Les Suisses sont plus d’un million à jouer régulièrement à des jeux connectés. Un million de gamers et un marché qui ne demande qu’à exploser. En quelques années, l’e-sport est passé d’une activité de geek dans sa cave au rang de phénomène de société. La discipline a grandi avec la génération «Game Boy», qui continue, une fois arrivée à l’âge de raison, de préférer l’adrénaline du jeu aux ronronnements de la télé. Impressionnant? Oui, mais pas exceptionnel. Car l’e-sport est un véritable raz-de-marée mondial, dont on ne connaît pas encore la hauteur de la vague.

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Les chiffres sont déjà faramineux. Les compétitions internationales de League of Legends (LoL) – le jeu le plus populaire – fascinent la toile. En 2016, Riot Games, éditeur du jeu et organisateur des championnats du monde, a fièrement communiqué 43 millions de spectateurs uniques avec un pic à 14,7 millions. Les prize money, eux aussi, n’ont rien à envier au tennis et à ses tournois prestigieux: les compétiteurs des Mondiaux de LoL se sont partagé plus de 5 millions de francs, une somme appelée à croître considérablement.

Pour mesurer la folie ambiante, il suffit de mentionner le record en la matière, détenu par un tournoi Dota 2, «The international 2016» à Seattle. Il y a douze mois, ce dernier est devenu le premier événement e-sport à dépasser les 20 millions de dollars de prize money, dont plus de 9 pour la seule équipe gagnante. Quant aux cracks, ils se mesurent aux meilleurs footballeurs. Millionnaires, ils roulent en voiture de luxe et drainent des millions de followers sur les réseaux sociaux. Côté diffusion aussi, c’est la déferlante. Le canal YouTube PewDiePie affiche 51 millions d’abonnés depuis sa création, alors que Twitch, la chaîne de TV en streaming, lancée en 2011 et très active dans l’e-sport, a été rachetée un milliard de francs en 2014 par Amazon, qui a flairé le bon coup.

La Suisse, marché naissant

Malgré son million de gamers, la Suisse n’a pas encore sauté le pas de la démesure. «Nous sommes à une période charnière. Notre défi est de faire vivre la scène nationale. Et là, soit l’e-sport explosera, soit il restera au niveau d’un sport comme le basket-ball.» Dans un café de Berne, Cédric Schlosser bouillonne. L’homme n’a que 25 ans, mais sa destinée est déjà depuis longtemps liée à l’e-sport.

Ado, il rêvait de devenir «pro». Mais son ambition a été stoppée net après un tournoi international où, lui et ses potes gonflés à bloc ont été «lamentablement» mis au tapis. Du coup, le groupe d’amis a décidé de changer de stratégie et a engagé des joueurs étrangers, principalement des Sud-Coréens, peu gourmands en termes de salaire, pour disputer les tournois. Formule gagnante. Très vite, le collectif, qui loue une maison dans la banlieue de Berne, a cumulé 600 000 francs de prize money. En parallèle, le jeune banquier et son association se sont mis à organiser des events. Jusqu’au moment où, en 2016, il a fallu choisir. «Soit c’était ‘vollgaz’ vers la professionnalisation, soit il fallait tirer la prise.»

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"Notre défi, c’est de  faire vivre la scène nationale de l’e-sport"Cédric Schlosser, Cofondateur, MYI Entertainement
© DR, AP Images

Entrepreneurs dans l’âme, Cédric Schlosser et ses partenaires ont choisi de créer la société MYI Entertainment. Une décision de pionniers, puisque MYI est aujourd’hui la première et la seule société suisse totalement dédiée à l’e-sport qui puisse vivre de ses revenus. «Le passage du statut d’association à celui de SA n’a pas été évident, reconnaît Cédric Schlosser. Les salaires ne sont pas très élevés non plus.»

Qu’importe. Les perspectives sont plutôt alléchantes. Consulting, équipe professionnelle, formation, notamment des «casters», comme on appelle les commentateurs dans le jargon: les activités sont multiples. «L’intérêt est réel. Les gens recherchent des compétitions stressantes, avec de l’émotion et de l’action. Ils sont servis. Mais ils veulent le meilleur, un peu comme en tennis. Tout le monde regarde un Djokovic-Nadal, personne les Interclubs. L’économie de l’e-sport en Suisse, à commencer par le développement du sponsoring, dépendra de la manière dont les gens se mettront à suivre les compétitions nationales. Mais quoi qu’il arrive, je suis persuadé que l’e-sport deviendra vite une part intégrante de la vie quotidienne.»

Les clubs de foot s’y mettent

Le mouvement est déjà en marche. Membre du comité de la Swiss e-sports Federation (SeSF), qui a vu le jour en 2007, et ancien président de PolyLAN à Lausanne, Yann Beaud sent plus qu’un frémissement: «Il y a cinq ans, on devait se battre pour obtenir 50 francs. Aujourd’hui, des sponsors potentiels nous approchent directement. On sent que les moins de 35 ans commencent à prendre leur place dans l’économie. Ils savent que c’est un secteur prometteur.» En particulier pour toucher un jeune public, mais aussi pour développer de nouvelles manières de communiquer.

Ce changement se mesure également en visibilité. Depuis deux ans, par exemple, les clubs de football suisses se lancent dans l’aventure. En 2017, Saint-Gall, Bâle, Lucerne, Servette et Lausanne ont monté leurs propres structures, imitant ainsi des organisations aussi prestigieuses que les clubs de Schalke 04 (All) ou du Paris SG (France). Aucun hasard dans ce virage: avec ses classements, ses entraînements, ses vedettes, ses coaches célèbres et ses transferts, l’e-sport fonctionne en tout point comme le monde sportif.

Néanmoins, tous les clubs ne poursuivent pas le même but. Certains, comme le FC Bâle, souhaitent se focaliser sur les jeux de sport comme FIFA. D’autres, à l’instar du Lausanne-Sport, qui a fusionné avec l’équipe Qualitas Helvetica, ont une vision plus large et s’impliquent aussi dans des jeux comme LoL. «A mon sens, cette démarche est plus intelligente parce que l’e-sport dépasse largement les jeux sportifs qui ne sont, d’ailleurs, pas les plus populaires», analyse Yann Beaud. Pour l’e-LS, l’investissement porte ses fruits puisque début août, sa phalange est devenue championne de Suisse sur LoL, en battant l’équipe de Cédric Schlosser, mYinsanity. A la clé: une participation, début novembre, aux championnats du monde à Busan, en Corée du Sud.

Finales mondiales à Genève?

Des finales mondiales qui font rêver Yann Beaud. Si Cédric Schlosser imagine une très grande équipe helvétique comme porte-drapeau, le Fribourgeois estime qu’une compétition d’envergure internationale pourrait faire décoller la discipline. Raison pour laquelle il s’est engagé, via la SeSF, dans un comité qui vise à attirer les finales mondiales à Palexpo: «Nous travaillons à une candidature pour 2018 avec Geneva Gaming Convention. Et si nous la déposons, nous aurons de bonnes chances d’obtenir la manifestation, car jusqu’à présent seules des villes asiatiques étaient sur les rangs.» Une aubaine pour l’e-sport, mais aussi pour la Suisse romande, puisque la manifestation drainerait plus de 40 000 personnes au bout du lac.

Mais en attendant ce coup d’éclat, l’e-sport continue de se construire, petit à petit. De plus en plus d’événements consacrés au gaming sont organisés en Suisse, laissant poindre une concurrence nouvelle. Outre Berne, Zurich et Bâle, deux villes romandes entrent dans la danse: Genève avec la Geneva Gaming Convention (Palexpo du 22 au 24 septembre) et Lausanne avec l’International Gaming Show (Beaulieu du 24 au 26 novembre).

Cédric Schlosser et MYI s’occupent, eux, de la manifestation bernoise. «Il y a deux volets: Swiss Toy Digital, pour le grand public, et SwitzerLAN, destiné aux compétiteurs et doté de 15 000 francs. Le premier, ludique, attire près de 50 000 personnes sur quatre jours, alors que le second mobilise 1300 joueurs.» Un défi logistique: il s’agit de fournir une connexion à une foule de hard users, infrastructure qui a un coût: «Le prix d’un routeur, par exemple, est de 200 000 francs, et nous en avons deux pour éviter les coupures. Heureusement que nous avons un bon partenaire qui nous met ce matériel à disposition.» Au total, le budget de la manifestation flirte avec le million de francs.

Ce coup de projecteur international pourrait avoir un autre intérêt: faire sauter les dernières réticences des gros sponsors. En 2016, le petit monde de l’e-sport helvétique avait cru que son heure était enfin arrivée, quand la banque Raiffeisen, par l’intermédiaire de son RAIlab, avait sollicité un concept global. Pour y parvenir, une association avait été créée et un projet de compétition nationale élaboré. «Tout était prêt. Mais au dernier moment, la banque a fait machine arrière», regrette Yann Beaud, membre du groupe de travail. «Aujourd’hui, même si nous avons été échaudés, tout est prêt. Il suffirait de changer le nom du sponsor.» Et le Fribourgeois d’imaginer lire bientôt les résultats dans les rubriques sportives des journaux et regarder en direct des matches à la TV. «Cela viendra.»

Et peut-être plus vite que prévu. Les Asian Games ont déjà prévu d’intégrer l’e-sport dans leur programme. Et Paris vient d’ouvrir la porte en envisageant de le proposer au CIO pour les JO de 2024. Un raz-de-marée, on vous dit.


DE QUOI PARLE-T-ON?

L’e-sport, ou sport électronique, désigne la pratique régulière et compétitive d’un jeu en LAN (tournoi) ou online.

Top 4 des jeux les plus joués:
League of Legends (LoL) Arène de bataille en ligne (2009, Riot)
Dota 2 Arène de bataille en ligne (2013, Valve)
Counter Strike Jeu de tir multijoueur en ligne (2000, Valve)
Hearthstone Jeu de cartes à collectionner en ligne (2014, Blizzard Entertainment)

Sur la plateforme Twitch, ces quatre géants se partageaient 65% du temps de visionnage en 2016. Sur le seul mois d’avril, LoL affichait 88 millions d’heures «vues», Counter Strike: 73, Dota 2: 43 millions et Hearthstone: 41. A noter que FIFA 17, jeu de football très populaire en Suisse, ne se classe qu’au 17e rang.


ARCANITE, UN NID DE CERVEAUX à L'EFPL MUSCLES PAR L'E-SPORT

A l’origine, une bande d’amis passionnés d’e-sport, totalement dévoués à PolyLAN, une association qui organise des événements d’e-sport depuis 2002 dans le giron de l’EPFL. «Nous avons tous occupé une position dirigeante dans l’association. Moi-même, je l’ai

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 Lionel Martin, Johan Paratte, Yann Beaud et Julien Eberle (de g. à d.), une bande d’amis passionnés.
© S. Liphardt

présidée durant quatre ans.» Quand on demande à Yann Beaud la genèse de la société Arcanite, le jeune Fribourgeois n’hésite pas. C’est bien dans cet environnement qu’a germé l’entreprise. Ensuite, il y a eu l’amitié et le timing. «Nous arrivions tous au même moment à la fin de nos carrières académiques, nous nous entendions bien et travaillions bien ensemble. Alors…»

«On n’est pas une start-up»

Alors, ils se sont lancés. «Plusieurs contacts nous avaient demandé d’adapter des outils pour eux», se rappelle Yann Beaud. Ces outils, c’étaient ceux qu’ils avaient construits, ligne de code après ligne de code, pour gérer le plus efficacement possible les 1250 joueurs de leurs tournois, inscrits dans 40 jeux, chacun ayant son propre format. «Nous avions, par exemple, développé un intranet ‘Windows like’.» Un travail de titan qui a occupé six ou sept personnes durant cinq ans pour un total de 400  000 lignes de code «hors librairies».

Arcanite a finalement vu le jour début 2016. «Cela nous a permis de mettre un cadre autour des projets pour écarter la fragilité d’une association d’étudiants, notamment dans le suivi. Nous avions aussi l’avantage de posséder un portefeuille de solutions à montrer. Nous ne voulions pas être en mode start-up, à savoir: développer un produit, lever des fonds, puis se casser la figure comme 80% d’entre elles, et retourner travailler dans une entreprise standard. Nous voulions quelque chose de solide.»

Une année après sa naissance, le pari Arcanite semble tenu. «Nous n’avons pas de problèmes pour payer les salaires, nous manquons seulement de temps. Nous sommes plutôt en mode sacrifice des week-ends et des vacances», se réjouit Yann Beaud. Arcanite est actuellement partagée entre deux sites, dans les locaux de l’université: l’un dans un espace communautaire dédié à l’innovation, l’autre à l’EPFL dont elle est issue. «Aujourd’hui, nous sommes neuf, soit les six fondateurs et trois employés. Mais nous allons devoir engager du personnel très rapidement.»

Si l’e-sport constitue une part du terreau d’Arcanite, il n’en est pas le cœur d’activité. «Nous réalisons des mises en place de systèmes complexes sur des interfaces web – pas des sites – dans des domaines porteurs. Cela va du développement, pour Star Sailors League, d’un site regroupant des régates virtuelles avec la possibilité d’établir un classement mondial, en passant par du traitement d’image, jusqu’aux fintechs. Nous travaillons notamment avec la société WeCan.Fund, qui propose des solutions de financement ou de prêt participatif. Nous avons développé pour elle une API (un connecteur, ndlr) pour la réalisation des transactions financières.»

Quand il parle d’Arcanite, Yann Beaud est aussi intarissable qu’en matière d’e-sport. Le débit est rapide, les idées sont claires, comme s’il soumettait en temps réel la réalité au virtuel, jeu ou pas jeu. A témoin, cet autre atout dans les serveurs de la jeune entreprise: un traitement sophistiqué de l’image pour détecter les falsifications ou les personnes: «Cela pourrait être de la détection de contrefaçon en temps réel par l’image. Ou le suivi (la traque?) d’une personne dont on aurait donné les caractéristiques au logiciel.»