Les plants de haricots nains sont à des stades de développement différents. Les uns viennent de germer, les autres arrivent à la cheville et les troisièmes portent déjà des fruits. «Ce que nous voyons ici, c’est un laboratoire à ciel ouvert », lance Loïc Wüthrich, ingénieur technico-commercial chez Ecorobotix.
Cet agronome de 26 ans passe une bonne partie de son temps de travail ici, dehors, dans une vaste plaine entre les coteaux du Jura et la Thièle, non loin du lac de Neuchâtel. Son rôle: former les partenaires commerciaux d’Ecorobotix. En Suisse, il s’agit par exemple des collaborateurs du groupe de machines agricoles Bucher, basé à Niederweningen, dans le canton de Zurich.
Le robot en question s’appelle ARA. Il porte ce nom parce qu’il peut replier ses ailes (d’une envergure de 6 mètres) comme un perroquet. L’ARA est monté sur un tracteur et parcourt les sillons des champs à une vitesse de 7,2 km/h. Ses caméras enregistrent les images du sol, l’ordinateur de bord évalue les données en temps réel, identifie la «végétation indésirable» et active des micro-buses qui vaporisent les plantes utiles à une distance minimale de 3 centimètres. Les spécialistes parlent de pulvérisation à très haute intensité.
Avantages indéniables
Aurélien Demaurex, cofondateur et CEO d’Ecorobotix, nous rejoint. L’économiste de formation s’assied sur une chaise de camping et décrit les avantages de l’ARA: «Les herbicides sont extrêmement chers. Dans l’agriculture conventionnelle, ils représentent entre 50 et 70% du coût total du désherbage. Nous pouvons réduire ces coûts d’un facteur compris entre 10 et 20.»
Les agriculteurs bénéficient également d’une meilleure récolte. Des études menées par Ecorobotix montrent qu’une forte réduction de l’utilisation d’herbicides est bénéfique pour les cultures. Les augmentations de rendement se situent entre 5 et 20%.
Et enfin, il y a l’avantage écologique de l’Ultra-High Spot Spraying. La diminution d’herbicides dans les champs favorise la biodiversité, avec le développement de micro-organismes et d’insectes.
Pendant ce temps, sur le terrain d’essai, une équipe se déplace avec une tente mobile. Mètre carré par mètre carré, les collaborateurs prennent des photos d’une terre arable sombre et extrêmement fertile. Ces images serviront en suite à entraîner les algorithmes d’intelligence artificielle (IA). «L’IA et la vision par ordinateur sont la clé de notre succès», reprend Aurélien Demaurex. La chimie est utilisée, certes, mais avec le discernement d’un sarcleur qui ne bêchera pas tout le champ. Il n’arrachera que les mauvaises herbes, de manière ciblée.
La diminution d’herbicides dans les champs favorise la biodiversité. Tout en augmentant les cultures.
Une rencontre déterminante
Le père spirituel du projet Ecorobotix s’appelle Steve Tanner. Aujourd’hui CTO de la société, celui-ci a grandi dans une famille d’agriculteurs vaudois du village voisin d’Essert-Pittet. Les deux hommes se sont rencontrés alors qu’ils oeuvraient au sein de l’organisation environnementale internationale A Rocha. Directeur suisse à temps partiel, Steve Tanner propose à Aurélien Demaurex un siège au conseil de fondation. Mais ce dernier refuse. «Je venais de rentrer d’une mission d’aide au développement en Afrique et j’avais d’autres projets.»
Steve Tanner dirige également une équipe de recherche à l’EPFL, spécialisée dans la microélectronique et l’analyse des signaux. Lors d’une mission environnementale pour A Rocha, il a la vision d’un désherbeur automatique écologique. C’est alors qu’Aurélien Demaurex, qui a grandi dans une famille d’industriels de la mécanique, le rejoint. «L’idée de Steve m’a convaincu.»
Dans une première phase, après la création de l’entreprise en 2014, les cofondateurs suivent une double voie. Ils expérimentent des robots de désherbage purement mécaniques. Mais ils remarquent qu’il y a plus de potentiel dans la pulvérisation ciblée d’herbicides. L’étape suivante est franchie en 2019. Steve Tanner et Aurélien Demaurex abandonnent le projet de construire des robots automoteurs en raison des réactions mitigées des agriculteurs interrogés. Ils misent alors entièrement sur la solution plug and play. L’ARA peut être monté sur n’importe quel tracteur disponible sur le marché.
Aurélien Demaurex ne communique pas de chiffres sur les ventes depuis l’entrée sur le marché en 2019. Il ne nous dira que ceci: «En Suisse, nous avons livré environ 50 robots à ce jour.» Le prix unitaire sur le marché national est de 115 000 francs. A cela s’ajoutent des frais de licence annuels pour le logiciel de 6000 francs.
Des données en temps réel
Les robots sont assemblés dans une zone industrielle près d’Yverdon. Ils sont livrés par des partenaires de distribution dans 13 pays. Le domaine d’utilisation de l’ARA dépend de la taille des champs. En Amérique du Nord, il devrait surtout être utilisé pour la culture en plein air de salades, d’oignons, de betteraves, de haricots, de fèves, d’épinards ou d’endives. En Europe, il intervient également dans les champs de colza, de betteraves sucrières et de maïs.
Le vent souffle dans les peupliers qui délimitent le champ d’essai. L’ARA continue de rouler sur les sillons sombres et prend des photos sans interruption. Les algorithmes d’IA ne détectent pas seulement les mauvaises herbes, ils identifient également le degré de maturité des plantes cultivées ainsi que la nature et l’état de la terre arable.
«Nous disposons de données en temps réel sur des centaines, voire des milliers de champs», détaille Aurélien Demaurex. Il s’agit d’un trésor de données au potentiel commercial important. Le matériel est par exemple intéressant pour les fournisseurs de polices d’assurance récolte ou pour le commerce de gros.
Les évaluations pourraient en outre être importantes pour l’industrie agrochimique. Celle-ci voit ses débouchés diminuer en raison de la tendance à la pulvérisation plus ponctuelle de produits phytosanitaires. Ce secteur pourrait utiliser les données de l’IA pour développer de nouvelles substances actives plus respectueuses de l’environnement.
Il n’est donc pas étonnant que deux géants de la chimie figurent parmi les principaux bailleurs de fonds d’Ecorobotix: l’allemand BASF et le groupe norvégien Yara. Avec Swisscom Ventures, Verve Ventures et deux sociétés de capital- risque allemandes, ils ont investi en mai de cette année environ 52 millions de dollars dans la scale-up vaudoise, dans le cadre d’un financement de série B.
Les algorithmes d’IA calculent également le degré de maturité des plantes cultivées et l’état des sols.
Numéro un mondial sur le marché
Au départ, l’objectif de financement se situait entre 10 et 15 millions de dollars. L’immense intérêt du marché des capitaux a toutefois permis de revoir les objectifs de croissance à la hausse.
Les investisseurs récompensent le leadership technologique et commercial d’Ecorobotix. Sur le marché des machines de spot spraying pour les cultures maraîchères, l’ARA est le numéro un mondial.
A cela s’ajoute le fait que les possibilités de l’ARA en matière de pulvérisation de désherbants sont encore loin d’être épuisées. Les algorithmes de vision par ordinateur auto-apprenants d’Ecorobotix peuvent également être formés à la détection de champignons invasifs et d’insectes. Les premières applications commerciales de pulvérisations d’insecticides et de fongicides sont en cours de développement.
Actuellement, la production alimentaire écologiquement durable est placée sous le signe de l’agriculture de précision (Precision Agriculture). L’agriculteur ne traite que les plantes malades avec des produits antiparasitaires. Et il ne fertilise que lorsqu’il constate des retards de croissance dans certaines parties de la récolte.
«Nous avons le bon produit au bon moment. Il ne nous reste qu’à prendre notre envol», se réjouit Aurélien Demaurex. Ecorobotix emploie actuellement une centaine de personnes dans le monde. Et les effectifs augmentent. La filiale américaine ouvre ses portes ces jours-ci. Ce sera le point de départ du déploiement du réseau de distribution nord-américain. La Central Valley californienne, le potager des Etats-Unis où l’on cultive aussi beaucoup de salades et de légumes, constitue un débouché particulièrement intéressant.
Les formations à l’ARA n’auront plus lieu à Valeyres-sous-Rances mais sur un nouveau terrain d’essai sur la côte Ouest. L’ingénieur commercial Loïc Wüthrich, qui «[se réjouis] beaucoup d’aller en Californie », aura beaucoup de travail dans les mois à venir aux Etats-Unis.
>> Pour en savoir plus: https://www.top100startups.swiss/award2023
>> Le pdf complet du magazine est disponible sur https://www.top100startups.swiss/magazines
De moins en moins d’herbicides sont vendus en Suisse. Selon l’Office fédéral de l’agriculture, les ventes de substances actives non diluées sont passées d’un peu plus de 919 tonnes à 481 tonnes entre 2011 et 2021, ce qui correspond à une baisse de 48%. Ce!e baisse est rendue possible par des méthodes innovantes comme le semis sous couvert, qui consiste à semer dans un champ deux variétés de plantes qui suppriment ensemble les mauvaises herbes. Le désherbage par tracteur, où les mauvaises herbes sont éliminées du sol, est également une solution. «L’utilisation de robots de pulvérisation pilotés par l’IA renforce une tendance déjà existante », souligne Michael Feitknecht, responsable de la production végétale chez Fenaco. La coopérative agricole fait partie des clients pilotes d’Ecorobotix via sa plateforme d’innovation Innovagri. Elle possède dix exemplaires d’ARA, prêtés aux agriculteurs intéressés par l’intermédiaire des filiales locales de Landi. «Les retours sont très positifs», ajoute Michael Feitknecht. Il part du principe que, d’ici dix ans, la pulvérisation ciblée sera devenue incontournable dans l’agriculture européenne.