Elle est photographe et souffre d’un trouble de la vision sévère. Il est autiste Asperger et chef d’entreprise. Il est paraplégique et champion de tennis. Marina, Dan et Raphaël ont fait de leur handicap une force. Ceux qui travaillent avec eux en sont largement convaincus. Pourtant, pour la majorité des employeurs, engager un collaborateur atteint dans sa santé semble incongru. Le handicap est-il encore un tabou? Quel est son visage en Suisse dans les entreprises?
Dans les entrepôts exploités par von Bergen à Onnens (VD), on ne se pose plus ces questions. Chaque matin, six collaborateurs vivant avec un handicap rejoignent la centaine d’employés de la PME fribourgeoise sur ce site. Ensemble, ils préparent les commandes pour les magasins et la vente en ligne d’une grande enseigne de sport. Un maître socioprofessionnel de la fondation Alfaset distribue le travail, qui est le même que celui des autres employés.
Tout le monde est polyvalent, chacun dans les limites de ses capacités. Il y a même un cariste, un poste qui implique un savoir-faire précis. A les voir travailler de loin, rien ne les différencie. A l’exception peut-être d’un élément: «Lorsqu’ils ne sont pas là, il y a moins d’ambiance, ça rigole moins. Ces personnes ont toujours le sourire. On ne sait pas quel est leur handicap et ça nous est égal», observent deux responsables de von Bergen.
Selon l’OFS, 72% des personnes en situation de handicap exercent un emploi, sans préciser s’il s’agit d’un travail protégé ou standard. Qui se cache derrière ces chiffres? Selon les derniers recensements, la majorité des handicaps sont aujourd’hui psychiques ou mentaux, la plupart invisibles. «La part des affections psychiques a progressé de 35 à 50% entre les années 2000 et 2023», mentionne Inclusion Handicap, citant l’OFAS.
Il s’agit de personnes fragilisées sur une courte ou une longue durée, des schizophrènes, des personnes avec un burn-out lourd, souffrant de dépression, d’addictions, certaines avec des troubles du spectre autistique (TSA) ou du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Les handicaps physiques ou sensoriels viennent ensuite.
Les jeunes touchés
Autre évolution, les troubles concernent de plus en plus les jeunes de moins de 25 ans, parfois même sans formation. «Depuis 2024, la détection précoce se fait dès 13 ans. Elle donne à l’AI la possibilité d’agir dans une perspective de prévention, afin d’éviter que ces personnes tombent dans une incapacité de travail», explique Nicolas Rebetez, co-CEO de Trajets. La fondation supervise dix entreprises sociales à Genève, employant des centaines de collaborateurs atteints dans leur santé mentale. Pépinière, blanchisserie, restauration, informatique, menuiserie, communication, les compétences sont variées. Par exemple, la majorité des tables étoilées de Genève se fournissent aux jardins bios de Troinex, géré par Trajets.
Le rajeunissement des personnes en situation de handicap est une préoccupation qui touche tous les professionnels. «On ne peut pas laisser de côté nos jeunes, lance Sébastien Lieffroy, directeur adjoint de la fondation Alfaset, active à Neuchâtel avec 600 collaborateurs en emploi adapté. Nous avons modifié nos structures pour mieux les suivre et leur donner une formation pratique FPra. Les entreprises doivent aussi les intégrer.»
Indice d’inclusion 2023
En Suisse, 49% des personnes vivant avec un handicap estiment qu’elles n’ont aucune chance d’intégrer le marché primaire du travail et que trop peu d’employeurs sont prêts à engager des personnes handicapées. Cela ressort de la première étude de Pro Infirmis sur l’inclusion en Suisse faite en 2023 auprès de 1433 personnes de 16 à 64 ans présentant différents types de handicaps.
La Suisse doit mieux faire
Fin 2024, le Conseil fédéral s’oppose à l’inscription de l’égalité de fait des personnes en situation de handicap dans la Constitution. Il estime toutefois nécessaire d’agir pour une meilleure représentation de ces personnes en politique, dans les entreprises et la mobilité. Rappelons que la Suisse a été épinglée pour son inaction, en 2022, par la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Ce manque d’implication avait étonné le comité de l’ONU lui-même. A cette occasion, Markus Schefer, membre de la CDPH et professeur de droit à l’Université de Bâle, relevait dans Le Temps: «Notre but est de faire accepter le handicap comme une dimension de la diversité humaine et pas comme une pathologie. On en est très loin.»
Définition complexe
Le handicap est le résultat de deux facteurs conjugués: une incapacité et des barrières sociales. Cette situation est durable et comporte un effet négatif pour la personne concernée. «L’existence d’une grande partie de ce 1,8 million de personnes est sévèrement restreinte. Mais la plupart d’entre elles sont invisibles. Cela donne la fausse impression qu’il s’agit d’un problème mineur», résume le Bâlois Markus Schefer.
Quels coûts?
En 2023, l’AI a dépensé 10,1 milliards de francs (dont 5,6 milliards pour les rentes). Concernant les cas accident, la Suva a, quant à elle, versé près de 1,4 million de francs au total, ce qui a permis de réaliser des économies de plusieurs millions de francs sur les prestations d’assurance.
«Je me mets dans ma bulle comme une petite tortue»
Nathalie Bui, EPFL, Lausanne
Neurodivergente, Nathalie Bui termine son master en chimie moléculaire et fait partie du programme EPFL sans barrières.
Nathalie Bui est différente, hypersensible au bruit et à son environnement. Diagnostiquée autiste avec le syndrome d’Asperger, la Vaudoise d’origine chinoise suivra une école pour allophones, alors qu’elle parle très bien le français. Aujourd’hui encore, elle ne fait pas de longs discours, ne laissant filer que ce qui est essentiel, mais elle sourit et vous fixe droit dans les yeux.
Douée en maths, elle s’inscrit à l’EPFL après sa maturité. Elle a rejoint le programme EPFL sans barrières en 2022 et raconté son histoire, pour aider à mieux comprendre les neurodivergents. «Depuis, nous avons créé un petit groupe d’étudiants et de chercheurs comme moi. Nous nous réunissons au calme pour échanger et nous entraider», note-t-elle.
Elle terminera son master à l’EPFL en chimie moléculaire cet été. Son thème de recherche était tout trouvé: comment réussir ses études lorsqu’on est neurodivergent. Elle analyse notamment les effets du bruit sur le corps et le cerveau et quels mécanismes de protection se mettent en place. «Personnellement, je me mets dans une bulle, comme une petite tortue», dit-elle simplement.
Passée par un burn-out au début de ses études, elle a su s’adapter pour finalement réussir. «Je vais dans une salle de repos mise à disposition par l’EPFL avec un canapé et une table, sans bruit, explique-t-elle. J’ai aussi du temps supplémentaire aux examens.» A 30 ans, elle n’a jamais demandé d’aide à l’AI ou à d’autres structures, malgré les difficultés: «Les démarches sont bien trop compliquées.» Elle a la chance de pouvoir compter sur sa famille.
Son handicap ne l’empêche pas de se projeter dans le monde professionnel. «J’aimerais travailler à l’EPFL. Je connais beaucoup de gens ici, c’est plus facile», glisse celle qui se verrait bien développer un programme de mentorat pour étudiants autistes.
«J’avais envie d’utiliser mon cerveau»
Raphaël Gremion, champion de tennis, Bienne
Paraplégique après un accident, Raphaël Gremion a fait carrière dans le tennis en fauteuil roulant et continué de travailler dans l’horlogerie.
«Cela fait vingt-sept ans que mes jambes ne bougent plus», glisse Raphaël Gremion, numéro un suisse de tennis en fauteuil roulant et 130e joueur mondial. Le Biennois était en lice pour les qualifications aux Jeux paralympiques de Paris. A côté de sa carrière sportive, il a travaillé pour le groupe horloger ETA. «J’ai commencé en 1997 au contrôle qualité alors que j’étais debout. Le 7 octobre 1998, j’ai eu mon accident de voiture et passé neuf mois à Nottwil au centre pour paraplégiques. En revenant chez ETA, j’étais le premier employé en chaise», résume-t-il. Aujourd’hui, trois personnes sont en chaise chez ETA.
Depuis la reprise de son travail à 50%, Raphaël Gremion est payé pour moitié par son employeur et le reste par l’AI et la SUVA, puisqu’il a eu un accident. «J’aurais pu rester à 100% à l’AI, mais j’avais envie d’utiliser mon cerveau, même si j’avais aussi le tennis et beaucoup de rendez-vous médicaux», raconte celui qui dispute 16 tournois par an.
Comme souvent après un accident, les ennuis de santé continuent. «J’ai eu des escarres, grimace-t-il. J’ai dû rester couché des mois, le temps de guérir. L’assurance remboursait l’employeur et je continuais à être payé.» Dans la manufacture, on le considère comme n’importe quel employé. Ses collègues lui parlent surtout de son parcours sportif. Plus tard, il a animé des conférences en interne et dans d’autres sociétés, parlant de résilience.
Souffrant de thrombose et d’ostéoporose, il se casse encore les deux fémurs, puis un tibia il y a peu. A chaque fois, il remonte en selle et revient au travail. L’an dernier, conseillé par l’AI, il dit stop. Il quitte l’entreprise fin décembre. «J’ai bientôt 50 ans, je ne vais pas aller vers le mieux et je veux profiter de la vie pendant que je vais bien, sourit-il. Le contact avec les collègues au café me manque, même si j’ai une vie sociale.»
«J’ai développé une force intérieure»
Marina Forney, photographe, Vevey
Malgré un trouble de la vue sévère, Marina Forney est devenue photographe culinaire, créatrice de contenu et a créé sa propre société.
Marina Forney voit à peine de l’œil droit et souffre d’une dyscrânie faciale. La Veveysane est pourtant photographe culinaire auprès de nombreux chefs étoilés. «Je suis née avec un bec-de-lièvre et les os du crâne mal finalisés. J’ai subi 19 opérations de reconstruction et je ne vois que des ombres du côté droit. Mais mon œil gauche fonctionne très bien. J’ai développé une force intérieure et une sensibilité différente», explique Marina Forney, petite-fille du fondateur du Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey.
Ayant tant fréquenté les hôpitaux, elle se forme d’abord au monde médical. Une voie qui ne la convainc pas et des entretiens d’embauche où les RH lui posent d’emblée des questions sur son visage. Cette approche trop focalisée sur son handicap l’a beaucoup touchée à l’époque et l’a poussée à se détourner de l’univers des soins. Elle réagirait sans doute différemment aujourd’hui, alors qu’elle s’est lancée dans la photographie et a créé sa propre société de communication digitale. Son slogan: rendre visible la différence.
La photo, qui était un hobby, est devenue un travail depuis douze ans. Cette maman d’un garçon de 8 ans ne tarde pas à se faire une réputation auprès des plus grandes tables de Suisse. «On me dit que j’ai l’œil!» Sa différence devient une signature. Elle a aussi travaillé sa confiance en s’entourant des bonnes personnes. «Les premières fois que je rencontrais des chefs étoilés, j’osais à peine les regarder. J’ai une cicatrice sur la lèvre, ma prononciation est bizarre et je bégaie parfois. Mon nez? C’est ce que j’aime le moins chez moi. Et pourtant, j’ai nommé un de mes projets photos pour la Fondation Théodora Je suis nez. Un pied de nez à mon histoire. Tout comme L’œil en coulisses, projet de 2024 auprès de chefs en Suisse, en France et en Belgique.» Inimitable!