La bonne idée jaillit souvent autour d’une bonne bouteille, lorsque l’on s’y attend le moins. Bernard Rüeger se souvient encore dans le détail de cette journée de septembre 2015. Le président de la Chambre vaudoise de commerce et d’industrie (CVCI) vient de piloter un comité stratégique. A la fin des débats, il interpelle Jean-Philippe Rochat par cette boutade: «Et si on lançait une candidature pour les Jeux olympiques 2026?» La question ne tombait pas du ciel. L’avocat de chez Kellerhals Carrard revenait à peine de Kuala Lumpur, où Lausanne avait décroché l’organisation des JO de la Jeunesse 2020. «Dans ma tête, c’était une manière de prolonger l’effort chez les grands», explique Bernard Rüeger, également vice-président d’economiesuisse.
Dans l’économie, nous avons l’habitude de relever des défis.
Les échanges s’emballent, l’idée séduit. «Il y avait, entre autres personnes, l’horloger Olivier Audemars, Pierre-Alain Cardinaux de chez Ernst&Young, un représentant de Credit Suisse, des industriels… L’assemblée était variée et tous ensemble, on s’est dit: «Pourquoi pas? C’est au tour de l’Europe et ce serait l’occasion de monter des Jeux à taille humaine. Nous sommes des entrepreneurs. Nous avons l’habitude de relever des défis. C’est dans notre nature. Alors à la fin de la discussion, j’ai lancé: «On la tope et on se revoit dans une semaine.»
Ménage à plusieurs
Chose promise… Une semaine plus tard, ils étaient tous au rendez-vous. «Il y avait de l’enthousiasme et il faut toujours saisir l’enthousiasme. Nous avons décidé d’étudier la chose durant trois mois, tâche que nous avons confiée à un tout frais diplômé de l’Académie internationale des sciences et techniques du sport, encadré par un comité d’une dizaine de personnes, présidé par Jean-Philippe Rochat», poursuit Bernard Rüeger. Le verdict des 90 jours? «Un dossier d’une centaine de pages et la certitude qu’il fallait essayer.» Depuis, le projet n’a cessé de grandir. Brique après brique. Rationnel et opportuniste. «Bien né, comme le dit le patron vaudois. Dès le départ, nous avions imaginé un projet supracantonal. J’étais convaincu qu’il fallait que la Suisse allemande soit partie prenante.» Les événements rejoindront sa vision. En février 2016, Bernard Rüeger se rend à Bruxelles pour parler UE en compagnie des représentants des conseils d’Etat de Suisse occidentale (cantons romands + Berne).
Le vice-président du tout jeune comité 2026 en profite pour exposer son projet. C’est alors que Jean-Michel Cina lui glisse que Christian Constantin, promoteur et président du FC Sion, a lui aussi un projet sous le coude. Quelques rencontres plus tard, les deux projets se marient. Berne les rejoint en décembre 2016, quelques jours avant le dépôt des candidatures officielles à Swiss Olympic. «Les Bernois ont demandé à rejoindre notre projet, ce que nous avons accepté avec joie. La capitale dispose quand même de la plus grande patinoire d’Europe.»
Ces alliances s’accompagnent de nouvelles entrées au comité. Le politicien bernois Hans Stöckli, leader de la candidature bernoise et ancienne locomotive d’Expo.02, devient vice-président. Son homologue valaisan Jean-Michel Cina, ainsi que les anciens sportifs Didier Défago et Laurence Rochat, tous au bénéfice d’un prestigieux passé olympique, embarquent à leur tour. Quant à Christian Constantin, il a occupé le poste de vice-président jusqu’à septembre dernier, date de ses gifles à un consultant de la télévision après le match Lugano-Sion.
Comme un tabouret
«Nous avons élargi le groupe en fonction de nos besoins.» Pour parvenir à un concentré de compétences et de réseaux que Bernard Rüeger estime presque imparable: «JeanPhilippe Rochat connaît à la perfection le milieu olympique, Hans Stöckli dispose de connexions incroyables dans la Berne politique, tout comme je bénéficie d’un carnet d’adresses plus que large avec economiesuisse. Cette candidature repose sur trois piliers complémentaires: le sport au centre, la politique et l’économie. C’est comme un tabouret. S’il n’y a pas les trois pieds, il ne tient pas en équilibre.»
Même si Bernard Rüeger compare la candidature à une start-up, il avoue que cette complémentarité lui impose un mode de gestion inédit: «A la tête de nos entreprises, on décide seuls. Mais là, on doit composer avec des personnalités venant d’horizons différents. C’est un exercice d’humilité et de concession très intéressant.»
Deux ans après l’étincelle de départ, Sion 2026 enchaîne les passages obligés devant les diverses autorités politiques et sportives. Une activité chronophage pour ses initiateurs, qui se réunissent chaque lundi à 17 heures. «A côté, l’investissement est quotidien. Je dirais que j’y consacre un quart de mes semaines de 70 heures», estime Bernard Rüeger. Mais sans jamais rien regretter: «Notre moteur? La passion. Un passé de sportif. L’adrénaline de la compétition.» La même qui fait le sel quotidien de l’entrepreneur: «La concurrence internationale s’annonce forte. Mais nous avons l’habitude de nous battre. L’économie est même plus dure que le sport, où une médaille d’agent ou de bronze peut permettre à un sportif d’être reconnu toute sa vie. Quand un patron fait une offre, soit il est premier, soit il n’existe pas. Il n’y a jamais de deuxième.»
Il n’empêche: l’entreprise JO d’hiver est un peu folle dans sa dimension. Les coûts des dernières éditions telles que Sotchi en Russie (lire encadré ci-dessous) rebutent nombre de villes et de pays. Mais là encore, Bernard Rüeger veut voir le positif. En particulier l’opportunité de faire autrement, ce que le Comité international olympique, face à la nécessité de se réinventer, encourage plus ou moins ouvertement: «Bien que petite, la Suisse a l’avantage déterminant d’être déjà très bien équipée en installations sportives, tout comme en infrastructures de transports publics.»
Tout fabriquer en Suisse
Pour réussir, l’implication des privés lui paraît essentielle. «Ce n’est pas un hasard si les impulsions sont venues des milieux économiques. L’économique est toujours en anticipation par rapport au politique. Jamais un tel projet, dans le contexte actuel, n’aurait été lancé par le monde politique. Nous ressentons fortement que la Suisse a besoin de redorer son image. Avec un tel projet, nous pouvons remobiliser tout le pays.»
Le programme est ambitieux. Côté économie, l’objectif avoué est de toucher toutes les entreprises du pays, des plus grandes aux plus petites, tout en fournissant les arguments pour convaincre la population. «Nous voulons des JO Swiss made. Comment? Prenez l’exemple du merchandising. Tout est aujourd’hui produit en Asie. Mais pourquoi ne pas exiger pour nos JO que tout cela soit fabriqué sur des machines suisses? Nos entreprises conçoivent les machines les plus performantes et les exportent dans le monde entier. Imposons donc aux Chinois, Indonésiens, etc. que tous les gadgets publicitaires et autres équipements textiles, ou encore les emballages soient réalisés sur des machines Bobst, Rieter ou autres. On a la chance d’avoir un tissu industriel dense. Il faut le valoriser.»
Et le dirigeant d’economiesuisse de rêver: «Le projet, ce n’est pas seulement les quatre semaines de compétition. Nous visons une portée pour toute une génération.» Ce qu’en langage olympique, on appelle l’héritage. Pour prendre les devants, Sion 2026 a créé une dizaine de groupes de travail, parmi lesquels figurent des spécialistes du tourisme, de l’économie, de la durabilité et de l’innovation. Ces groupes ont planché pendant l’été sur ce que les JO pourraient léguer à la Suisse (lire interview)
Rester irréprochable
Mais il y a un autre domaine où l’apport de l’économie privée peut s’avérer déterminant: celui de la maîtrise des coûts. Et pas seulement parce que les initiateurs sont toujours bénévoles. «Nous ne consentons aucune dépense superflue. C’est dans l’ADN des entrepreneurs qui n’ont pas le choix. S’ils explosent leurs budgets, leurs entreprises seront mises en faillite, contrairement aux Etats, qui peuvent assumer des déficits.» Autrement dit: «Nous sommes les meilleurs garants de la rigueur budgétaire. Nous ne recourons qu’à l’expertise indispensable», martèle Bernard Rüeger.
Un prérequis pour convaincre. En effet, l’image de la candidature doit rester irréprochable dans un environnement de fédérations sportives qui souffrent de scandales financiers à répétition. «Nous devons être hypertransparents et hyperéthiques. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser croire qu’il y a quelque intérêt particulier dans le comité. C’est la Suisse qui doit en retirer la gloire, pas l’individu.» Le défi sera t-il relevé? Réponse lors de la 133e session du CIO, en 2019, à Milan.
Sion 2026, l’anti-Sotchi
- La candidature menée par Jean-Philippe Rochat veut absolument prendre le contrepied du gigantisme de Sotchi, en 2014. Pour la dernière édition en date des JO d’hiver, Vladimir Poutine et les oligarques avaient dépensé sans compter – on parle de 50 milliards d’euros – pour créer de toutes pièces un site plus ou moins à l’abandon aujourd’hui. Autrement dit: Sion 2026 sera l’anti-Sotchi ou ne sera pas.
- Lors de l’organisation de JO, il faut distinguer deux types de budget: l’organisationnel et celui d’investissement. En août, le dossier faisait état d’un budget de fonctionnement de 1,86 milliard de francs, dont 150 millions pour l’organisation des Jeux paralympiques et 100 millions que le Comité propose d’investir dans une Fondation indépendante pour l’héritage olympique.
- Côté revenus, le total de la billetterie, du sponsoring et la contribution du CIO se monteraient à 1,35 milliard de francs. Par rapport aux éditions précédentes, la participation du CIO est nouvelle et rend le projet possible. La contribution inscrite dans le budget est de 400 millions de francs, mais il est fort probable que celui-ci soit plus élevé. Toutefois, là ou Sion 2026 serait vraiment l’antithèse de Sotchi 2014, c’est au niveau des dépenses d’investissement. Le projet mise sur des infrastructures qui, à 90%, sont déjà existantes. Selon les promoteurs, il n’y aurait que 93 millions de francs à investir pour compléter le tableau.
- La Confédération, qui a annoncé le 18 octobre son appui à la candidature sédunoise, ne devrait pas dépenser plus d’un milliard de francs. Une somme qui comprend les frais de sécurité, hantise des organisateurs de grandes manifestations. Cet «exploit» chiffré est notamment rendu possible par l’Agenda 2020 du CIO, qui permet l’organisation de JO sur plusieurs sites, comme le prévoit la candidature 2026.