A 44 ans, Julian Cook s’est lancé un nouveau défi. Près de dix ans après avoir quitté Flybaboo, la compagnie aérienne régionale qu’il avait créée en 2003, il s’apprête à bouleverser le secteur aérien en Argentine, pays de 44 millions d’habitants situé à environ 12 000 kilomètres de la Suisse. Car après douze ans de gouvernement de gauche du couple Kirchner, le pays du tango a amorcé en 2015 un virage radical. Mauricio Macri, membre d’une des familles les plus riches d’Argentine, a été élu président. Plus libéral et «probusiness» que ses prédécesseurs, il a décidé d’ouvrir le pays aux investissements étrangers. C’est ce moment propice qu’a choisi Julian Cook pour lancer Flybondi, la première compagnie aérienne à bas coûts d’Argentine. Les premiers vols décolleront en janvier. Rencontre avec l’entrepreneur genevois, qui a désormais posé ses bagages à Buenos Aires.
Comment l’idée de créer Flybondi vous est-elle venue?
En 2008, lorsque j’ai quitté Flybaboo, un jeune étudiant argentin m’a contacté via un ami commun en Suisse. Il avait fait une thèse de fin d’études sur la possibilité de créer une compagnie aérienne à bas coûts en Argentine. A l’époque, je lui avais répondu assez rapidement que le gouvernement protectionniste et l’environnement politique «antibusiness» n’étaient pas propices au lancement d’une compagnie low cost. Dans un coin de ma tête, j’ai toutefois toujours gardé l’idée qu’il y avait du potentiel en Argentine. Lorsque Mauricio Macri est arrivé au pouvoir en décembre 2015, j’ai commencé à regarder les opportunités. En mars 2016, j’étais au Chili pour un mandat que j’avais avec GE Capital. J’en ai profité pour aller en Argentine afin d’analyser de plus près les opportunités et discuter avec les autorités. J’ai eu confiance dans les personnes du gouvernement que j’ai rencontrées. C’est à ce moment que j’ai décidé de me lancer.
Combien d’argent a été investi dans la jeune pousse?
Nous avons récolté au total 76 millions de francs.
Qui sont les principaux investisseurs?
Le principal est Cartesian Capital, un fonds américain qui a investi environ 45 millions de dollars. Leur équipe avait déjà investi avec succès en 2003 dans Gol, une compagnie brésilienne à bas coûts. Yamasa, un fonds japonais, a contribué à hauteur de 10 millions de dollars. Les autres actionnaires sont des privés américains, européens et argentins. Michael Cawley, directeur non exécutif de Ryanair et membre de notre conseil d’administration, est aussi actionnaire de Flybondi.
Quels sont vos objectifs à moyen terme?
Le plan que nous avons présenté aux investisseurs est de disposer de 30 avions en 2021, de transporter 10 millions de passagers pour un chiffre d’affaires d’environ 600 millions de dollars par an.
Flybondi assurera-t-elle aussi des destinations internationales?
On démarrera le 3 janvier sur le marché domestique avec quatre vols au départ de Cordoba (au centre nord de l’Argentine, ndlr). Puis fin janvier, des vols seront assurés depuis l’aéroport de Palomar, qui est situé à une vingtaine de kilomètres de Buenos Aires. Dès juin 2018, on offrira une trentaine de routes et on assurera des liaisons internationales vers le Chili, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil, au départ de Buenos Aires et Cordoba.
Les Romands vous connaissent essentiellement grâce à Flybaboo, la compagnie aérienne que vous avez fondée en 2003. Dans quelles conditions l’avez-vous quittée?
Je l’ai quittée en mars 2008. J’ai vendu mes actions au groupe libanais M1 qui était l’actionnaire majoritaire. Je n’étais pas d’accord avec la stratégie qu’il voulait développer.
Quelles raisons vous ont poussé à partir?
M1 avait placé dans le conseil d’administration un jeune membre de la famille qui n’avait pas beaucoup d’expérience dans le domaine de l’aviation. Il participait de temps à autre aux séances du conseil d’administration, prenait des décisions et repartait. Les coûts d’exploitation ont augmenté de manière vertigineuse à cause de décisions imposées par cette personne. Un exemple fut le choix d’un nouveau système de réservation beaucoup plus cher, tout comme le changement de logo et de la marque en 2007 de Flybaboo à Baboo. C’était quelque chose de complètement inutile et très coûteux.
Par ailleurs, lorsque nous avons commandé des Embraer 190, la stratégie était de viser les routes protégées par des accords bilatéraux avec la Suisse, par exemple la Tunisie, Kiev et Saint-Pétersbourg. C’était des destinations où il y avait très peu de concurrence. EasyJet ne pouvait pas assurer ces destinations et les seuls concurrents étaient des compagnies russes ou ukrainiennes. Lorsque nous avons reçu les Embraer, M1 a introduit une nouvelle stratégie proposée par mon successeur Jacques Bankir, un ancien d’Air France. Le groupe libanais a voulu se battre contre EasyJet sur le marché régional français et cela a été un échec total.
Avez-vous gagné de l’argent avec Flybaboo?
J’en ai gagné, car je suis rentré dans le capital au tout début avec très peu d’argent. Mais pour être clair, je n’ai pas gagné des millions, j’ai simplement récupéré un peu plus que mon capital de départ.
Quelles leçons avez-vous tirées de votre expérience à la tête de Flybaboo?
Tout d’abord, nous avons démarré nos activités avec 5 millions de francs de capital, ce qui était beaucoup trop peu. Au lieu de me consacrer totalement à la gestion de la société et à sa stratégie de développement, je passais ainsi un tiers de mon temps à chercher des investisseurs. Grâce aux investissements dans Flybondi, je sais que je ne dois pas me préoccuper de chercher de l’argent dans les prochaines années. Ensuite, je ne la qualifierais pas d’erreur, mais plutôt d’apprentissage sur le secteur aérien: Flybaboo n’avait pas pour vocation d’être une compagnie à bas coûts. C’était une compagnie régionale et j’ai découvert que c’est un modèle d’affaires extrêmement difficile à développer. C’était un marché de niche et nous étions toujours dans une situation de déséquilibre.
Ainsi, nous étions les premiers à assurer des vols directs Genève-Prague. Mais une année après notre lancement, en l’espace d’un mois, EasyJet et Swiss nous ont concurrencés et cela est devenu intenable. EasyJet avait des avions bien plus grands que nos Turboprop de 50 sièges. Notre coût par siège n’était donc pas compétitif et en l’espace de quelques mois, nous avons dû abandonner cette route. Nous avons donc passé notre temps à ouvrir des routes qui n’existaient pas, telles Venise, Florence. Au final, la seule route où nous gagnions beaucoup d’argent était Genève-Saint-Tropez. Les avions d’EasyJet ne pouvaient pas y atterrir, raison pour laquelle nous avions un avantage compétitif, comme à Lugano avant que Darwin n’arrive.
La grande leçon, c’est qu’aujourd’hui, avec Flybondi, nous avons clairement le coût par siège le plus bas du marché. Cela nous procure un avantage compétitif par rapport aux compagnies aériennes existantes. Et la beauté du projet en Argentine, c’est que nous ne prenons pas des parts de marché, mais nous créons un nouveau marché. Le potentiel de croissance est énorme, comparable à ce qu’ont fait Ryanair et EasyJet en Europe.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour lancer Flybondi?
La plus grosse difficulté a été de convaincre des investisseurs de se lancer. Nous avons combiné les trois facteurs les plus compliqués pour lever des fonds: une start-up, l’aviation et l’Argentine. Hormis l’aspect financier, les grosses barrières que l’on n’a pas encore franchies sont les syndicats. Nous devons trouver des pilotes argentins expérimentés, ce qui n’est pas aisé, la loi nous obligeant à n’employer que des pilotes argentins. Par ailleurs, il n’est pas facile de développer le modèle low cost en Argentine, car il y a un monopole des aéroports, ce qui rend certains coûts élevés. Les infrastructures aéroportuaires sont globalement assez vétustes et elles tournent au maximum de leurs capacités. Il n’y a par exemple plus de places de parking à Aeroparque, l’aéroport qui se trouve dans le centre de Buenos Aires.
C’est la raison pour laquelle nous modernisons celui de Palomar, qui est un ancien aéroport militaire. Durant les deux prochaines années, nous risquons de devoir faire face à un goulot d’étranglement dans l’espace aérien de Buenos Aires, qui est assez limité. Il y a donc des défis difficiles à surmonter, typiques d’un pays qui a souffert de sous-investissements durant des années.
Les relations avec le gouvernement argentin ont-elles été un facteur clé dans la création de Flybondi?
Oui, la décision initiale résulte de rencontres avec le ministre argentin des Transports et la volonté du gouvernement de libéraliser le marché. J’ai eu de très bons contacts avec l’administration nationale de l’aviation civile. Ces personnes sont très professionnelles, très compétentes et pas corrompues.
Pour quelles raisons n’y a-t-il pas de compagnie à bas coûts en Argentine et plus largement dans la région?
C’est en raison du précédent gouvernement argentin, qui n’était pas ouvert à cette idée. En dix ans, à part LAN, aucune compagnie n’a été acceptée et celle-ci a rencontré d’énormes difficultés. C’est ce que m’a confié Gustavo Lopetegui, l’ancien directeur général de LAN, et aujourd’hui vice-chef du Cabinet de Mauricio Macri. Ce manque d’ouverture était aussi présent dans d’autres pays de la région, mais les choses bougent. Des low cost sont en train de se lancer au Pérou, au Chili et en Colombie.
Est-il plus facile de créer une compagnie aérienne à bas coûts en Suisse qu’en Argentine?
Flybaboo n’étant pas une compagnie à bas coûts, c’est donc difficile à dire. Mais la principale différence entre les deux pays, c’est le potentiel énorme. La Suisse est un pays minuscule, comparé à l’Argentine. Ici, sur une population de 44 millions d’habitants, il y a seulement 10 millions de passagers domestiques par an. Rien qu’à Genève, avec une population de moins de 500 000 habitants pour tout le canton, il y a 15 millions de passagers. Donc, il y a plus de passagers à Genève que dans tout le marché domestique argentin. Dans dix ans, il devrait représenter sans problème 30 à 40 millions de passagers par an. Aujourd’hui, 40 millions d’Argentins voyagent en bus sur de longues distances. Depuis la capitale, il faut vingt heures pour aller à Bariloche, quatorze heures pour se rendre à Mendoza. Les clients des bus paient un montant comparable à celui que nous proposerons avec Flybondi.
En Europe, les compagnies aériennes pointent du doigt la concurrence déloyale des compagnies du Golfe. Quel est votre avis sur ce sujet?
Il est évident que les compagnies du Golfe avaient des capitaux énormes avec peu de transparence et un retour sur investissement discutable. D’un côté, on remarque seulement maintenant qu’Etihad commence à prendre des mesures d’assainissement et les conséquences catastrophiques sur Air Berlin et Alitalia, qui sont en faillite. Elles étaient subventionnées par Etihad. Désormais, Etihad se concentre davantage sur la rentabilité des compagnies. Mais de l’autre côté, Emirates est très bien gérée et rentable. Je pense que les compagnies aériennes européennes doivent se réveiller par rapport à ce que fait la concurrence. Elles doivent miser sur l’innovation. Si on prend l’exemple de British Airways, elle est à la traîne. Au niveau du service, par exemple sur la liaison Londres-Buenos Aires, c’est catastrophique. Les sièges ont vingt ans. La compagnie britannique n’investit pas. Elle se repose sur sa position dominante à Heathrow. Au contraire, les compagnies du Golfe proposent des produits innovants, géniaux.
Comment voyez-vous l’avenir des compagnies low cost?
Je pense qu’elles vont continuer à croître partout dans le monde, à grignoter des parts de marché aux compagnies traditionnelles. C’est un modèle d’affaires qui est extrêmement bien rodé. On sait que pour des vols de moins de trois heures, le passager est indifférent à la compagnie pour autant qu’elle soit ponctuelle.
Comment voyez-vous l’évolution du secteur aérien dans les dix prochaines années?
Quand on voit l’état des commandes, on peut espérer un bel avenir. Elles n’ont jamais été aussi importantes. Des marchés comme l’Inde et la Chine, tout comme l’Amérique du Sud, ont un potentiel de croissance énorme. Cependant, je pense que nous ne sommes pas à l’abri d’une crise et nous continuerons à avoir des cycles avec des moments difficiles.
En tant qu’entrepreneur suisse vivant à l’étranger, comment voyez-vous l’évolution de la Suisse durant les dernières années?
Je ne voyage pas en Suisse, mais à l’échelle de Genève, où je rentre deux ou trois fois par an, je trouve que cela n’évolue pas dans la bonne direction. La circulation est toujours plus difficile, le canton est de plus en plus endetté. On se demande combien de temps cela peut durer. Il y a aussi des problèmes au niveau de la sécurité. Certaines des valeurs qui ont fait le succès de Genève peuvent être remises en question.
BIO EXPRESS Julian Cook
- 1973 Naissance à Genève, à la Clinique des Grangettes.
- 2003 Création de la compagnie aérienne régionale Flybaboo à Genève.
- 2008 Départ de Flybaboo.
- 2012 Mariage à Zermatt
- 2016 Création de la compagnie à bas coûts Flybondi à Buenos Aires.