Cela restera l’un des scandales industriels et sanitaires sans équivalent dans l’histoire automobile. Nous sommes en 2014. Le groupe allemand Volkswagen (Audi, VW, Skoda, Porsche et Seat) est au meilleur de sa forme, au point qu’il ne cache pas son ambition de devenir le leader mondial de l’automobile devant Toyota. Pour y parvenir, il lorgne les Etats-Unis où le diesel «propre» est en plein boom, mais ne représente que 3% du marché automobile. Avec ses excellentes notes aux tests des émissions polluantes, Volkswagen sécurise ses chances de ravir quelques parts de marché. Un scandale sans précédent viendra contrecarrer ses plans.
Au mois de septembre 2015, la presse américaine et des ONG accablent VW dans un rapport. Le constructeur allemand a réduit frauduleusement les émissions polluantes de certains de ses moteurs diesel et essence. Réactions du groupe? Le mensonge, puis le déni et enfin les aveux, avec à la clé une cascade de démissions, dont celle du directeur général. Mais surtout, un gel des embauches, de monstrueux dégâts en matière de réputation et des poursuites judiciaires dans plusieurs pays, notamment aux Etats-Unis où Volkswagen finira par payer une amende record de 25 milliards de dollars.
Un pare-feu stratégique
Certes, le groupe Volkswagen a fraudé. Mais l’étude des mécanismes qui ont permis ce scandale dévoile tout un faisceau d’éléments démontrant que les attaques contre VW ont été conçues par les Etats-Unis pour favoriser son industrie automobile. Vraiment? Si tel est le cas, comment expliquer que les mesures d’intelligence économique du constructeur ne soient pas parvenues à contrecarrer une telle attaque? Les enquêtes en cours le diront. Le «Dieselgate» aura démontré une chose: on peut s’appeler Volkswagen et ne pas maîtriser toutes les informations stratégiques de son écosystème.
Avec la numérisation galopante de la société et le déluge informationnel qu’elle occasionne, l’intelligence économique est devenue le pare-feu stratégique des entreprises. Cette discipline émergente a pour but d’accéder aux bonnes informations, de les analyser puis de les exploiter et ainsi de permettre à l’entreprise d’opter pour la stratégie adéquate face à la concurrence ou pour s’en défendre. Les approches d’intelligence économique sont multiples: veille réglementaire et concurrentielle, analyse de profil médiatique, validation de partenaires, cartographie des parties prenantes, analyse des évolutions et des tendances de son ou ses marchés. C’est sur la maîtrise de ces informations que le chef d’entreprise soutiendra le bon développement de sa société. Une erreur stratégique ou du laxisme et c’est la pérennité de l’entreprise qui est en jeu.
L'information est un domaine qui se gère, comme la comptabilité.
Depuis 2010, Genève et l’Arc lémanique sont devenus les terreaux fertiles à l’implantation de grands groupes internationaux d’intelligence. A l’instar des cabinets londoniens Alaco, experts dans le service aux banques et les sociétés de négoce, et K2 Intelligence, spécialiste, entre autres, de l’Afrique. La présence des multinationales y est pour beaucoup. Mais pas que. Un nombre croissant d’acteurs locaux émergent et s’émancipent sur ce marché. Les cabinets d’avocats sont également de plus en plus nombreux à offrir des services d’intelligence économique. Preuve que cette discipline méconnue et mal perçue – car trop souvent rattachée à des méthodes peu scrupuleuses – fait son nid en Suisse et intéresse de plus petites entreprises.
Hélène Madinier est responsable du DAS (Diploma of Advanced Studies) en intelligence économique et veille stratégique de la Haute Ecole de gestion de Genève. La professeure est aussi membre du comité romand de Swissintell. Si cette association suisse en intelligence économique et veille stratégique a vu le jour, c’est aussi pour promouvoir la profession, corriger les fausses images qu’on peut s’en faire et faire prendre conscience de l’importance de la professionnalisation de celle-ci – et donc de la nécessité de s’y former. «Les entreprises n’ont pas forcément conscience d’avoir besoin de veille stratégique, constate Hélène Madinier. Cela reste loin de leurs préoccupations. Pourtant, l’information est un domaine qui se gère, tout comme la comptabilité, par exemple. Si elles veulent rester compétitives, les entreprises devraient au moins mettre sur pied une veille concurrentielle et une politique de leur patrimoine informationnel, en commençant par une charte définissant ce qui peut se dire à l’extérieur de l’organisation.»
Fausse rumeur, entretien bidon
Tout serait donc affaire de communication. «Rares sont les entreprises qui ont une charte des réseaux sociaux, souligne Hélène Madinier. Or, elles sont conscientes que leurs collaborateurs ne peuvent pas tout dire ou écrire, même dans leur sphère privée. C’est un paradoxe, car si les entreprises maîtrisent parfaitement leur communication institutionnelle, elles ne contrôlent pas du tout les autres canaux. Au sein de la formation continue de la HEG de Genève, on apprend à utiliser des outils et des méthodes pour professionnaliser sa veille et mieux maîtriser sa communication. Nous leur apprenons l’art de surveiller la concurrence en toute légalité et d’utiliser l’information de manière offensive. Ce n’est pas un réflexe naturel.»
Tous les moyens sont bons pour nuire à la concurrence, mais certains sont discutables, voire illégaux. Il y a la traditionnelle fausse rumeur qui vise à déstabiliser l’ennemi. C’est l’une des techniques favorites des cabinets américains. Il existe aussi des entretiens bidon. Une entreprise X publie des offres d’emploi visant à attirer des employés d’une société rivale. Lors de l’entretien, le recruteur pose une série de questions qui lui permettra de dresser un panorama précis de la concurrence. C’est bien connu, on est toujours très bavard en entretien. Plus rare et franchement illégale, la pose de micros dans les salles de réunion.
Hélène Madinier, comme l’ensemble des membres de l’association Swissintell, se distancie de ces méthodes controversées. Dans la formation qu’elle organise, elle ne traite que d’informations dites blanches ou grises. L’information grise est une information qui peut être à très haute valeur ajoutée; elle est licitement accessible, mais caractérisée par des difficultés dans la connaissance de son existence ou de son accès. C’est cette information qui fera dire au décideur s’il avance ou pas, s’il investit, s’il lance un nouveau produit, s’il entre en affaires avec un nouveau partenaire. Cette information grise se niche dans les profondeurs de l’océan numérique.
90% du web est invisible
Beaucoup l’ignorent, mais le web tel que nous le connaissons n’offre que 10% de son contenu. Les 90% restants représentent la face cachée de la toile, soit plus d’un trilliard de données accessibles en ligne, mais invisibles des moteurs de recherche classiques. On l’appelle le web invisible. Il recouvre les pages web sécurisées et payantes, les bases de données, les articles de revues scientifiques, les brevets, les documents trop volumineux, les pages orphelines, les pages générées dynamiquement, les formats mal reconnus (Flash, PDF, Excel) pour les robots d’indexation, donc des moteurs de recherche classiques. Ces informations sont donc légales, mais leur recherche et leur analyse requièrent de l’expertise.
Pourtant, l’intelligence économique peine à trouver sa place au sein des PME. En effet, une information difficile d’accès, de bonne qualité et légale nécessite généralement de l’expertise, du temps et des ressources que les PME n’ont pas toujours. «Celles-ci doivent encore se former à l’intelligence économique et pouvoir utiliser des outils de veille stratégique adaptés et pas trop chers», plaide Hélène Madinier. C’est pour combler ce manque que la professeure a coordonné un projet de développement d’une plateforme de veille, avec la collaboration de la haute école de Neuchâtel et de l’Université de Franche-Comté. Le prototype a été présenté fin janvier à la HEG de Genève lors d’un événement. La plateforme devrait être commercialisée courant 2018.
Notre profession est associée à des méthodes de barbouzes.
A Genève, Benjamin Calmant constate une plus grande sensibilité des PME à l’intelligence économique. A 30 ans, cet expert en veille stratégique au sein du cabinet Geneva Intelligence passe une partie non négligeable de son temps à évangéliser les patrons de firmes de taille moyenne. «Quand on est chef d’entreprise, la surveillance de la concurrence est naturelle. C’est une pratique extrêmement ancienne, explique Benjamin Calmant. Mais la plupart des chefs d’entreprise ignorent qu’ils font déjà de la veille stratégique. Mon rôle est de les aider à formaliser un vocabulaire commun avec des pratiques et des outils.» La problématique ne se pose plus dans la tête des jeunes patrons. «Ces derniers sont déjà de plus en plus formés à l’intelligence économique et à la veille stratégique», ajoute l’expert.
Au sein du cabinet genevois Diligence, Jonas Rey observe que les PME suisses n’ont pas nécessairement le réflexe de faire appel à un bureau d’intelligence économique. Et encore moins de manière prospective. «Elles se tourneront davantage vers des avocats dès qu’il y a un problème», explique l’associé de Diligence. Certaines ont tout de même fait le pas. «Des sociétés de taille moyenne viennent nous voir lorsqu’elles décident d’investir dans un nouveau marché ou si elles ont des soucis avec un partenaire et veulent des informations précises pour se prémunir des risques, souligne Jonas Rey. Certaines sont là pour déterminer la capacité financière d’un fournisseur ou pour mettre sur pied une stratégie judiciaire qui vise à épauler le travail des avocats en recherchant des informations sur les affaires en cours.» Mais globalement, les PME suisses sont encore trop timides pour dépenser de l’argent dans l’intelligence économique. Et cela contrairement aux entreprises étrangères.
Un réflexe chez les Anglo-Saxons
Cette frilosité des PME suisses s’explique en partie par la mauvaise réputation de la profession. «Elle est encore perçue comme une activité secrète associée à des méthodes de barbouzes, explique Jonas Rey. L’industrie en général n’est pas encore à l’aise avec l’idée de faire appel à des privés pour enquêter. C’est vraiment un problème culturel propre à la francophonie.» Outre son cabinet genevois, Diligence jouit d’une antenne à Londres. «L’intelligence économique est un réflexe dans le monde anglo-saxon.» Un automatisme nécessitant tout de même un certain budget, qui n’est pas toujours raisonnable pour les petites PME. Elles n’ont généralement pas les moyens de développer une cellule de veille stratégique à l’interne.
Certaines d’entre elles externalisent donc ces services. A l’instar du cabinet nyonnais Pélissier & Partners, qui traite essentiellement avec des PME. «Les entreprises suisses s’exportent très bien, cependant, les PME ne sont pas encore équipées pour affronter la concurrence à l’international. Nous les aidons donc dans l’analyse de la matrice culturelle et économique d’un pays et l’identification des joueurs clés afin de faciliter leur implémentation», explique Albert Pélissier. Il est à noter que les patrons de PME sont davantage sensibles à l’importance de ces informations: «Pour répondre aux attentes d’un marché, vous ne pouvez pas vous passer de l’intelligence économique. Depuis février, nous sommes à la pointe de l’innovation avec un programme novateur de sensibilisation et de formation à l’intelligence économique pour les PME.»
Tout ne repose pas que sur les épaules des PME. «Ces efforts concernent l’ensemble des acteurs du tissu économique suisse et nécessitent également une prise de conscience étatique», rappelle Albert Pélissier. Il cite en exemple les agences de promotion économique comme les organes cantonaux de soutien aux entreprises. A Genève, la Fédération des entreprises romandes (FER) et l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI) ont pris les devants en inaugurant un service de conseil en veille stratégique. L’association Clusis également. Autant d’initiatives qui permettent aux directeurs d’entreprise de faire un premier pas vers l’intelligence économique et de ne pas réitérer, à leur échelle, les erreurs de Volkswagen.