Ils incarnent ce que l’EPFL peut offrir de mieux aux PME. Marc Gruber, un expert mondialement reconnu du management de la technologie, passé par plusieurs universités prestigieuses et chroniqueur au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung. Et Pierre Vandergheynst, un scientifique de haut vol, spécialiste du traitement du signal et chargé de repenser la manière dont l’EPFL forme les futurs ingénieurs, mais aussi son rôle en matière de formation continue. Car c’est bien le défi posé aux hautes écoles par la digitalisation. Désormais, elles ont pour mission d’embarquer le plus grand nombre dans une révolution qui touche tous les secteurs de l’économie et l’ensemble de la société. Marc Gruber et Pierre Vandergheynst participeront comme orateurs au Forum de l’Innovation pour les PME, organisé conjointement par l’EPFL, PME Magazine et Le Temps, le 19 avril prochain, au Swiss Tech Convention Center, à Lausanne. Thème de cette journée: «La digitalisation, c’est mon affaire».
PME: Beaucoup de PME pensent ne pas être concernées par la digitalisation. Ou alors elles se sentent larguées. Que répondez-vous?
Pierre Vandergheynst La digitalisation modifie votre business, votre clientèle, votre fonctionnement. Le défi? Ne pas la subir, mais surfer sur la vague. Il est toutefois illusoire d’y échapper. C’est vrai pour les grands groupes comme pour les petites entreprises.
Les secteurs impactés?
Marc Gruber Tous les secteurs sont touchés, mais de manière différenciée. La digitalisation modifie toute la chaîne de valeur. Au-delà, les entreprises peuvent se trouver face à des plateformes ancrées en Europe ou ailleurs, et qui bouleversent leur modèle d’affaires. Comme Airbnb pour l’hôtellerie. Tôt ou tard, vous serez donc impactés. Et si vous pensez ne pas l’être, préparez déjà votre déclaration de faillite numérique!
Je suis le patron d’une boulangerie. Comment suis-je touché?
M.G. Bon exemple. Vous êtes boulanger dans un village. Supposons que vous avez développé une petite application mobile. Elle permet à vos clients de commander en ligne leurs croissants livrés le dimanche matin à leur domicile. Peut-être par drone un jour…
P.V. …Vous êtes bien connecté et vous avez d’excellents rating sur Google. Vous avez donc un gros avantage sur la boulangerie d’en face, qui est passée sans s’en rendre compte à côté d’une opportunité, parce qu'en plus, elle n’est même pas active sur internet.
M.G. Du coup, si vous continuez à faire de bons croissants, votre boulangerie créera plus de chiffre d’affaires et de bénéfice que vos concurrents. C’est un modèle intéressant, non?
Où en sont les entreprises suisses en matière de digitalisation?
M.G. Les situations varient au cas par cas. Selon nos observations, beaucoup de PME considèrent encore la digitalisation comme une menace plutôt qu’une opportunité. Dommage, car le potentiel est immense. Mais on trouve aussi des entrepreneurs ouverts et qui montrent la voie. Des études, comme celle actuellement menée par le canton de Vaud, devraient bientôt nous fournir une vue d’ensemble chiffrée.
La digitalisation porte sur trois niveaux: l’amélioration des processus de l’entreprise, l’éventuelle redéfinition des produits déjà existants et, plus fondamentalement, la remise en question des modèles d’affaires…
P.V. C’est dans cette troisième dimension de la digitalisation que les changements sont les moins visibles. En revanche, beaucoup d’entreprises ont fait des progrès dans la digitalisation de leurs chaînes de production. Elles achètent des machines connectées, elles engagent des ingénieurs qui maîtrisent ces technologies. Réinventer un modèle d’affaires, c’est plus compliqué. Et plus risqué.
M.G. Vous devez vous extraire d’une logique propre à votre industrie et qui vous empêche souvent de voir d’où viendra la disruption portée par de nouveaux concurrents.
Intelligence artificielle, blockchain, internet des objets… Ces mots peuvent paraître intimidants pour des entrepreneurs actifs dans des secteurs traditionnels comme la mécanique, le tourisme, l’agriculture…
P.V. Prenons l’intelligence artificielle. C’est un terme qui se vend bien, mais qui sonne creux pour beaucoup. Il évoque a priori des développements hypercompliqués. A la base, ce sont pourtant souvent de simples algorithmes qui vous permettent, par exemple, de faire des prévisions à partir de données produites par les activités de l’entreprise. Nul besoin d’être Google ou Amazon pour en tirer profit. La plupart des sociétés et des administrations disposent d’immenses quantités de données. Simplement, elles n’ont pas encore compris comment les utiliser de manière structurée.
Un autre exemple?
P.V. Les garages. Désormais, beaucoup d’entre eux utilisent des ordinateurs pour évaluer l’état des véhicules qu’ils reçoivent, diagnostiquer des pannes, anticiper les problèmes à venir. Les mécaniciens disposent potentiellement d’outils pour enregistrer et accumuler des données qui leur permettront, grâce à un algorithme, de gagner en efficacité dans les réparations à effectuer.
De même qu’un nombre croissant d’entreprises peuvent désormais faire ce qu’on appelle de la maintenance anticipée de leur parc machines….
P.V. …Grâce à une utilisation combinée de l’internet des objets et l’intelligence artificielle: équipée de capteurs qui mesurent son état, la machine stocke ces données sur un serveur. Des algorithmes procèdent à des vérifications périodiques. Ce qui permettra de changer un joint avant qu’il ne soit défectueux et qu’il ne provoque une panne générale. Nous ne sommes pas dans ce contexte dans le domaine de la science-fiction…
M.G. Une petite observation: en général, il vaut mieux commencer par une application limitée de ces technologies pour se mettre dans le bain. Et non pas chercher à tout chambouler d’un coup.
Comment les écoles polytechniques peuvent-elles accompagner les PME dans leur transformation digitale? Si on se promène dans le parc de l’innovation de l’EPFL, on y trouve les antennes de grands groupes et une nuée de start-up. Mais peu d’entreprises traditionnelles petites et moyennes…
M.G. C’est vrai. Il n’y en a que deux ou trois. Mais ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas d’adresse à l’EPFL que nous ne collaborons pas avec elles. Notamment dans le cadre de projets soutenus par Innosuisse, l’ancienne Commission fédérale de la technologie et de l’innovation (CTI). Les huit personnes de mon équipe responsables des relations avec les PME font un vrai travail de terrain. Elles proposent aux entreprises un certain nombre de techniques et d’outils concrets. Elles les mettent en rapport avec les laboratoires qui peuvent leur être utiles et nouent ainsi de nombreuses collaborations entre notre école et l’industrie.
Nous devons repenser le rôle même des hautes écoles
P.V. N’oublions pas que notre mission prioritaire, c’est produire ce dont les PME ont le plus besoin: des talents, de futurs collaborateurs formés aux nouvelles technologies. Plus de mille ingénieurs sortent de l’EPFL chaque année.
Sont-ils intéressés par un job dans les PME? Ne préfèrent-ils pas travailler dans un grand groupe?
M.G. Google, Nestlé, Logitech sont évidemment plus visibles que la plupart des PME de la région. Mais ces dernières ont beaucoup de possibilités si elles savent se montrer proactives et offrir des stages intéressants à nos étudiants. Nous avons mis sur pied de très ambitieux programmes de stage de fin de cursus. Je suis tout, sauf pessimiste sur leur capacité à attirer de bons diplômés. D’ailleurs, dans le cadre du Forum du 19 avril, nous parlerons dans une session spéciale des meilleures pratiques pour bénéficier de ces talents au sein des PME.
P.V. Les jeunes diplômés qui sortent des EPF n’ont pas tous les mêmes aspirations. Certains visent une carrière internationale, d’autres cherchent un bon salaire, d’autres encore sont attachés à leur région et veulent s’insérer dans le tissu local. A condition qu’ils y trouvent des postes intéressants.
Et la formation continue?
P.V. C’est une question fondamentale. Nous essayons d’y apporter des réponses très concrètes. Premier cas de figure: les ingénieurs sortis de leurs études il y a quelques années et qui veulent actualiser leurs connaissances et se former aux nouvelles technologies. Pour eux, nous offrons des formations techniques courtes. Deuxième cas de figure: tous ceux qui n’ont pas de formation d’ingénieur, mais qui doivent eux aussi maîtriser les outils digitaux comme la science des données, l’intelligence artificielle, l’internet des objets… A ces professionnels, qui n’ont d’ailleurs besoin d’aucun diplôme préalable pour s’inscrire, nous offrons une plateforme de cours en ligne inaugurée il y a quelques semaines: l’Extension School.
Des cours en ligne, n’est-ce pas un peu désincarné?
P.V. Pour chaque cours, vous avez un soutien personnalisé. Et au terme de ce cours, après un examen, vous pouvez obtenir un diplôme certifié par l’EPFL. Ce qu’on appelle un certificat «open studies».
M.G. Plus fondamentalement, nous devons repenser le rôle même des hautes écoles et ce qu’elles apportent à l’ensemble de la société dans ce contexte de transformation digitale. Si une institution fédérale comme l’EPFL ne parvient pas à transmettre les connaissances et les outils nécessaires à un large public, elle ne remplit pas sa mission de manière correcte.
P.V. Nous avons lancé l’Extension School et auparavant une centaine de MOOC’s (Massive Open Online Course) suivis désormais par plus de deux millions de personnes dans le monde. Nous devrions en plus aller beaucoup plus loin dans notre partenariat avec le monde de la formation professionnelle qui doit, lui aussi, prendre le virage de la digitalisation.
Cet impératif de formation continue est-il bien compris par les chefs d’entreprise?
P.V. Chaque fois que je parle à un patron, quelle que soit la taille de sa société, nous avons cette discussion. De manière générale, les dirigeants d’entreprise savent combien la formation est critique pour leur succès. Tous les cours proposés jusqu’ici par l’Extension School ont été complets en quarante-huit heures. J’y vois un signe encourageant.
M.G. Pour un patron de PME, il y a trois manières de rester en phase avec les développements technologiques. D’abord, la formation continue de ses collaborateurs. Ensuite, les projets conjoints de recherche avec les écoles. Enfin, l’engagement de jeunes diplômés qui vous amènent du sang frais et les connaissances les plus récentes.
La crainte la plus répandue dans le monde du travail, c’est que les robots remplacent les humains et que l’intelligence artificielle détruise les emplois. Dans l’industrie comme dans les services…
P.V. Ce risque est bien réel, surtout si on ne l’anticipe pas. La tendance naturelle, c’est une polarisation du marché de l’emploi. D’un côté, les jobs super high-tech qui ne seront pas impactés et de l’autre, les métiers manuels à forte valeur ajoutée, notamment dans l’artisanat, qui eux aussi ne seront pas touchés. Entre deux, vous avez un nombre considérable d’activités pour lesquelles il faut maîtriser ces nouvelles technologies parce qu’elles vous permettent de travailler mieux, plus rapidement, de manière plus efficace. Le défi, c’est que ces nouveaux outils augmentent le travailleur et non qu’ils le remplacent.
L’économie suisse est-elle bien armée pour la révolution digitale? N’y a-t-il pas un risque de colonisation numérique de l’Europe par les Américains et les Chinois?
P.V. Il ne faut pas négliger ce risque et il est vrai que nous utilisons beaucoup de services et de plateformes ancrées outre-Atlantique. Cela dit, notre tissu économique est extrêmement réactif et diversifié.
M.G. La Suisse a deux avantages qui sont le fruit de son histoire. D’abord, un capital confiance reconnu dans le monde entier - on fait confiance aux Suisses et à leurs produits. Ensuite, ce pays a énormément investi dans la formation; et cela depuis des décennies. Une population bien formée est par définition plus ouverte à l’innovation.
Cet avantage n’est-il pas en train de disparaître?
M.G. On s’en réfère continuellement à la Silicon Valley comme si elle disposait de tous les atouts. Mais nos écosystèmes en matière d’innovation tiennent fort bien la comparaison. On oublie souvent que l’Europe et la Suisse en particulier peuvent se prévaloir d’une maîtrise unique des technologies de base comme la mécanique de précision et la microtechnique. Ces technologies restent déterminantes en robotique, par exemple. Si nous parvenons à les combiner avec la digitalisation, nous resterons complémentaires de ce que les autres nations produisent. Nous nous trouvons de fait dans une situation fort prometteuse.
Bio express
Pierre Vandergheynst
1972 Naissance à Mons, Belgique
1994 Diplôme en physique théorique de l’Université catholique de Louvain
1998 Thèse de doctorat liée à la reconnaissance des images
2000 Professeur assistant à l’EPFL
2017 Vice-président de l’EPFL, responsable de l’Education
Bio express
Marc Gruber
1972 Naissance à Munich, Allemagne
2000 Thèse de doctorat à l’Université de Saint-Gall
2005 Professeur, chaire d’Entrepreneurship and Technology, EPFL
2015 Professeur invité, Imperial College, Londres
2017 Vice-président de l’EPFL, responsable de l’Innovation