Nikki Böhler, 29 ans
CEO opendata.ch, Zurich
«Je suis une entrepreneuse sociale numérique», explique Nikki Böhler, qui dirige l’association Opendata.ch. Déjà pendant ses études d’économie à l’Université de Saint-Gall, elle s’était engagée en faveur de l’entrepreneuriat social et des entreprises responsables. Son objectif est clair: «Nous voulons un degré de numérisation égal pour l’ensemble de la société. Nous n’avons pas seulement besoin d’open data et de codes sources, mais aussi d’une société informée et engagée.» C’est à cela que travaille Opendata.ch. L’association, qui dispose d’un bon réseau international, est aussi la section suisse de l’Open Knowledge Foundation.
Pour que la «participation numérique», comme l’appelle Nikki Böhler, fonctionne, il faut non seulement des données ouvertes provenant du gouvernement et des autorités, mais aussi des entreprises et des fournisseurs privés. La crise du covid, en particulier, a montré que l’utilisation de ces données peut faire la différence. Mais il ne faut pas pour autant confondre les données personnelles (par exemple celles utilisées pour une application de traçage), qui doivent être particulièrement protégées, et les données non personnelles, comme le nombre de personnes vaccinées ou de cas de covid, qui ont moins besoin de protection, mais qui ont une grande valeur informative. «Nous voulons vraiment sensibiliser les gens sur ce sujet, explique Nikki Böhler. Le fait que les données soient disponibles ne permet pas de les utiliser n’importe comment ni de négliger l’impact de leur utilisation.»
Gian-Luca Bona, 64 ans
Directeur de l’Empa, Dübendorf, ZH
Il lui reste encore neuf mois. En mai 2022, après treize ans de direction de l’Empa, Gian-Luca Bona cédera son poste à son successeur. Mais d’ici là, le physicien de 64 ans a encore quelques projets. Il veut par exemple montrer comment les énergies renouvelables pourraient être utilisées pour ramener les émissions de CO2 du campus de l’Empa, à Dübendorf, à un niveau net zéro. Cette démonstration n’est d’ailleurs pas une fin en soi, mais un modèle pour des quartiers entiers de la ville, explique-t-il. A cette fin, Gian-Luca Bona veut améliorer l’utilisation des technologies numériques.
L’Empa n’est plus seulement, depuis longtemps, un centre d’essai des matériaux. L’accent est mis aujourd’hui sur le développement de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies. Et tant l’intelligence artificielle que des concepts tels que l’apprentissage automatique sont de plus en plus utilisés à cette fin. Environ un quart des chercheurs de l’Empa travaillent déjà sur la science des données. Notamment avec la création de jumeaux numériques de ces matériaux et technologies nouvellement développés, utilisés non seulement dans la recherche énergétique, mais aussi pour les implants médicaux. «Pour remplacer une articulation usée de la hanche, par exemple, l’idéal serait un implant adapté à chaque patient», explique Gian-Luca Bona. Avant l’opération, un jumeau numérique de l’articulation défectueuse serait créé à l’aide de techniques d’imagerie, puis un implant adapté au patient serait fabriqué grâce à une imprimante 3D.
Martin Bürki, 53 ans
Managing Director Ericsson Switzerland, Berne
Personne ne gère plus d’appels téléphoniques mobiles en Suisse que Martin Bürki. En tant que directeur d’Ericsson Suisse, le Bernois est responsable de l’infrastructure de téléphonie mobile de Swisscom et c’est donc par lui que passe 60% du volume d’appels et de requêtes de données, soit presque 20 millions d’appels et plus de 2 petabytes de données.«Si le réseau mobile ne fonctionne plus, une grande partie de notre vie quotidienne ne fonctionne plus non plus», note cet homme de 53 ans qui a rejoint le groupe suédois en 2008, après un passage chez Siemens. Ericsson exploite 5800 sites de téléphonie mobile en Suisse. A cela s’ajoutent 2600 «small cells», qui peuvent être de simples trous métalliques dans le sol, qui servent également d’antennes. Sans oublier le réseau central, ni les logiciels qui permettent de faire fonctionner le tout. Parmi les autres clients du groupe, on compte les CFF, l’armée et les services d’urgence, «tous ceux qui ont besoin de réseaux qui ne doivent jamais tomber en panne». Martin Bürki et ses 250 employés sont plus que jamais occupés par l’expansion de la 5G. En raison des résistances populaires, «nous ne sommes pas encore aussi avancés dans ce pays que nous le souhaiterions, explique-t-il, mais les choses se calment lentement». Parallèlement, des recherches sont déjà menées sur la 6G.
Franz Grüter, 58 ans
Président du conseil d’administration green.ch, conseiller national (UDC), Eich, LU
Lorsque les grands acteurs mondiaux stockent des données en Suisse, ils s’adressent à lui. Franz Grüter a transformé le petit fournisseur d’accès à internet Green.ch en l’un des plus importants opérateurs de centres de données. Le dernier est actuellement en cours de construction à Dielsdorf (ZH). «Nous nous sommes lancés dans cette activité en 2010 et, aujourd’hui, nous sommes le leader du marché de l’hébergement sur le cloud», explique celui qui a été le CEO de Green.ch jusqu’en 2016. Ce mécanicien routier de formation est venu à l’électronique dans les années 1980 par le biais d’une entreprise qui proposait des systèmes de paiement pour les stations-services. Mais il n’a vraiment franchi le pas qu’en 1996, avec son frère, qui avait étudié l’informatique. Franz Grüter est aussi conseiller national UDC lucernois depuis 2015. On le retrouve à la tête du groupe de travail parlementaire sur les TIC, avec Edith Graf-Litscher. De nombreux sujets liés à l’informatique se retrouvent sur son bureau, comme la question de la mise en œuvre de la carte d’identité numérique après le rejet par le peuple de la solution semi-privée qui lui avait été proposée. Ou des sujets touchant à la cybersécurité. Dès le début de 2022, Franz Grüter prendra aussi la présidence de la commission des affaires étrangères du Conseil national.
Shira Kaplan, 38 ans
Fondatrice de Cyverse et Cyverse Capital, Zurich
En matière de cybersécurité, c’est en Israël que ça se passe. Le pays est bien plus avancé que l’Europe. L’année dernière, les investissements en capital--risque dans les jeunes entreprises israéliennes de cybersécurité ont franchi la barre du milliard d’euros. Treize pour cent des investissements mondiaux. Seuls les Etats-Unis sont mieux lotis avec 5,9 milliards de dollars. Ces investissements gigantesques sont motivés par la crainte d’attaques de hackeurs russes ou de simples maîtres chanteurs sur des infrastructures critiques comme les hôpitaux ou les centrales électriques. Ou les entreprises de l’armée israélienne, dont Shira Kaplan est également issue. Cette femme de 38 ans était analyste dans l’unité 8200 de la Cyber Elite Team avant de venir en Suisse, il y a dix ans. Cette unité est considérée comme le moteur du boom technologique d’Israël. «En Israël, la sécurité numérique est une question de vie ou de mort. Si nos installations militaires ne sont pas sécurisées, alors nous n’existons plus», assure la jeune entrepreneuse.
Cyverse se positionne comme un revendeur de technologies de pointe issues de start-up israéliennes. Aujourd’hui, l’entreprise compte parmi ses clients plus de 100 grandes entreprises d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, surtout des groupes pharmaceutiques et de biens de consommation ainsi que des banques. Désormais, le sujet reçoit l’attention qu’il mérite. Les récentes et nombreuses tentatives de chantage ont fait paniquer beaucoup de monde, assure Shira Kaplan. Même parmi les PME suisses, où l’on se base encore beaucoup sur la confiance, la cybersécurité est désormais une priorité, même si elles ne disposent souvent pas des ressources nécessaires pour investir suffisamment dans le domaine.
Depuis cette année, Shira Kaplan propose également aux dirigeants et aux administrateurs intéressés des possibilités d’investissement dans des start-up israéliennes de cybersécurité. Car, contrairement aux autres jeunes pousses, ce sont les investisseurs qui font la queue ici, et non l’inverse. Des millions ont déjà été investis en Israël par le biais de Cyverse. Au cours des douze derniers mois, deux des entreprises dans lesquelles Cyverse Capital avait misé ont été rachetées, l’une par Microsoft pour 165 millions, la seconde pour 335 millions de dollars. Il est évident que ce n’est que le début. Plus l’économie deviendra numérique, plus la demande de technologies de pointe pour rendre les entreprises imperméables aux attaques sera importante.
Peter Kolbe, 44 ans
Chief of Staff du CIO, CFF, Berne
Il le dit clairement: «Les infrastructures techniques et sociales de la Suisse sont de niveau mondial, mais ce n’est pas encore le cas pour les infrastructures numériques.» Peter Kolbe, et les CFF, veut changer cela. En tant que Head of Data, il a été chargé pendant plusieurs années de la définition et de la mise en œuvre de la stratégie en matière de données du groupe ferroviaire. Récemment, il est devenu Chief of Staff du CIO des CFF, Jochen Decker. Tout ce qui concerne les données fascine Peter Kolbe. «Ce n’est peut-être pas le sujet le plus excitant pour le quidam, sourit-il, mais les données sont la base de la numérisation.» Sans elles, rien ne fonctionne.
En tant qu’expert en infrastructures numériques, il estime qu’il est devenu nécessaire d’agir. «La Suisse a besoin de sa propre infrastructure numérique sécurisée.» Jusqu’à présent, elle a échoué en raison de la fragmentation des structures, du manque de transparence, de coordination et de standardisation. Pour ce double national germano--suisse, il est important que les infrastructures numériques soient développées et utilisées de manière plus efficace à l’avenir. «Même si les solutions qui se dessinent actuellement vont dans la bonne direction, la vue d’ensemble et une approche concertée font encore défaut.»
Daniel Markwalder, 46 ans
Délégué du Conseil fédéral à la transformation numérique et à la gouvernance de l’informatique, Berne
Depuis janvier, Daniel Markwalder est délégué du Conseil fédéral, responsable de la transformation numérique et de la gouvernance de l’informatique. Ce sont des domaines dans lesquels la Confédération veut progresser rapidement. Et pour lesquels un nouveau centre de compétence, le DTI, a été créé. Daniel Markwalder, qui a étudié le droit, complété sa formation d’ingénieur en informatique et rédigé une thèse sur le droit de l’informatique, est désormais responsable de la coordination nationale de la numérisation de l’administration fédérale. Il organise par exemple les réunions de la commission du Conseil fédéral sur le sujet. L’accent est mis sur des thématiques telles que l’identité électronique, la santé en ligne et tout ce qui a trait aux données.
Daniel Markwalder s’efforce aussi à transformer la culture de l’administration fédérale. «Par le passé, les projets étaient prédéfinis avec précision, explique-t-il. Maintenant, nous voulons être plus agiles, avoir le droit de faire des erreurs, nous voulons essayer davantage de choses et nous ne voulons plus lancer un projet seulement après qu’il a passé des années à être développé en vase clos.» Daniel Markwalder travaille actuellement à une meilleure coordination de l’infrastructure numérique des différents départements. L’objectif est de mettre en œuvre des solutions numériques plus rapidement. Selon lui, la Confédération a déjà démontré que c’est possible, avec la mise en œuvre rapide du certificat covid.
Anna Mätzener, 42 ans
Responsable d’AlgorithmWatch Suisse, Zurich
Anna Mätzener a longtemps eu le sentiment qu’elle n’avait pas vraiment sa place, dans aucune profession. En tant que planificatrice pour une maison d’édition scientifique, en tant que professeure de mathématiques, seule une partie de ses compétences et de sa personnalité était sollicitée. C’est différent depuis qu’elle est responsable d’AlgorithmWatch Suisse, où elle a pris ses fonctions il y a un an. A la tête de la jeune section suisse de cette organisation, Anna Mätzener s’engage pour un contrôle critique des décisions automatisées générées par les algorithmes. «Nous voulons sensibiliser davantage le public», explique-t-elle. Les politiciens devraient, par exemple, comprendre les effets secondaires que peut provoquer la reconnaissance faciale dans les espaces publics. AlgorithmWatch demande dans ce cas une interdiction pure et simple, car les risques de surveillance de masse et de discrimination sont trop importants.
L’organisation à but non lucratif, dont le travail en Suisse est financé par un fonds Migros, ne veut pas seulement critiquer, mais aussi aider. Par exemple, Algorithm-Watch a développé un outil pour le canton de Zurich qui aide les administrations publiques à évaluer les conséquences des décisions des algorithmes. Notamment lors de la création de décisions fiscales automatisées à partir de données protégées. Cet outil a fait le buzz. «Nous avons reçu des demandes de l’Union européenne et même de Taïwan», assure Anna Mätzener. Elle s’en réjouit, car les tâches d’Algorithm-Watch sont vastes et complexes. Avec son travail, elle aimerait parvenir à mieux réguler l’utilisation des algorithmes, sans pour autant ralentir l’innovation.
Clemens Maria Schuster, 43 ans
Fondateur et président de Politik.ch, Zurich
Dans le complexe système politique suisse, il n’est pas facile de garder une vue d’ensemble de tout ce qui se passe et moins encore d’en tirer des conclusions. La plateforme Politik.ch, qui agrège et analyse les données politiques des parlements des 26 cantons et de la Confédération, y compris toutes les consultations, le permet dans une certaine mesure. Peut-on dégager des tendances de toute cette foisonnante activité politique, avec assez de précision pour anticiper les potentiels problèmes? En tout cas, certains le croient, car partis, associations, entreprises, ONG, lobbyistes et consultants, mais aussi l’administration elle-même, sont intéressés par le travail d’analyse fourni par Politik.ch.
Clemens Maria Schuster, qui a fondé cette plateforme il y a quatre ans, ne connaît pas la crise. Malgré le covid, son équipe a doublé de taille ces derniers mois, et les algorithmes sont constamment affinés. Les données et les analyses sont déjà disponibles en anglais, en plus des langues nationales que sont l’allemand, le français et l’italien. La prochaine grande étape est à venir en 2022. «Nous allons nous développer avec l’Europe», assure Clemens Maria Schuster, originaire d’Autriche. Dans quelques mois, explique-t-il, les données de la politique européenne ainsi que les dossiers réglementaires européens seront intégrés à l’offre de
Politik.ch. En tant que fin connaisseur de la politique helvétique, il est convaincu que l’UE continuera à avoir une importance centrale pour la Suisse, et donc pour ses clients, même après le non à l’accord-cadre.
Pour la petite histoire, Clemens Maria Schuster, qui a étudié la philologie et la philosophie, admire le poète romain Virgile, qu’il lit pour se détendre.
Denis Morel, 47 ans
Head of E-Government, La Poste Suisse, Berne
Jusqu’à présent, le vote électronique n’a pas été une réussite en Suisse. En 2019, le Conseil fédéral a renoncé au scrutin électronique, et des cantons comme Genève, qui fonctionnaient déjà en numérique, sont revenus au bon vieux vote par correspondance. La raison: des lacunes en matière de sécurité étaient apparues dans des éléments centraux du programme. Il ne pouvait y avoir pire dans un système politique comme celui de la Suisse, dont la stabilité est basée sur l’acceptation des résultats du vote par tous, même ceux qui ont perdu, et où la confiance dans la sécurité du vote est donc essentielle.
Mais tout va finalement s’arranger, assure Denis Morel, chef de l’unité e-government de La Poste Suisse, qui est chargé de ce dossier brûlant. Le code acheté en 2020 a été perfectionné par une équipe de spécialistes à Neuchâtel. L’accent a été mis sur sa fonctionnalité et sa lisibilité. Désormais, le programme doit être analysé par des spécialistes externes afin qu’ils puissent attirer l’attention du géant jaune sur les éventuelles lacunes en matière de sécurité. Tout comme Google, qui fait attaquer ses systèmes par des centaines de hackeurs afin de traquer les bugs, celui qui en trouve un étant récompensé.
Cette transparence devrait entraîner une certaine confiance, d’ailleurs exigée par la loi, explique ce promoteur du vote électronique, qui dirige une équipe d’une soixantaine de collaborateurs. D’ailleurs, pour Denis Morel, «la confiance sans transparence n’est pas possible». Le projet de vote électronique de La Poste devrait être prêt à fonctionner dès l’année prochaine. Sa mise en œuvre est ensuite du ressort des cantons. On ne sait donc pas encore quand les citoyens et les citoyennes pourront voter d’un simple clic de souris.
Une chose est sûre: le vote électronique est un élément crucial pour permettre au plus grand nombre de participer à la vie politique, comparable à l’introduction du vote par correspondance ou du suffrage féminin en 1971. Les Suisses de l’étranger, surtout, pourront en profiter. A Genève, où le vote se faisait par voie électronique jusqu’en 2019, 60% des Suisses de l’étranger ont voté. Aujourd’hui, les malvoyants ne peuvent voter que s’ils se font aider, ce qui est problématique du point de vue du secret de vote. Ici aussi, le vote électronique améliorera les possibilités de participation.
>> Découvrez tous les Digital Shapers 2021