Pour le novice, c’est un peu comme si une grande marque horlogère décidait de vendre des copies de ses montres, lesquelles cesseraient du même coup d’être des copies. Depuis cet automne, le conglomérat De Beers Group commercialise une nouvelle marque de bijoux sertis de diamants synthétiques, c’est-à-dire fabriqués en laboratoire. L’annonce est susceptible de faire trembler le secteur suisse du luxe, qui importe chaque année pour plus de 2,4 milliards de dollars de diamants taillés et en exporte pour environ 1,8 milliard.
Cette nouvelle a fait l’objet d’une conférence du diamantaire Raoul Beck, le 7 novembre, devant le Cercle des dirigeants d’entreprises, à Genève. Ce dernier, issu d’une famille de diamantaires depuis cinq générations, s’est installé dans la Cité de Calvin en 2001. Il y dirige le bureau DiamAlps, spécialisé dans l’achat, la vente et le commerce de diamants certifiés. Sa clientèle est composée de grossistes, de joailliers et de clients privés. Raoul Beck représente ainsi le secteur des petits fabricants. «Notre travail consiste essentiellement à transformer le diamant brut en un ou plusieurs diamants taillés destinés à la joaillerie. Ce marché pèse 25 milliards de dollars par année dans le monde, contre 15 milliards pour celui du diamant brut.»
Les diamants naturels peuvent être de différentes couleurs et de différents poids. Calculé au détail, le prix de vente d’un diamant blanc rond de 1 carat (soit de 0,2 gramme) peut aller de 4000 dollars pour une pierre de bonne qualité à 40 000 dollars pour les plus exceptionnelles. Et pour un diamant rose vif de 1 carat, il faut compter 300 000 dollars.
Depuis les années 1950
En ce qui concerne les marges, elles varient selon les secteurs. Les producteurs miniers comme De Beers réalisent des marges opérationnelles de quelque 25%. Ce pourcentage correspond à la différence entre les frais d’exploitation de la mine et la valeur des diamants qui en ressortent, avant déduction des frais de concessions, par exemple. Dans le secteur appelé «midstream», qui regroupe les fabricants, les négociants et les grossistes, les marges se montent au total à 15%, soit à peine quelques pour cent pour chacune de ces trois catégories d’acteurs. «Ensuite, il y a encore les distributeurs avec les réseaux de détaillants et les marques de luxe, dont les marges brutes avoisinent les 60% du fait qu’elles ne vendent pas seulement des bijoux, mais aussi et surtout le prestige.»
En décidant, après cent trente ans d’extraction minière, de se lancer dans les diamants synthétiques, De Beers pourrait bouleverser profondément ce système. Cette décision en a surpris plus d’un, car le géant sud-africain a toujours défendu les diamants naturels – c’est à lui qu’on doit le slogan «Un diamant est éternel».
«Pour comprendre comment De Beers en est arrivé là, il faut se souvenir que les diamants produits en laboratoire ne sont en fait pas une nouveauté. Ils existent depuis les années 1950, mais leurs applications sont longtemps restées exclusivement industrielles – têtes de forage, fraiseuses, etc. En effet, ils n’étaient pas assez grands ni suffisamment purs pour être utilisés en joaillerie. Et pour nous, très franchement, le diamant synthétique était une idée farfelue, une utopie d’alchimiste. Sauf que nous nous sommes trompés. Cette fois, l’alchimiste a – malheureusement – réussi à réaliser son rêve. Il y a environ cinq ans, les premiers diamants synthétiques de qualité joaillière de 1 carat sont apparus sur le marché.»
Abondantes et bon marché
Cependant, le diamant synthétique a tout d’abord eu quelque peine à trouver une place sur le marché des bijoux: son peu de prestige et son manque de rareté dissuadaient les marques joaillières de l’adopter. «C’était un produit très mal connoté.» Mais aujourd’hui, certaines bijouteries n’hésitent plus à en faire commerce ouvertement. Leurs arguments de vente, nuancés ici par Raoul Beck, sont au nombre de quatre.
Tout d’abord, il n’y aurait pas de différence. «C’est vrai qu’à l’œil nu, sans loupe, même moi je n’en vois pas. Et pourtant je pense pouvoir prétendre avoir un œil passablement exercé. Il est également vrai que la composition chimique est la même: du cristal de carbone. Cependant, on dispose aujourd’hui d’équipements, pas plus grands qu’une machine à café, qui permettent de faire la différence en un tiers de seconde. Donc prétendre que c’est la même chose n’est pas tout à fait juste. La valeur des diamants naturels, ce n’est pas leur apparence, mais leur rareté. La production mondiale annuelle de diamants naturels de plus de 1 carat correspond tout juste à la taille de deux ballons de basket. Voilà qui devrait vous donner une idée de la rareté.»
Deuxième argument: pas de diamants de sang. On estime que, dans les années 1990, jusqu’à 5% des diamants bruts provenaient de la contrebande et servaient à fournir des groupes armés africains en armes et en munitions. Or, le processus de Kimberley introduit en l’an 2000 par l’Organisation des Nations unies a mis un terme à la situation: «Aujourd’hui, plus personne au monde ne voudrait prendre le risque de tenter de faire entrer dans le circuit un diamant dont les origines n’auraient pas été vérifiées et attestées.» Le troisième argument est écologique. «Si l’on ne peut pas nier que les mines de diamants dénaturent localement le paysage, il faut tenir compte du fait que la production des pierres synthétiques est très énergivore, puisqu’elle a lieu dans des fours qui reproduisent les conditions de hautes températures et de pression dans lesquelles les diamants se forment naturellement à 300 kilomètres sous terre.»
Enfin, le quatrième argument porte sur les conditions de travail. «Comme les diamants synthétiques sont issus de laboratoires, on a tendance à croire qu’ils sont fabriqués par des techniciens ou des ingénieurs que l’on imagine travailler dans un pays tel que la Suisse. Or, en réalité, l’écrasante majorité de la production est effectuée en Chine et en Inde, ce qui soulève un certain nombre de questions.»
Un double coup de maître
Interrogé sur l’avenir du marché, Raoul Beck anticipe que le premier secteur à subir la concurrence du synthétique sera l’entrée de gamme, c’est-à-dire les bijoux à bas prix. Certaines estimations font état d’une progression fulgurante de la proportion du synthétique dans ce secteur, avec un pourcentage passant de presque rien actuellement à 7% d’ici à une petite vingtaine d’années. Comme ces diamants peuvent être produits à volonté, ils ont toujours coûté moins cher que les naturels: en moyenne, 30% de moins jusqu’à récemment – mais De Beers les propose à présent à 90% de moins!
D’après Raoul Beck, il est intéressant de noter que De Beers ne fabriquera pas de bagues avec des pierres synthétiques, mais uniquement des boucles ou des pendentifs, sans dépasser le carat. «Et pas d’alliages nobles, comme l’or 18K ou le platine, mais seulement de l’or 14K ou de l’argent.» Autrement dit, le haut de gamme devrait rester l’apanage des diamants naturels: «Nous avons affaire à deux produits différents, pour deux marchés différents. Il y a d’un côté les pierres naturelles, rares et chères, et de l’autre les pierres synthétiques, abondantes et bon marché.»
Sachant que les mines ne sont pas inépuisables et qu’il devient de plus en plus difficile d’en trouver de nouvelles, le virage pris par De Beers pourrait être interprété comme un pari sur l’avenir, un choix stratégique pour créer une nouvelle source de croissance. On sait déjà que d’ici à vingt à trente ans, la production de diamant naturel brut sera insuffisante pour alimenter la joaillerie, un marché amené à se développer considérablement, notamment en Chine.
Actuellement, les résultats du groupe sont en baisse, tout comme sa domination sur la commercialisation mondiale de diamants bruts, qui est passée de 80% dans les années 1980 à quelque 30% actuellement. Or, l’appauvrissement de l’offre entraîne une pression à la hausse sur les prix du diamant naturel. «De Beers a donc réussi un double coup de maître en réussissant à différencier clairement le synthétique du naturel et en se positionnant, avec une vingtaine d’années d’avance, en tant que leader du synthétique», conclut Raoul Beck.