«Technologies vertes», «croissance durable», «révolution numérique». Les hérauts du progrès 3 ou 4.0 promettent aujourd’hui à l’envi que le développement des high-tech est la solution à tous les maux de la planète. Pour atteindre une croissance «verte» dans une économie durable, il n’y aurait pas d’autre choix que d’utiliser tous azimuts des voitures électriques, des panneaux solaires, des éoliennes, des réseaux intelligents, de la domotique, bref des technologies connectées et «propres» habituellement associées à la transition écologique. La Suisse n’est d’ailleurs pas en reste dans le domaine des cleantechs. Selon un rapport du Switzerland Global Entreprise paru en 2017, «ces dix dernières années, 207 start-up du secteur des technologies propres ont été créées et sont encore en activité aujourd’hui. Ce secteur représente désormais près de 5% du PIB suisse, et le nombre d’emplois y a augmenté de 25% ces cinq dernières années.»

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Un cauchemar environnemental

Il y aurait cependant un hic à cette vision optimiste de l’avenir. Plusieurs chercheurs ont remis en question le caractère propre des technologies vertes. Dans un ouvrage récent (La guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique), le journaliste français Guillaume Pitron dresse le constat suivant: «Les énergies dites «propres» nécessitent le recours à des minerais rares dont l’exploitation est tout sauf propre. C’est même un cauchemar environnemental où se côtoient – pour ne citer qu’eux – rejets de métaux lourds, pluies acides et eaux contaminées. Autrement dit, pour faire du propre, il faut faire du sale. Mais nous feignons de l’ignorer, puisque nous refusons d’apprécier l’ensemble du cycle de fabrication des éoliennes et des panneaux solaires.»

L’exemple le plus parlant est celui des voitures électriques ou hybrides. En plus de leur batterie lithium-ion, elles peuvent aussi contenir 9 à 11 kg de terres rares, ce groupe de métaux aux propriétés voisines comprenant le scandium, l’yttrium, et les quinze lanthanides. Dans un rapport sur les potentiels du véhicule électrique (VE) publié en 2016, l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) conclut donc que «sur l’ensemble de son cycle de vie, la consommation énergétique d’un VE est globalement proche de celle d’un véhicule diesel». De fait, l’exploitation des métaux a explosé ces dernières décennies. «Alors que l’humanité n’en a consommé que sept entre l’Antiquité et la Renaissance, elle s’est mise à en utiliser une dizaine au cours du XXe siècle, une vingtaine dès les années 1970, et exploite dorénavant la quasi-totalité des 86 métaux du tableau périodique des éléments de Mendeleïev», souligne Guillaume Pitron. Au vu de l’accroissement de la demande, certains craignent déjà des pénuries à l’horizon 2030 ou 2040.

Toutes les innovations ‘low-tech’ représentent de belles opportunités.

Véronique Kämpfen, Directrice communication, FER-GE

En Suisse, qu’inspire cette réalité? Swissmem, l’association faîtière des PME et des grandes entreprises de l’industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux, a cofinancé le portail Metal Risk Check. Il permet aux entreprises d’analyser leurs risques d’exposition à des pénuries en relation avec les métaux qu’elles utilisent dans leur production ou leurs produits. «C’est un problème dont il faut être conscient, souligne pour sa part Véronique Kämpfen, directrice de la communication de la Fédération des entreprises romandes (FER) à Genève. Les pays occidentaux et le Japon deviennent de plus en plus tributaires de ces matériaux pour la production d’objets connectés, ce qui peut entraîner un risque de dépendance et donc donner un poids politique fort à des pays peu en accord avec les valeurs occidentales de démocratie et de respect des droits de l’homme. Un risque économique existe par le fait même de la difficulté de se procurer ce type de ressources. Avec la pénurie annoncée des ressources se posera aussi à terme la question de la mémoire numérique.»

Comme elle, la plupart des acteurs helvétiques contactés reconnaissent une partie du problème. Mais leur approche diffère au moment d’apporter des solutions. L’un des concepts en vogue actuellement est celui de l’économie circulaire. Il a été remis au goût du jour en 2009 par la navigatrice britannique Ellen MacArthur. Sa fondation, soutenue dès son lancement par des entreprises comme Renault, Cisco, National Grid ou B&Q, est aujourd’hui très active dans la promotion de cette économie. Une de ses ambitions est de casser la logique linéaire (produire-consommer-jeter) de l’industrie traditionnelle pour parvenir à une exploitation plus écologique des ressources. Les produits devraient être conçus de manière durable et être parfaitement démontables pour permettre une réutilisation des matériaux qui les composent. Ils devraient aussi durer plus longtemps et être réutilisés au maximum, puis recyclés de façon à obtenir un cycle de vie fermé.

L’économie circulaire, nouvelle mode

A Bienne, la fondation Sanu Durabilitas travaille sur cette thématique depuis quatre ans. «Ce concept fait le buzz en ce moment, et beaucoup de demandes et de projets émergent un peu partout», constate Guillaume de Buren, son directeur. En janvier dernier, le think tank a lancé le projet Laboratory for Applied Circular Economy (LACE). Prévu sur quatre ans, il est financé à hauteur de 935 000 francs par le Programme national de recherche sur l’économie durable du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Huit entreprises helvétiques (Nespresso, Losinger Marazzi, Bien-Air Dental, Logitech, Tisca Tiara, V-Zug, SV Group et Dr. Gabs) participent à l’aventure. «Il y a un vrai intérêt de la part de ces sociétés, même si d’importantes barrières juridiques, économiques et techniques existent encore aujourd’hui. En fait, tout le monde dit quoi faire en matière d’économie circulaire, mais personne ne sait vraiment comment mettre en place les solutions adéquates», précise Guillaume de Buren.

Au niveau commercial, l’une des pistes explorées est celle de l’économie de la fonctionnalité (ou product service systems). L’idée est simple: une entreprise reste propriétaire de ses produits, qu’elle loue à ses clients tout en fournissant aussi une gamme de services complémentaires (entretien, réparation, etc.). Dans cette logique, la société en question a tout intérêt à conserver longtemps ses produits, ce qui augmente leur durée de vie. Aujourd’hui, des firmes comme Philips, Schindler ou Caterpillar font office de pionnières en la matière. «En relocalisant une partie de l’activité économique, ce modèle permettrait des créations d’emplois et des gains financiers importants. Il redonnerait aussi de la valeur à l’activité des PME, qui pourraient reprendre la main sur des processus de production actuellement externalisés à l’étranger», estime Guillaume de Buren. Selon lui, la Suisse, avec ses exigences de qualité et sa tradition d’excellence, est idéalement placée pour faire figure d’exemple dans ce domaine.

Les limites du recyclage

C’est aussi l’avis de la société de conseil genevoise Decalia Asset Management, qui a lancé fin mai un nouveau fonds d’investissement dédié spécifiquement à l’économie circulaire. Mais pour l’heure, contrairement à l’UE ou à des pays comme l’Allemagne, le Japon et même la Chine, la Suisse n’a pas intégré l’économie circulaire dans sa réglementation, même si plusieurs normes juridiques incluent certains aspects du concept. L’innovation se fait donc surtout au niveau des centres urbains et des cantons.

Reste que pour certains chercheurs, l’économie circulaire ne serait pas aussi circulaire qu’elle ne le laisse entendre. Pour la simple raison qu’elle implique l’adoption des cleantechs, on l’a vu, très gourmandes en métaux rares. «Si cette transition énergétique est faite, il n’y aura aucun problème pour fonctionner en économie circulaire. Je dirai même que celle-ci dépend de la vitesse à laquelle la transition énergétique se fera», indique Clément Maclou. Comme la plupart des défenseurs de la circularité de l’économie, le gérant de Decalia Asset Management mise sur l’amélioration des techniques d’extraction et le recyclage des matériaux pour résoudre le problème des métaux rares. Or, comme le souligne l’ingénieur français Philippe Bihouix, auteur du livre L’âge des low-tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, deux problèmes principaux concernant le recyclage rendent l’économie circulaire «très conceptuelle, et finalement pas très réaliste».

Certains métaux sont d’abord massivement utilisés dans certains produits chimiques, donc présents par exemple dans les peintures, les cosmétiques ou même dans les feux d’artifice. Par nature, ils se dispersent dans l’eau ou les sols au moment de l’usage ou en fin de vie et ne peuvent être récupérés. Aujourd’hui, 95% du titane et 15 à 20% du cobalt extrait subissent cette fin, indique Philippe Bihouix. S’ajoute à cela l’utilisation d’alliages rendant presque impossible la réutilisation des matières premières, ou alors sous forme de ferraillage (ronds à béton) dans le secteur du bâtiment. Les terres rares et certains métaux emblématiques des nouvelles technologies (tantale, indium, gallium, etc.) sont ainsi recyclés à moins de 1%. «Les efforts de l’économie circulaire sont mis au défi par les outils électroniques de plus en plus complexes mis sur le marché, et qui rendent le recyclage, pour ne parler que de cela, de plus en plus ardu», admet également Véronique Kämpfen, de la FER-GE.

Vers l’âge des «low-tech»?

Quid des avancées technologiques dans ce domaine? En Suisse alémanique, des chercheurs du Paul Scherrer Institute ont développé récemment une technique pour recycler l’europium, le terbium et l’yttrium, contenus dans les tubes néons et autres luminaires. Pour Philippe Bihouix, cependant, «il s’agit de belles avancées, mais leur impact reste limité. Elles sont soit trop lentes à voir le jour pour répondre aux besoins croissants de recyclage, soit pas assez rentables pour être concrètement utilisées.»

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Les appareils électroniques, de plus en plus complexes, rendent difficile le recyclage des matériaux. 
© iStockphoto

Sans remettre en cause tous les préceptes de l’économie circulaire, l’ingénieur prône donc l’utilisation des «low-tech», ces technologies issues de matériaux recyclés ou renouvelables. «Pour moi, les ‘low-tech’ ne sont pas un label mais une démarche visant à réfléchir à ce que l’on injecte dans le cycle économique», précise-t-il. Comme le résume Françoise Berthoud, ingénieure de recherche en informatique au CNRS et pionnière dans la réflexion sur l’impact des TIC sur l’environnement, «il faut vivre plus sobrement». Cela passerait notamment par une «démachinisation» relative de certains secteurs où les outils high-tech n’apportent pas toujours de gain évident, comme l’agriculture.

Loin de pénaliser le tissu économique régional, une telle transformation pourrait profiter aux PME. Comme le confirme Véronique Kämpfen: «La récupération, la réparation, l’éco-conception ainsi que toutes les innovations possibles dans le domaine des ‘low-tech’ peuvent aussi représenter de belles opportunités d’affaires.» Quelques PME romandes sont d’ailleurs déjà actives dans ce domaine. Certaines ont reçu un soutien de l’Office fédéral de l’environnement, via le Fonds de technologie. A Fribourg, Cormo (autrefois Sorba Absorber) a développé un matériau à base de tiges de maïs pour remplacer la tourbe, aujourd’hui très utilisée comme fertilisant organique. Une avancée potentiellement importante car les tourbières sont des puits de carbone et un habitat pour de nombreuses espèces animales et végétales très spécialisées.

Dans le canton de Genève, l’entreprise Terrabloc, fondée en 2013, réalise quant à elle des constructions en blocs de terre crue conçus à partir de déblais terreux d’excavation de chantier. «A la base du projet se trouve l’ambition d’arrêter l’utilisation à outrance de matériaux à haute énergie grise comme le béton, indique Rodrigo Fernandez, ingénieur EPF et directeur de Terrabloc. Nous sommes vraiment à contre-courant du high-tech, de la domotique et de toutes ces applications qui sont complètement anti-durabilité. Il faut arrêter cette course en avant et revenir à des choses simples, faciles à mettre en œuvre et performantes.» Ces blocs de terre ne remplaceront pas du jour au lendemain le béton, notamment dans la construction de grandes barres d’immeubles. Mais à en croire Rodrigo Fernandez, «leur champ d’application reste malgré tout énorme».

Utopie de la décroissance ou d’écolos bobos? «Il faudrait jouer sur plusieurs niveaux pour que cela puisse se mettre en place rapidement, reconnaît Philippe Bihouix. Mais si on continue à ce rythme avec les high-tech, des limites planétaires seront atteintes tôt ou tard. La question est de savoir si les alternatives proposées sont à la hauteur de la tâche qui est devant nous. Il peut paraître compliqué d’aller à contre-courant de la doxa dominante, mais il faut bien continuer à réfléchir à des solutions véritablement systémiques.»