Le commerce de détail fait face à des loyers exorbitants pratiqués dans les centres-villes. Les propriétaires préfèrent laisser des locaux vides plutôt que de baisser les prix de peur de ne jamais pouvoir remonter les loyers ensuite. Ne faudrait-il pas imposer des taxes dans ce cas de figure?
La réalité, c’est que les bailleurs ont effectivement des exigences de prix de plus en plus élevées pour les enseignes. Et du moment que l’on est dans le domaine public, il y a forcément une certaine liberté de commercer, y compris dans la location de surface. Même si d’un point de vue général, je ne suis pas favorable aux taxes, la solution d’un impôt sur les locaux vacants pourrait être intéressante. Ce prélèvement pourrait être une incitation à louer à un prix acceptable plutôt que de privilégier le prix le plus élevé, quitte à tolérer un temps d’attente qui est effectivement très long aujourd’hui.
Est-ce qu’il y a un grand écart entre les prix réclamés pour les surfaces commerciales entre l’Arc lémanique et le reste de la Suisse romande?
Cette tendance à vouloir faire payer aux commerçants les prix les plus élevés se retrouve partout. On a des lieux attractifs dans toute la Suisse avec des centres commerciaux qui ont toute latitude pour appliquer des loyers forts. Donc ce n’est pas un problème lémanique. C’est un problème lié au fait que les propriétaires attendent des rentabilités de plus en plus fortes sur les locaux. En Suisse, on a 200 centres commerciaux de plus de 5000 m2. Tout le monde veut être dans les 30 centres commerciaux les plus performants de Suisse. Et puis on a une multitude de petits centres commerciaux, qui intéressent beaucoup moins les grandes enseignes et dont les vitrines restent facilement vides.
Et est-ce que justement au sommet de cette échelle, dans les premiums, on trouve quand même des locaux restés vacants en raison des prix demandés?
Oui, on peut, parce que les propriétaires des surfaces ne jugent pas sur le chiffre d’affaires de l’année, mais sur le prix moyen au mètre carré. Les détenteurs de l’immobilier sont en effet beaucoup de grosses entreprises de l’assurance et de la finance qui cherchent à assurer un fort niveau de rentabilité. Pour celles-ci, avoir un local vide pendant quelques mois n’est pas un problème vu la multitude de locaux qu’elles ont dans leur portefeuille. Les gestionnaires sont évalués, non pas sur le chiffre d’affaires et le taux d’occupation, mais sur le prix moyen des surfaces. Les vitrines vides en sont la conséquence.
En ce qui concerne le commerce lui-même, les petits détaillants n’auraient-ils pas intérêt à se regrouper dans des centrales d’achat pour obtenir de meilleurs prix?
Par nature, les commerçants sont indépendants et, en règle générale, ils n’ont pas envie de mener leurs affaires tous ensemble. Pourtant, sur les achats généraux, ce qui concerne tous les commerçants, un groupement aurait une puissance énorme. Imaginez que 80% des commerces d’une ville en Suisse achètent le même logiciel comptable ou la même prestation d’une agence. Ce serait quelque chose de puissant. Donc tout est à faire dans ce domaine, notamment avec des groupements d’achat. Il y a là un énorme potentiel de synergie.
L’arrivée en Suisse de l’application chinoise Temu, au marketing très agressif et aux prix défiant toute concurrence, amplifie-t-elle encore les menaces qui pèsent sur le commerce local?
Pour moi, ce n’est pas réellement une nouvelle donnée. L’argument du prix a toujours constitué un argument fondamental. Pensez à Migros. Il y a cent ans, le géant orange est arrivé sur le marché en disant: «Je suis 20 à 30% moins cher sur les quelques produits que je vends.» Le commerce a toujours fonctionné comme ça. Aujourd’hui, Temu s’affranchit sans aucun doute d’un certain nombre de règles, tout en profitant de coûts de transport très favorables et en affichant des prix directs à la sortie des usines chinoises. Les prix sont donc très attractifs et les consommateurs y sont sensibles. Ces conditions créent des distorsions sur le marché. Vous connaissez le dicton: «Les promotions: les pauvres en ont besoin, les riches en raffolent.» Cette maxime est toujours valable aujourd’hui; quand vous avez du pouvoir d’achat, vous l’exercez. Quand vous n’en avez pas, vous cherchez les bonnes affaires. Donc dans les deux cas, ça intéresse tout le monde.
Comment les commerces peuvent-ils résister à la concurrence d’internet, alors qu’ils sont contraints de réduire leur assortiment pour contenir leurs frais?
Aujourd’hui en Suisse, contre l’e-commerce et contre le tourisme d’achat, on ne peut pas se battre sur le prix. Mais on peut agir sur deux choses. D’abord la personnalité de votre enseigne et de votre assortiment, donc le choix que vous faites de proposer tel produit ou tel autre. Et puis, deuxièmement, l’expérience humaine. Une responsable d’une boutique de luxe à Genève me disait: «Nous, nos clientes, elles peuvent prendre un avion puis aller acheter notre produit n’importe où dans le monde, que ce soit à Dubaï ou à New York. Notre challenge, c’est de les faire venir nous voir, nous.» C’est le challenge de tous les commerçants de faire que ce soit eux que les clients aient envie de contacter pour acheter un produit également disponible en ligne. Cela se joue sur les éléments du positionnement de l’enseigne, y compris ses valeurs, son respect d’un certain nombre de critères, etc. C’est à eux de mettre en avant une identité forte.
A Lausanne, le groupe Mobimo signe une réussite commerciale exemplaire avec le quartier du Flon. Selon vous, quelle est la leçon principale qu’il faut tirer de cette expérience, dont il faut souligner qu’elle a été réalisée par une entreprise privée, épargnée par les échéances démocratiques?
Deux choses simples. La première, c’est qu’il faut être un peu têtu parce que le Flon ne s’est pas fait en un jour. C’est le résultat d’une vision à long terme, en tout cas sur l’aménagement urbain et l’architecture commerciale. Cette ligne a pu être maintenue par un propriétaire privé qui n’a pas eu à flatter l’électorat. Et puis le deuxième élément, celui qui fait vivre le commerce, c’est la possibilité de flâner dans des lieux attractifs. C’est le cas dans ce quartier, avec toutes ces terrasses et ces enseignes branchées qui s’ajoutent à l’architecture et à l’accessibilité. Il faut sortir du lot.
La disparition des commerces traditionnels appauvrit la diversité des centres, qui regroupent tous les mêmes labels internationaux, et pèse sur leur attractivité. Pensez-vous que ce processus est réversible?
Les métiers de bouche constituent un contre-exemple. Les boucheries, les traiteurs, les torréfacteurs sont en plein boom. La France est très dynamique dans ce domaine avec, par exemple, les halles alimentaires Biltoki à mi-chemin entre des halles marchandes et des halles gourmandes. Il s’agit d’une entreprise du sud-ouest qui gère des halles de centre-ville avec des commerces locaux. C’est la preuve que, justement, le commerce local traditionnel a sa place. Peut-être pas dans le secteur du textile, dont on sait que les gagnants sont des groupes internationaux capables d’acheter directement en Asie. Mais c’est possible dans des domaines comme les commerces de bouche, la décoration de la maison et d’autres spécialités. Il y a encore beaucoup de secteurs traditionnels qui peuvent y trouver leur place. Mais, de nouveau, il faut qu’il y ait des lieux qui les valorisent.