Les entrepreneurs suisses qui ont tenté l’expérience vous le diront: l’ouverture d’un bureau à l’étranger prend souvent les traits d’un parcours du combattant. Ils ignorent en revanche que le chemin inverse n’est pas plus facile. Mettons-nous deux minutes à la place – fictive – de Monsieur Xu. Cet entrepreneur de Shenzhen a développé un petit empire chinois dans l’intelligence artificielle. Sa société embauche 450 personnes et fournit des clients dans le monde entier, mais principalement en Europe. C’est pour se rapprocher d’eux que Monsieur Xu songe depuis quelques mois à ouvrir une antenne d’une dizaine de collaborateurs sur le Vieux Continent. Mais où?
Excès de doublons
Monsieur Xu a songé à la Suisse. Il ne la connaît que de réputation, car pour lui Zurich, Genève et le Cervin sont au même endroit. Monsieur Xu a pu parfaire sa connaissance générale de la Suisse lors d’un raout d’entrepreneurs chinois à Shenzhen. Il y a fait la connaissance d’un collaborateur de Switzerland Global Enterprise (S-GE), organisme de promotion économique confédérale qui fait partie intégrante du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Celui-ci lui vante les atouts de la place économique suisse. Alléché, Monsieur Xu ignore encore à ce stade qu’il va faire l’objet d’une véritable opération séduction commanditée par les diverses task forces de la promotion économique. Pour en parler, prenons l’exemple d’une célèbre pâtisserie.
En Suisse, l’organisation de la promotion économique est à l’image d’un mille-feuille avec son sucre glace qui chapeaute une succession de couches de crème pâtissière et de pâte feuilletée. Le sucre glace représente Switzerland Global Enterprise. C’est donc le bras national de la promotion économique qui vend l’image de la Suisse à l’étranger et représente les 26 cantons. A l’étage en dessous, vous trouverez les quatre grands organes de la promotion économique que sont le Greater Zurich Area (GZA), Greater Geneva Bern area (GGBa), Baselarea.swiss et St. GallenBodensee Area. Ces organisations régionales prospectent des entreprises à l’étranger pour les attirer dans leur région. Au niveau inférieur, chaque canton a son service de pro- motion économique. De même que les communes et les villes.
Dans ce complexe jeu d’alliance et de concurrence, qu’adviendra-t-il de Monsieur Xu? Son dossier va tout simplement transiter d’un étage à l’autre – chaque acteur essayant de l’attirer. En résumé, notre entrepreneur de Shenzhen recevra donc des sollicitations de la part des grandes organisations régionales, mais aussi des cantons et peut-être de certaines villes. Ce sont en moyenne une dizaine de candidatures que l’entrepreneur devra analyser. Cette opération séduction est-elle efficace? Car pour Monsieur Xu, le choix de son implantation en Suisse aura toutes les chances de virer au casse-tête chinois.
«Radiographie sans complaisance»
Selon Philippe Monnier, ex-directeur général de la promotion économique de Suisse occidentale (GGBa): «Avoir un excès de doublons entre les différents organes de promotion économique n’est certainement pas la meilleure stratégie pour gagner des projets d’implantation. Mais une question essentielle est de savoir quel est le but d’une promotion économique? Si elle vise à attirer des projets intéressants, qui font sens dans le tissu économique d’une région et qui ne seraient jamais venus sans cette promotion économique, il y a potentiellement une vraie valeur ajoutée. Mais si son rôle se borne à faciliter administrativement des projets qui seraient venus de toute façon, je suis beaucoup plus sceptique. La valeur ajoutée d’une promotion économique dépend donc entièrement de la manière dont on la mène.» Et les manières divergent selon les régions et les acteurs.
En 2015, quelques mois seulement après avoir quitté la direction du GGBa, Philippe Monnier a publié un livre dans lequel il dresse une «radiographie sans complaisance» de la promotion économique. Il y remet en question la manière d’opérer des différentes couches du mille-feuille. «Vous avez le niveau national, supracantonal, cantonal, régional et municipal... Cela fait beaucoup, d’autant plus que les moyens et les intérêts divergent fortement selon les niveaux et sur- tout entre les différents acteurs du même niveau. Dans la promotion économique, certains – comme nous l’étions – sont des «enragés» pour attirer des entreprises. D’autres n’ont pas la même attitude. En outre, je suis sûr qu’il pourrait y avoir une meilleure coordination entre les divers niveaux.» Philippe Monnier revient sur la pomme de discorde entre les organisations régionales de pro- motion économique et Switzerland Global Enterprise.
Une déclaration de guerre
«Au niveau fédéral, la législation suisse met en avant le rôle du niveau national qui est avant tout de promouvoir la Suisse à l’étranger en tant que «business location». Mais, la S-GE a décidé unilatéralement et sans crier gare de prospecter des sociétés étrangères, notamment les projets en cours du GGBa.» Au GGBa, de nombreux politiciens et chefs de service ont pris cela pour une déclaration de guerre. «De plus, par souci de neutralité, lorsque la S-GE détectait des projets, ils les envoyaient aux 26 pouvait recevoir une pléthore de dossiers cantonaux kilométriques.»
Du côté de Switzerland Global Enterprise, on est conscient des risques d’une telle approche, mais on souligne sur- tout la complémentarité entre les différents organes de promotion. Pour assurer la promotion de la place économique helvétique à l’étranger, l’agence nationale jouit de six personnes à Zurich et à Lausanne et de 22 représentants dans dix marchés clés auprès des Swiss Business Hubs. «Ce ne sont pas nécessairement les marchés couverts par les organes supracantonaux, explique Patrik Wermelinger, responsable des investissements de la promotion nationale au sein de Switzerland Global Enterprise. Notre travail de prospection est donc complémentaire de celui des agences régionales.» Mais il arrive aussi parfois que les deux organes ciblent un même client.
Switzerland Global Enterprise est mandatée – et financée – pour des périodes de quatre ans par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) ainsi que par les 26 cantons. Pour assurer la promotion économique de la Suisse, la S-GE bénéficie d’une enveloppe de 25,6 millions de francs (Seco et cantons) pour les quatre ans. Alors comment Switzerland Global Enterprise gère sa relation concurrentielle avec les organes régionaux, puis cantonaux? «Tout se passe en bonne intelligence. Une fois qu’une entre- prise étrangère a défini ses critères, nous envoyons son dossier aux organismes régionaux et aux 26 cantons. A eux ensuite de la séduire», observe Patrik Wermelinger. L’entreprise en question prend le risque d’être inondée de propositions. «Certaines aiment se sentir désirées et avoir l’embarras du choix. D’autres auraient préféré une offre suisse unique – transparente et comparable.»
Outre ses rivalités avec la S-GE et les cinq autres organes supracantonaux de promotion économique, le GGBa doit aussi ménager la concurrence entre ses cantons membres. Depuis sa création en 2010, le Greater Geneva Bern area – dont le périmètre recouvre la Suisse romande et Berne, mais sans le Jura parti travailler avec Baselarea.swiss – n’a pas toujours fait que des heureux au sein des cantons. Certains envisagent même de sortir du GGBa ou de réduire leurs contributions, faute d’implantations. En effet, chaque canton membre contribue financièrement au GGBa selon une clé de répartition qui est le fruit d’in- tenses négociations. Genève, Vaud et Berne contribuent à hauteur de 700 000 francs chacun. Le Valais, Fribourg et Neuchâtel à hauteur de 300 000 francs. Tous attendent donc un retour sur investissement.
Des cantons pas toujours heureux
Le GGBa peut-il contenter tout le monde et s’assurer que la majorité des entreprises ne s’implantent pas principalement dans les cantons de Genève et Vaud? «Les relations entre les services cantonaux de promotion économique et le GGBa ont toujours été bonnes, se souvient Philippe Monnier. Nous avions mis en place un système compétitif de répartition assez simple. Par exemple, une entreprise étrangère active dans les technologies médicales avait entre ses mains un document ad hoc très complet sur le med-tech et, entre autres, ses centres de compétences dans la région. Nous lui transmettions aussi un document général de présentation des six cantons. Les cantons étaient en plus libres d’ajouter des informations spécifiques concernant le projet en question. Le client devait ensuite effectuer un préchoix de deux cantons au maximum. Les services cantonaux prenaient le relais et étaient en saine concurrence entre eux. Je pense que ce système compétitif est en soi assez juste, même s’il ne peut pas garantir l’équité des implantations entre les cantons.»
Quant à la question du montant des contributions cantonales au GGBa, Philippe Monnier évoque un «débat infini. Il n’y a pas de moyens de mesurer exactement combien chaque canton doit payer, ni de combien il bénéficie lors d’une implantation dans son canton ou dans un canton voisin.» L’ex-directeur de la promotion de la Suisse occidentale cite en exemple l’arrivée d’une entreprise étrangère à Berne qui utilise beaucoup de fournisseurs vaudois, mais dont les employés vivent et payent leurs impôts dans le canton de Fribourg. «Qui est gagnant? La promotion économique est plus complexe que cela.»
Thomas Bohn acquiesce. Celui qui a succédé à Philippe Monnier à la tête du GGBa n’est «pas là pour faire du chiffre. C’était d’ailleurs ma condition lorsque j’ai postulé. Beaucoup d’entreprises étrangères veulent venir en Suisse romande. Les veut-on toutes? Cela fait-il sens et en vaut-il la peine? C’est le rôle du GGBa de répondre à ces questions.» Thomas Bohn ne s’en cache pas, il se concentre sur les sociétés à fort potentiel et recherche le «Google de demain», c’est-à-dire la petite entreprise qui va créer de la valeur dans le temps. «A son arrivée à Zurich en 2004, Google ne comprenait que cinq personnes. Aujourd’hui, ce sont plus de 2000 personnes qui y tra- vaillent. Mon rôle est de prospecter des entreprises qui ont quelque chose de différent. C’est aux cantons ensuite d’accompagner le projet et de réussir l’implantation. Nos rôles sont complémentaires.»
Avec un budget annuel compris entre 3 et 3,5 millions de francs, le GGBa traite entre 220 et 250 dossiers par an. L’agence romande, qui recense 16 collaborateurs dont cinq à Lausanne, organise 130 visites d’évaluation d’entreprises étrangères par an. Un effort qui se solde par une cinquantaine d’implantations annuelles réussies. «La promotion économique n’est pas une activité linéaire, précise Thomas Bohn. En 2017, par exemple, il y aura eu plus d’implantations dans le canton de Berne que l’année précédente. En 2018, ce sera encore différent.» Thomas Bohn dresse un bilan positif de 2017, mais souligne la complexité grandissante du marché, qui exige de l’agilité de la part du GGBa pour ne pas céder face à la concurrence.
C’est également le bilan que tire Jean-Nathanaël Karakash. Le conseiller d’Etat neuchâtelois chargé de l’économie vient de terminer son mandat à la tête de la présidence tournante du GGBa. C’est vraisemblablement son homologue genevois Pierre Maudet qui lui succédera. «Depuis plusieurs années, l’environnement international est marqué par l’instabilité. Et au niveau national, certaines incertitudes ne sont pas encore levées, par exemple en matière de fiscalité, constate Jean-Nathanaël Karakash. Par ailleurs, la concurrence est extrême- ment vive avec d’autres régions du monde. Malgré ce contexte peu favorable, le GGBa tire son épingle du jeu, et a réussi cette année encore à attirer des investissements importants et prometteurs.»
Approches plus ciblées
L’élu neuchâtelois cite en exemple la multinationale pharmaceutique américaine Incyte qui va créer 130 emplois à Yverdon-les-Bains. Mais aussi celui de la société de négoce chinoise Cofco, qui a installé son quartier général international au Grand-Saconnex ou encore celui d’iGenius. L’entreprise active dans l’intelligence artificielle va implanter son centre de recherche et développement à Sierre. Malgré ces succès, «il faut aujourd’hui une approche beaucoup plus fine et ciblée qu’il y a dix ans pour convaincre une entreprise étrangère de qualité de s’implanter en Suisse, souligne Jean-Nathanaël Karakash. En plus de conditions d’accueil avantageuses, il est essentiel d’identifier une plus-value spécifique et stratégique dont bénéficiera l’entreprise, par exemple en termes d’environnement technologique, scientifique, juridique ou financier.»