Il lançait l’an passé dans un ouvrage provocateur un appel à repenser l’organisation des entreprises. Auteur du livre DRH et manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Stéphane Haefliger propose des pistes d’action tirées de son expérience du terrain. Il revient aussi sur quelques affaires récentes de harcèlement et de souffrance au travail. Et s’interroge sur le fait qu’elles touchent le plus souvent des organisations publiques ou parapubliques ainsi que des institutions culturelles.

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On parle beaucoup de gestion de la santé en entreprise. Une mode managériale passagère?
La médecine du travail a reculé massivement ces dernières années et il est capital qu’elle reprenne sa vraie place. La réflexion intellectuelle est également trop absente des débats. Lorsque l’on évoque le burn-out, par exemple, on a encore trop tendance à faire porter le chapeau aux individus, considérés comme les maillons faibles du système; et du coup on se prive de voir qu’un burn-out peut être généré par une mauvaise organisation du travail. Cette cécité est insupportable et détourne les entreprises d’une approche cohérente et efficace de la santé en entreprise.

C’est-à-dire?
Très souvent, c’est l’entreprise qui dysfonctionne parce que le travail est mal organisé, mal évalué et mal contrôlé. Parce que les cahiers des charges ne sont pas clairement établis ou parce qu’un cadre – dont la toxicité est connue de tous – reste en place de longues années. Ce qui interroge le courage managérial et la qualité de la gouvernance. Au lieu d’en tirer les décisions qui s’imposent, la direction va alors mobiliser des cohortes de coachs et de consultants qui vont tenter de soutenir ce collaborateur malheureux sans agir sur les causes exogènes de son malaise. On veut croire que des séminaires de team building, des cours de formation à la gestion du stress et des conflits permettront de développer une culture d’entreprise respectueuse des principes de la RSE (la responsabilité sociétale des entreprises). Ce sont en réalité des stages de peinture où l’on cherche à peindre les chats noirs en blanc. Et toutes ces chartes, qui animent ensuite le discours des dirigeants, servent surtout de cache-sexe à leur immobilisme.

Pourquoi, au final, est-ce si important de prendre la gestion de la santé en entreprise au sérieux?
Pour deux raisons. Une raison juridique, tout d’abord. L’employeur porte en effet la responsabilité légale de garantir la sécurité physique et psychique de ses salariés. Une raison humaniste, ensuite. L’employeur devrait être le garant du développement d’une culture d’entreprise respectueuse, bienveillante et, j’ajoute immédiatement, exigeante!

Toutes les entreprises n’étaient pas également armées face au covid…
La pandémie a révélé l’avantage concurrentiel des entreprises déjà avancées dans la digitalisation et mieux armées pour négocier cette transition. Par opposition, les institutions hiérarchisées, sans culture de confiance et de délégation, peu à l’aise dans des logiques de projets sont, elles, immédiatement entrées en crise. Le covid nous a ensuite renseignés sur la qualité de la chefferie. Les cadres ouverts, dynamiques, authentiquement bienveillants, à la fois portés sur l’exigence, mais dotés d’intelligence émotionnelle ont réussi à motiver leurs équipes pendant cette période difficile. En revanche, les chefs analytiques, contrôlants, réservés et introvertis ont beaucoup perdu en impact, car ils n’ont pas réussi à devenir de véritables community managers.

Et les collaborateurs, justement?
Ceux qui étaient vulnérables, fragiles, anxieux et fébriles, rétifs au changement le sont devenus encore plus durant la pandémie. Alors que les salariés assertifs, à l’aise avec les technologies, capables de donner des feed-back spontanés à leurs supérieurs se sont révélés plus efficaces que les autres. Paradoxalement, ce sont ces mêmes personnes qui rêvaient depuis longtemps de pouvoir travailler à la maison qui ont, ces derniers mois, exigé de revenir au bureau le plus tôt possible.

Il semble que les entreprises privées ont mieux traversé la crise du Covid-19 que les institutions publiques ou parapubliques.
Plus les missions des institutions sont belles, nobles et puissantes, plus elles génèrent de la souffrance chez leurs collaborateurs. Voilà ce que nous observons. L’hôpital, qui est un lieu de réparation et d’humanitude, finit par retourner ses missions contre les soignants en les rendant malades; les CMS-EMS, qui sont des lieux de vie, finissent par mourir organisationnellement en annonçant des taux stratosphériques de rotation; les églises, les syndicats, les ONG, les musées, les écoles et universités, les bibliothèques, les centres culturels posent un grand nombre de problématiques de gouvernance. Ces magnifiques institutions sont devenues souvent complexes à gérer, certaines se sont transformées en «monstres organisationnels», d’autres n’ont pas encore fait le saut de la logique de compétence à tout prix…

Bref, en termes de culture managériale, ces organisations sont souvent peu matures, évoluant dans un cadre juridique rigide, le middle management étant peu formé à la conduite des collaborateurs. Sans compter qu’au plan de l’émulation et de la motivation, peu sont encouragés par des systèmes de reconnaissance à «faire différemment» et à participer à mettre l’organisation en «transformation». Tous ces éléments (la complexité, la gouvernance, le management, le cadre juridique, la gestion des ressources humaines…) qui devraient être les moteurs organisationnels sont parfois devenus de véritables freins.

Les explications?
Outre la complexité de ces institutions, je pense que la perspective historique peut nous éclairer: la tertiarisation de l’économie depuis la fin de la Seconde Guerre a généré un nombre croissant de «bullshit jobs», selon l’expression forte de David Graeber. Nos métiers se sont en effet fardés de missions étranges. Des collaborateurs peuvent désormais passer une vie entière à dresser des statistiques inutiles. Des cadres s’évertuent une vie durant à fabriquer des slides, à mettre à jour des sites internet, à tweeter. Des spécialistes opèrent des contrôles dont la méthode montre que ce contrôle ne peut pas réellement s’opérer… Une grande partie d’entre nous consacre sa vie à traiter des e-mails. Bref, des pans entiers de notre activité – nous dit l’anthropologie américaine — impliquent aujourd’hui la réalisation de tâches superficielles, vides de sens, voire inutiles. Cette situation met la santé mentale des salariés à rude épreuve.

D’autres facteurs?
Pour complexifier le tout, ces institutions se trouvent confrontées également à un moment spécifique de l’histoire sociale. Ces vingt dernières années ont vu émerger six nouvelles valeurs désormais incontournables qui mettent à mal la gouvernance des entreprises: la transparence, la diversité, l’exigence de l’intégrité totale, l’équité salariale et structurelle, le souhait de favoriser de nouvelles formes d’organisation du travail et, last but not least, la durabilité. Bon nombre d’organisations n’ont pas encore intégré à leur tableau de bord ces nouvelles valeurs normatives. Et les entreprises qui ne tiennent pas compte de ces nouveaux standards, principalement portés par les jeunes collaborateurs, vont au-devant de conflits programmés.

Vous soulignez toutefois combien la gestion de la santé au travail et, de manière générale, les ressources humaines sont largement absentes du cursus de formation des futurs managers dans les universités et les business schools…
Les institutions qui forment les directions générales aujourd’hui (notamment l’Insead, Harvard et l’IMD) n’offrent effectivement aucun cours de gestion des ressources humaines. Tout au mieux évoquent-elles l’importance du leadership et du change management. Pour ne rien arranger, j’observe depuis plusieurs années sur le terrain un recul de la fonction RH: leurs responsables ne sont parfois même plus intégrés au comité de direction. Etonnant paradoxe: c’est au moment où les enjeux RH sont à l’acmé de leur complexité que les DRH perdent de l’influence.