouver la faisabilité scientifique et technologique de la fusion, en produisant des plasmas ayant une puissance équivalente à dix fois la puissance injectée. Cela permettrait que le plasma soit en grande partie autochauffé. Si tout se passe bien, l’exploitation à pleine puissance devrait débuter en 2035. Ensuite, l’idée est de construire d’autres installations. En Europe, nous visons une machine opérationnelle en 2045. Il s’agirait d’un prototype de réacteur qui devrait prouver, cette fois-ci, la faisabilité commerciale de la fusion.