Guerre en Ukraine, conséquences du covid, pénurie de main-d’œuvre qualifiée, problèmes de chaîne d’approvisionnement, inflation, krach des actions tech… Vous qui êtes impliqué dans la scène des start-up depuis 1996, trouvez-vous que la scène technologique a déjà été confrontée à des conditions aussi difficiles qu’aujourd’hui?
Oui, bien sûr! Les conditions-cadres ont déjà été beaucoup plus ardues qu’aujourd’hui. Les problèmes que vous citez font que les gens se montrent plus prudents. C’est pourquoi le financement est devenu plus compliqué, ce qui peut pénaliser la croissance ultérieure des firmes. Nous avons déjà connu cette situation à l’apparition de la pandémie de covid, durant trois mois. Ensuite, les actions tech se sont effondrées parce que leurs valorisations étaient auparavant très élevées. Mais elles vont se redresser. Tous ces éléments constituent un cocktail un peu éprouvant. Mais nous allons surmonter tout ça. Il s’agit de blocages à court terme. Non, les problèmes de la scène helvétique sont ailleurs. Nous les avons nous-mêmes fabriqués.
… Et quels sont ces problèmes?
Nous nous reposons sur le sentiment d’être les champions du monde de l’innovation. Effectivement, la Suisse concentre un nombre incroyable de brevets issus des universités. Mais nous ne sommes pas vraiment doués pour les commercialiser. Nous avons encore un grand potentiel dans ce domaine. Le transfert de technologie doit être professionnalisé et optimisé. Le point le plus délicat est l’exclusion de la Suisse du programme de recherche européen Horizon 21. Beaucoup de gens sous-estiment complètement cet aspect qui va faire perdre pied à la Suisse sur le plan scientifique. Comme nous sommes exclus de nombreux grands projets de recherche internationaux, les meilleurs chercheurs vont quitter le pays. Pas du jour au lendemain, mais à plus long terme. On peut comparer ce qui se passe aux dommages que font les termites en rongeant les fondations d’un édifice. On ne les voit pas, ils ne font de mal à personne et quinze ans plus tard, toute la construction s’effondre brusquement. C’est très inquiétant! Le monde politique pense que l’on peut surmonter cet écueil avec de l’argent. Mais ce n’est pas le cas.
Le Conseil fédéral veut compenser l’exclusion d’Horizon 21 par des accords de recherche bilatéraux avec la Grande-Bretagne ou le Japon. Cette solution peut-elle être un substitut?
Nous sommes au cœur de l’Europe. C’est avec les universités européennes que nous avons de loin le plus à faire. Nous devons donc trouver une solution avec l’Union Européenne et pas seulement pour Horizon 21. Il s’agit de donner et de recevoir, on ne peut pas seulement exiger. La voie bilatérale est satisfaisante en soi mais elle a probablement atteint ses limites. Le Conseil fédéral a tiré un trait sur l’accord-cadre avec l’UE sans avoir de plan B. C’est une décision inqualifiable.
Si l’on en croit différentes études, la Suisse a un problème de mentalité lorsqu’il s’agit de numérisation. Sommes-nous donc tous fans de l’analogique?
Cela dépend à qui vous posez la question. Nous avons déjà fait de grands progrès dans la culture des start-up. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au sujet, il y a un quart de siècle, personne ne me prenait au sérieux. Aujourd’hui, créer sa propre start-up constitue un sujet important dans les universités. Les grands groupes ont encore un peu de mal avec les jeunes pousses et leur culture, mais ils ont commencé à s’y intéresser. Le problème principal se situe au niveau de l’Etat et de l’administration. Nous devons devenir plus numériques au niveau des processus. On doit pouvoir créer une entreprise en un jour. Or, ça prend encore beaucoup trop de temps chez nous. Pourquoi faut-il encore établir des documents physiques pour ces démarches? On pourrait faire tout cela en ligne. Mais l’administration n’est tout simplement pas prête à faire un saut quantique et mettre la Suisse à niveau. Le fédéralisme nous freine. Les pays nordiques sont bien plus avancés que nous. Nous sommes en train de gâcher notre avenir. C’est très alarmant! Cet immobilisme s’étend jusqu’au sommet des autorités. Il manque la volonté politique de créer des conditions-cadres compétitives.
Pourtant la Suisse passe pour un pays compétitif, non?
Nous pourrions avoir toute l’industrie européenne du capital-investissement et du capital-risque en Suisse. Mais non, ces acteurs sont tous au Luxembourg, y compris les firmes suisses. La raison, c’est que le Luxembourg jouit d’un système juridique beaucoup plus dynamique et plus agile. En revanche, nous avons partout nos particularités qui s’incarnent dans le mot-clé «Swiss finish». Résultat, les produits ne s’imposent pas et finissent mort-nés. L’impôt anticipé doit également être aboli. C’est un impôt contre-productif qui entrave beaucoup l’innovation. Nous devons faire un effort et aller plus vite.
Faut-il un ministre du numérique ou un département numérique au sein du Conseil fédéral?
Oui. Et il doit aussi y avoir un budget. Il faudrait que les départements arrêtent de penser en silos pour que nous puissions mettre en œuvre de grands projets comme l’identité numérique, le dossier électronique du patient, etc. Ce sont aussi des projets mort-nés.
Au premier semestre 2022, 3,5% de jeunes entreprises ont été créées en moins par rapport à 2021, qui était une année pénalisée par le covid. Est-ce la conséquence de la peur de l’échec typique de la mentalité suisse?
Oui, la stigmatisation est toujours là. On préfère ne pas essayer plutôt que de prendre le risque d’échouer, car un flop fait tache dans un parcours…
… contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis.
Définitivement. Le Suisse est quelqu’un de très méticuleux qui veut d’abord perfectionner la technologie avant de la commercialiser. De plus, le marché intérieur est petit. En fait, il faudrait tout de suite conquérir les grands marchés. Certaines start-up y parviennent. Les chaussures On sont vite parties aux Etats-Unis, comme l’entreprise de drones Auterion ou Aktiia avec ses tensiomètres.
Dans le secteur informatique, plus de 11 600 postes étaient à pourvoir au deuxième trimestre de cette année. D’ici 2030, il manquera 80 000 ingénieurs dans le domaine numérique en Suisse. Comment combler ce besoin en main-d’œuvre?
Il faut développer la formation et l’offre dans les hautes écoles. Mais la planification stratégique de la formation souffre du fédéralisme. Chaque canton et chaque haute école se soucie de ses seuls intérêts. Il n’y a presque plus de planification globale. C’est pourquoi l’externalisation et la délocalisation de l’informatique sont inévitables à long terme.
Comment attirer davantage de femmes dans les métiers de l’informatique?
En tant que libéral, j’ai longtemps été un farouche opposant aux quotas, notamment en raison de la discrimination inversée. Mais j’ai maintenant changé d’avis. Je dis qu’il faut des quotas, sinon on ne pourra jamais faire évoluer les structures.
Comment cette idée peut-elle s’appliquer dans les études d’informatique?
En imposant 50% de femmes professeures et 50% d’assistantes. Les EPF sont des domaines très masculins.
Et d’où doivent venir les femmes?
C’est précisément le problème. Les hautes écoles perdent en qualité, car il n’y a pas encore assez de femmes de haut niveau dans ce domaine. C’est pourquoi les branches MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles et technologie, ndlr) doivent être encouragées dès les écoles secondaires. Il faut soutenir les filles de manière ciblée, afin de les rassurer et de leur donner des perspectives. Mais je n’ai pas non plus de baguette magique.
Les évaluations financières des entreprises tech sont en chute libre dans le monde entier. Klarna, qui était jusqu’à présent la start-up la plus valorisée d’Europe, a perdu 85% de sa valeur. Son concurrent américain Stripe en a perdu 30%. Qu’est-ce que cela signifie pour les valorisations des start-up suisses?
Perdre 85%, c’est significatif mais en Suisse, nous sommes loin du compte. Les start-up suisses ne sont pas chères. Elles sont au contraire très raisonnablement cotées en comparaison internationale. Bien sûr, les valorisa-tions sont maintenant sous pression. Mais le marché va remonter. Ce sont autant d’opportunités d’achat car l’exagération des valorisations va aussi se reproduire.
Les grands acteurs internationaux comme Tiger Global ou Insight font preuve de retenue dans leurs investissements à l’étranger. Qu’est-ce que cela signifie pour les prochains tours de financement en Suisse?
Le marché est en crise, c’est vrai. Les investisseurs sont plus prudents et ils attendent. Les tours de financement prennent donc plus de temps et les valorisations baissent. Les entreprises à forte intensité de capital comme les fabricants de matériel informatique souffrent particulièrement. Nous l’avons vu avec Ava, qui cherche désormais à vendre. La start-up de medtech Xeltis a eu beaucoup de difficultés à boucler son financement. Mais l’expérience montre que la situation se rétablit relativement vite car la technologie finit par s’imposer, indépendamment des marchés boursiers. Soit l’adéquation du produit à son marché est là, soit elle ne l’est pas. Le flux d’affaires n’a pas diminué. De nouveaux investisseurs arrivent.
D’où viennent-ils?
Actuellement, beaucoup de Chinois entrent dans ce domaine. Je viens de le voir dans plusieurs start-up suisses.
Et ils comblent les lacunes?
Non, ils sont très exigeants et difficiles. Mais ils sont là.
L’année dernière, 3 milliards de francs de capital-risque ont été investis en Suisse, contre 25 milliards de dollars en Israël. En termes de population, les deux pays sont à peu près de la même taille. En termes de puissance économique, la Suisse est presque deux fois plus importante. Qu’est-ce qui ne va pas avec la Suisse?
Israël a une situation géopolitique très différente. Le pays vit sous stress. En guerre permanente, il doit se défendre contre les nations voisines. C’est pourquoi l’Etat investit massivement et depuis des décennies dans le méga-thème de la cybersécurité, par exemple, où Israël est absolument à la pointe. Ce pays entretient traditionnellement des relations étroites avec les Etats-Unis, c’est pourquoi les banques d’investissement et les investisseurs américains y sont beaucoup plus présents qu’en Europe. De plus, le système économique s’avère très dynamique et favorable aux entreprises. De notre côté, que pouvons-nous faire? Un montant d’investissement de 25 milliards serait sans doute trop élevé pour la Suisse, mais nous devons parvenir à 10 milliards par an. Et ensuite, nous devons passer
à 15 milliards.
La Suisse est un pays riche. Pourquoi l’argent ne rentre-t-il pas dans le système?
Cette question m’occupe depuis vingt-cinq ans. La Suisse est traditionnellement un pays de grands groupes. Les entreprises ont tout mis en place, créé des emplois et innové. Nous n’avions même pas besoin d’une industrie de start-up. Mais les grandes entreprises se sont internationalisées et l’innovation a commencé à émigrer. UBS, par exemple, a son centre d’innovation à Londres. Beaucoup de tâches ne se font plus ici et il faut compenser. Pour cela, il faut justement un écosystème de start-up. Dès lors, il faut réaliser des tours de financement plus importants. S’il n’y a que des jeunes pousses à 2 ou 3 millions de francs, il en faut vraiment beaucoup pour lancer la machine. Nous devons mettre sur pied des tours de financement plus importants, comme celui de Climeworks avec ses 600 millions ou celui de GetYourGuide avec 484 millions. Alors le système peut devenir pertinent. Et si une partie importante du capital est financée par la Suisse, le siège social et le centre de développement resteront ici, ce qui crée de nouveau de la valeur.
Depuis le début de l’année, les caisses de pension suisses peuvent investir jusqu’à 5% de leurs actifs dans des start-up, mais elles ne le font guère. Pourquoi?
Les gestionnaires des caisses de pension disent qu’il n’est pas dans l’intérêt de leurs clients de financer des start-up car c’est trop risqué. Et lorsque les caisses investissent dans ce domaine, elles financent les grands fonds américains pour qu’ils nous achètent ensuite les entreprises technologiques. C’est un gros problème. Pourtant, l’idée serait de ne consacrer qu’une petite partie des 1000 milliards de francs de la prévoyance à des start-up, mais les gestionnaires préfèrent acheter des biens immobiliers à des prix stratosphériques. Il faut maintenant former les responsables au capital-risque. C’est un processus qui demande un travail d’information. Car on gagne bien sa vie avec le capital-risque en Suisse. Celui qui aurait systématiquement investi dans chaque spin-off de l’EPF de Zurich aurait récupéré 3,2 fois son argent! Mais les caisses de pension préfèrent compter sur une rente immobilière au rendement misérable.
Que peut-on faire pour que la situation change?
Le marché n’y pourvoira pas. Il faut maintenant une assistance de l’Etat. Je ne vois pas d’autre possibilité.
Les fonds de pension publics doivent-ils donc investir?
Le fonds souverain que vient de lancer le ministre de l’Economie Guy Parmelin pourrait être une réponse. On ne sait pas encore exactement à quoi il ressemblera, mais sa création est déjà une bonne chose. Jusqu’à ce que les détails soient réglés, il faudra certainement cinq ans. Comme nous l’avons déjà dit, les processus législatifs sont bien trop lents dans notre pays.
Mais l’ordre de grandeur visé de 1 milliard de francs ne fait pas non plus le poids.
Ce milliard est cependant nécessaire. C’est un début. Il provoque une prise de conscience publique. Le fonds souverain montre la voie, puis les investisseurs privés suivent. A ses débuts, la Silicon Valley a elle aussi été lancée exclusivement avec des fonds publics, tout comme l’écosystème israélien. L’argent privé doit alors provenir si possible d’investisseurs suisses, et non de l’étranger.
Pourquoi l’argent privé doit-il être suisse? L’argent, c’est l’argent.
Un investisseur suisse se soucie vraiment de son entreprise. Il se bat pour le système et le pays. Il a la passion. Il veille à ce que le siège et le centre de développement restent ici et ne déménagent pas à Berlin ou à New York. J’ai travaillé avec de nombreux investisseurs étrangers, qu’ils soient Américains, Allemands, Britanniques, Français, Néerlandais. Ils ne ressentent aucune émotion. Il n’y a que les sigles de l’euro ou du dollar qui font briller leurs yeux. Ce facteur-là est très sous-estimé.