Après une année 2023 marquée par un montant d’exportations historique de 25,5 milliards de francs, l’industrie horlogère est aujourd’hui confrontée à des vents contraires. Ainsi, les données compilées par la Fédération horlogère (FH) indiquent un recul global des exportations de 2,6% sur les dix premiers mois de 2024, en comparaison annuelle.
Cette baisse masque cependant des disparités importantes entre les segments. Les montres haut de gamme, qui représentent près de 77% de la valeur des exportations mais seulement 12% en volume, ont continué leur progression (+1,7% sur une année). A l’inverse, le segment milieu de gamme, soit les montres d’un prix export allant de 500 à 3000 francs (à multiplier par 2,5 pour le prix de vente final), accuse une chute spectaculaire de 21% en comparaison annuelle.
«Le milieu de gamme, qui s’avère crucial pour le volume des exportations, est aujourd’hui étouffé par les difficultés de la classe moyenne chinoise, touchée par une crise immobilière, une hausse du chômage et un climat économique dégradé, explique Jean-Philippe Bertschy, spécialiste de l’industrie horlogère au sein de la banque Vontobel. Pour dépenser, il faut un «feel-good factor» qui n’est tout simplement plus présent en ce moment chez ces acheteurs.»
Parallèlement, l’entrée de gamme (prix export au-dessous de 500 francs) montre une résilience limitée, grâce notamment à des succès ponctuels comme la MoonSwatch, remarque l’expert. «Mais le segment a également vu ses volumes diminuer dans un contexte où une partie des consommateurs privilégient des dépenses jugées moins futiles.»
Dans le détail, les marchés asiatiques, jusqu’à peu moteurs de croissance, enregistrent des baisses particulièrement marquées: -38,8% en Chine et -14,8% à Hong Kong, sur une année. Une situation qui contraste avec celle des Etats-Unis, redevenus le premier marché mondial pour les montres suisses, avec 16% des exportations totales et une croissance de 11,3%.
Cependant, cette dépendance accrue au marché américain comporte également des risques. «Une guerre commerciale ou des taxes douanières pourraient fragiliser davantage l’industrie, remarque Serge Maillard, éditeur de la revue horlogère Europa Star. Dans le cas où le protectionnisme américain devrait s’accentuer, le segment milieu de gamme serait le plus touché, car une hausse de prix de 10% affecte beaucoup plus ces clients qu’un acheteur de modèles premium.»
Phénomène de polarisation
Pour faire face à cette conjoncture compliquée, les grandes marques continuent d’ajuster leurs stratégies. Rolex a pris la décision de racheter l’enseigne Bucherer en 2023, renforçant ainsi son contrôle sur la distribution. D’autres, comme Audemars Piguet et Patek Philippe, ont réduit leur réseau de détaillants pour privilégier des boutiques en propre. Des mouvements qui visent à garantir une expérience client homogène et à limiter les fluctuations des ventes en gros.
Les données disponibles soulignent là aussi des contrastes marqués entre les différentes entreprises. Selon un rapport sectoriel publié il y a quelques mois par Vontobel, Hermès a enregistré une croissance de près de 204% depuis 2019, tandis que Swatch Group, considéré comme un baromètre de l’industrie suisse, affiche une progression de 6%.
Le groupe suisse a vu la valeur de son action reculer de -28% cette année, là où la valeur d’Hermès et de Richemont a progressé respectivement de 19% et de 17%. «Les marques qui ont investi dans leur distribution et leur storytelling vont continuer à dominer le marché et à se renforcer, souligne l’analyste Jean-Philippe Bertschy. Celles qui dépendent encore fortement des canaux traditionnels souffrent davantage.»
Le ralentissement des ventes exerce une pression accrue sur les sous-traitants, souvent considérés comme la «valve de décompression» de l’industrie. «Beaucoup de sous-traitants ont investi massivement ces dernières années pour répondre à la demande en hausse des grandes marques, mais avec la baisse des commandes, certains se retrouvent en grande difficulté, détaille Serge Maillard. Les sous-traitants spécialisés dans les composants milieu de gamme sont particulièrement vulnérables. «Une poursuite de la consolidation du secteur semble inévitable, avec des opérations de rachats et de restructurations.»
Opportunités et perspectives
Malgré ce tableau contrasté, des opportunités subsistent. Les marchés émergents, notamment l’Inde et l’Asie du Sud-Est, sont considérés comme des relais de croissance potentiels. Mais leur développement reste incertain. «L’Inde, bien qu’étant désormais le pays le plus peuplé du monde, ne possède pas encore une culture horlogère comparable à celle de son voisin chinois, estime Serge Maillard. Le travail de sensibilisation et d’éducation sera long.»
Par ailleurs, l’innovation reste un levier clé. Les collaborations créatives, à l’instar de la MoonSwatch, ou les nouvelles collections premium renforcent la pertinence des montres suisses. Le marché secondaire, bien qu’en légère baisse, continue de consolider l’idée des montres comme investissement durable.
«L’industrie horlogère est passée par des crises existentielles, comme celle du quartz, mais la montre suisse a désormais un statut culturel et symbolique qui lui assure une certaine résilience, estime Serge Maillard. Ce qu’on observe, c’est la dissipation des années covid. Il y a eu une période extraordinaire, que l’on ne connaît qu’une fois par génération, et maintenant c’est un peu l’effet gueule de bois d’un lendemain de fête, le retour à un marché plus rationnel.»
«Je n’attends pas de miracles pour l’année prochaine, mais le consommateur chinois s’avère très résilient, complète Jean-Philippe Bertschy, de Vontobel. Dès lors que l’économie chinoise repart à la hausse, on peut imaginer avoir un rebond des exportations sur la deuxième partie de l’année.»
Dubois Dépraz, vallée de Joux (VD): Résilience et savoir-faire horloger
L’an dernier, ce sous-traitant a réalisé l’un de ses meilleurs exercices. En 2025, le recul des commandes est pour l’instant moins marqué qu’anticipé.
Malgré une conjoncture difficile pour l’horlogerie suisse, Dubois Dépraz, sous-traitant historique de la vallée de Joux, affiche une résilience remarquable. L’an dernier, l’entreprise a réalisé l’un de ses meilleurs exercices. Bien que les commandes pour 2025 soient en baisse, le recul est pour l’instant moins marqué qu’anticipé. «Nous avons la chance de collaborer avec des marques de tout premier rang, ce qui assure une certaine stabilité à notre activité malgré les fluctuations actuelles du marché», explique Pierre Dubois, membre du conseil d’administration et CEO de l’entreprise jusqu’en juillet dernier.
Dubois Dépraz peut s’appuyer sur trois axes: la fabrication de mécanismes additionnels, le développement de composants, ainsi que des développements sur mesure. S’y est ajoutée la conception de mouvements haut de gamme. L’un de leurs récents partenariats a ainsi vu une marque cliente lancer un mouvement entièrement développé et assemblé dans leurs ateliers. «La marque a tenu à nous citer dans leur communication à l’occasion du lancement de ce produit, précise Raphaël Ackermann, le nouveau directeur général de Dubois Dépraz. C’est valorisant de voir nos équipes mises en lumière pour leur savoir-faire et cela renforce notre image de prestataire capable de maîtriser l’ensemble du processus de fabrication.»
Forte de 400 collaborateurs l’an dernier, Dubois Dépraz a jusqu’à présent évité des ajustements de personnel. Seules quelques missions temporaires ont été suspendues, tandis que les effectifs à durée indéterminée sont restés stables. «Nous conservons une optique positive et voulons traverser cette période sans toucher à la base de nos effectifs.»
Dans un secteur dominé par de grands groupes, l’indépendance de Dubois Dépraz demeure un pilier essentiel de sa stratégie. «C’est l’une de nos forces, les clients apprécient cette neutralité et cette flexibilité», déclare Raphaël Ackermann.
Almec, Collombey-Muraz (VS): Entre succès record et incertitudes économiques
La société, qui emploie cinq personnes, fabrique des composants de machines, tels que des coulisses, des chariots ou des blocs broches.
«En 2023, nous avons enregistré des performances record. L’année suivante, les commandes ont plongé au plus bas depuis des années. On n’avait jamais vu un tel contraste entre deux exercices successifs.» Henri-Philippe Granger est le fondateur et directeur d’Almec, qui emploie cinq personnes à Collombey-Muraz (VS). L’entreprise fabrique divers composants de machines industrielles. Conçues et fabriquées sur place, ces pièces sont produites en séries limitées à quelques unités, principalement destinées à l’industrie horlogère. Cette spécialisation a permis à la société de maintenir un portefeuille de clients solide et d’assurer une croissance constante depuis sa création en 2006 jusqu’à la crise du covid. «L’industrie suisse de haute précision a encore besoin de pièces sur mesure avec des lots de petite taille. Il est rare que nos concurrentes, dont la production est hautement automatisée, prennent en charge ce type de commandes.»
Mais avec la baisse de la demande, Almec s’est retrouvée en sous-régime en 2024. L’ensemble du temps de travail a été réduit. Début 2025, les perspectives restent incertaines. «On le ressent lorsqu’on consulte nos partenaires. A l’été 2024, tout le monde parlait d’une reprise d’ici à la mi-2025. Aujourd’hui, on en est beaucoup moins sûrs.» Dans ce climat morose, Almec a dû consentir à des ajustements commerciaux pour assurer ses ventes. «Nous avons accepté des paiements en euros, échelonné les livraisons et accordé des remises commerciales ponctuelles.» A court terme, l’entreprise n’exclut pas de se reporter temporairement sur d’autres activités d’usinage moins spécifiques, la conception par ordinateur ou le conseil en usinage. «Ces solutions resteront temporaires. J’ai toujours gardé la même vision pour Almec, à savoir l’usinage en petite série et un haut degré de travail humain. Si l’évolution de notre secteur ne nous permettait plus d’exister sous cette forme, alors cela ne correspondrait plus à mes aspirations professionnelles.»
Roventa-Henex, Tavannes (BE): Stabilité et défis dans un marché globalisé
L’entreprise est active dans la conception et la fabrication de montres «Swiss made» pour une trentaine de marques horlogères.
A Tavannes (BE), l’entreprise Roventa-Henex travaille sur des projets de conception et de fabrication de montres «Swiss made» pour une trentaine de marques horlogères en Suisse et à l’étranger. Avec son effectif de plus de 90 employés, la PME a enregistré des résultats stables en 2024. «Nos performances dépendent du succès commercial de nos clients, c’est pourquoi nous sélectionnons uniquement les projets dont le modèle d’affaires nous paraît durable», explique Jérôme Biard, son directeur. Actuellement, la clientèle de Roventa-Henex est peu présente sur le marché chinois. Elle est surtout bien implantée en Europe, aux Etats-Unis, au Japon et en Asie du Sud-Est. Des marchés qui se sont relativement bien portés jusqu’ici. L’investiture de Donald Trump et la perspective de mesures protectionnistes ne risquent-elles pas de brider le dynamisme des exportations vers les Etats-Unis? «On peut s’en inquiéter. Mais à ce jour, les perspectives restent relativement bonnes.»
Pour cette entreprise du Jura bernois, c’est surtout l’approvisionnement qui se complique. «Beaucoup de clients demandent à travailler sur des séries courtes.» Or certains sous-traitants ne sont pas en mesure de traiter les commandes de petits volumes. «Nous devons alors commander des volumes plus importants en veillant à ce qu’ils couvrent plusieurs petites séries. Cela demande une planification méticuleuse.» En outre, malgré des volumes moins importants à traiter, Roventa-Henex continue de sous-traiter des opérations d’assemblage à un partenaire menacé par la conjoncture. Conséquence: l’entreprise fonctionne actuellement en surcapacité. «Cette décision nous a obligés à suspendre 10% de nos effectifs en janvier et février.» Geste généreux ou calcul stratégique? «Les deux: il s’agit non seulement de tendre la main à un partenaire de longue date, mais aussi d’assurer la pérennité de notre chaîne d’approvisionnement.»
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