Le vénérable Comptoir suisse ne fêtera pas son centenaire. L’évolution des habitudes de consommation ainsi que la baisse de la fréquentation du public et des exposants lors de la 99e édition auront eu raison de cette vénérable foire généraliste. En 1986, le salon accueillait encore 1,1 million de visiteurs. Dix ans plus tard, en 1997, ils étaient la moitié. L’érosion s’est accélérée depuis, jusqu’à la déconvenue de cet automne. Cette année, le salon a enregistré seulement 61 000 entrées, soit une baisse de 43% en comparaison annuelle. Le propriétaire du Comptoir suisse, MCH Group, a par ailleurs également tiré la prise du salon généraliste zurichois Züspa et de la Mustermesse de Bâle (Muba) pour des raisons similaires.
Le phénomène s’observe aussi à l’étranger. Le Salon allemand des technologies de l’information et de la bureautique (CeBIT) a récemment fermé ses portes, en raison d’une trop faible affluence et d’une baisse des réservations de stands. Pendant les années 2000, il était pourtant considéré comme la grand-messe technologique à ne pas rater et enregistrait près de 800 000 visiteurs, contre seulement 120 000 lors de la dernière édition en juin.
Baisse des prix d’entrée
Faut-il en conclure que ces rendez-vous, autrefois incontournables, sont voués à disparaître? «Auparavant, les salons commerciaux avaient pour vocation de présenter des produits inédits et d’informer les consommateurs, précise Dominique Turpin, professeur de marketing et ancien président de l’IMD Business School à Lausanne. Aujourd’hui ce rôle revient à internet, forçant les foires généralistes à trouver un autre fonds de commerce ou des stratégies pour attirer le public.» Lorsque la fréquentation diminue, certains organisateurs baissent le prix des entrées afin d’inciter les visiteurs à revenir, comme l’explique Jean-Philippe Rochat, président du conseil d’administration de MCH Beaulieu Lausanne. «Dans le cas d’une foire spécialisée comme Habitat & Jardin, l’effet est assez immédiat si vous baissez le prix d’entrée. Vous aurez plus de visiteurs car ils savent exactement ce qu’ils veulent acheter. Ce qui est positif pour les chiffres de la foire et la fréquentation.»
Au Comptoir suisse, où le prix du billet adulte était resté stable, à 14 francs comme à la Foire du Valais, il n’aurait pas suffi de réduire les tarifs. «En baissant les prix d’entrée, vous baissez vos revenus donc vos possibilités d’investir dans des animations indispensables à la foire. Car le visiteur n’est pas animé par une volonté d’acheter aussi claire que dans les foires spécialisées. Le résultat est donc moins immédiat et la foire finit par devenir moins intéressante car privée d’attractions.» Jean-Philippe Rochat estime qu’une adaptation des prix des billets aurait dû être compensée par une hausse des tarifs de location pour les exposants, «ce qui était impensable vu la tendance générale». Pour Dominique Turpin, cette stratégie des baisses de tarifs peut être efficace pour certaines foires, mais seulement à court terme.
Quelque 224 600 visiteurs en 2017 et plus de 226 000 en octobre dernier: chaque année, les organisateurs de la Foire du Valais (FVS) annoncent des records de fréquentation. Et les exposants se montrent satisfaits des affaires réalisées. Les recettes du succès sont simples, selon David Genolet, directeur général de la manifestation. «Il faut créer une identité pour survivre. Nous nous sommes appuyés sur la population pour devenir un rendez-vous incontournable. Sans ancrage local, vous ne réussissez pas.» Cette dimension identitaire se retrouve ainsi dans toutes les foires régionales à succès. Que ce soit le Comptoir gruérien ou celui de Payerne, les organisateurs misent avant tout sur le caractère terrien et le monde agricole.
Flou sur l’identité
«Le Comptoir suisse entretenait depuis trop longtemps un flou sur son identité et son positionnement, estime Daniel Rossellat, syndic de Nyon et fondateur du Paléo Festival. Etait-ce le rendez-vous de la population urbaine de Lausanne ou la vitrine de l’arrière-pays? La foire de Lausanne aurait dû être la plus grande ferme du canton avec des produits du terroir, mais il y avait une forme d’obstination à rester une sorte de grand centre commercial citadin.» Jean-Philippe Rochat de MCH Beaulieu Lausanne l’admet: la véritable identité du Comptoir suisse se trouvait dans la réunion entre ville et campagne, les produits du terroir et le caractère festif des caves. «Nous avons continué à proposer toute une diversité de produits allant des matelas aux vins, mais force est de constater que cette offre ne correspondait plus aux envies et aux besoins des visiteurs.»
«Il faut adapter le produit à la région, résume David Genolet, le directeur de la Foire du Valais. Et à ce titre, l’évolution du Comptoir suisse n’était peut-être plus en accord avec son environnement. S’il est difficile de copier ce modèle dans un grand centre urbain comme Zurich, les Automnales démontrent qu’il est toutefois possible de le dupliquer dans une ville comme Genève.» L’ancienne Foire de Genève a su s’adapter aux attentes de sa population, en s’appuyant sur la découverte. Ainsi, on y retrouve les éléments de la foire traditionnelle complétée d’espaces dédiés, entre autres, à la montagne, à la voyance ou encore une exposition de chiens et de chats. Résultat: un chiffre de fréquentation stable de 145 000 visiteurs sur dix jours en 2018.
Dans le cas du Comptoir suisse, Dominique Turpin de l’IMD met aussi en cause l’attitude des vendeurs. «Lorsqu’on entrait dans le bâtiment, il n’y avait aucune valeur ajoutée. Les produits étaient exposés, mais il n’y avait pas d’exclusivités.» Cette absence a engendré un véritable cercle vicieux: en l’absence de produits inédits, les visiteurs ont déserté la foire généraliste, entraînant avec eux la désaffection des exposants. «Si vous avez moins de visiteurs et moins d’exposants, il faut alors se tourner vers l’émotionnel et créer du spectacle, comme à Saint-Gall.»
Course de cochons et saucisses à rôtir: ces deux attractions suffisent à résumer la foire agricole de l’Olma. Tous les ans, quelque 350 000 visiteurs se pressent dans la capitale saint-galloise pour découvrir les nombreuses activités folkloriques, l’exposition d’animaux de la ferme et les hôtes d’honneur, comme cette année la Fête des Vignerons ou le Village du cannabis. Même si la dernière édition a connu une légère baisse de fréquentation (15 000 visiteurs en moins), les organisateurs se sont montrés satisfaits, tout comme les exposants. «Chaque année, précise l’expert de l’IMD, on y retrouve une vraie ambiance et de nombreux spectacles. Des milliers de personnes viennent uniquement voir la course de cochons! Les organisateurs parviennent ainsi à fidéliser le public et aussi à le renouveler, tout en faisant des affaires.»
Les problèmes structurels des foires généralistes touchent également les événements spécialisés comme le Salon international de l’automobile de Genève. Les manifestations automobiles se voient directement concurrencer par des événements interactifs comme la grand-messe du high-tech, le Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas ou l’Internationale Funkausstellung de Berlin, consacré au monde de l’électronique au sens large. Lors des événements américain ou allemand, les professionnels découvrent non seulement les dernières innovations des géants technologiques comme Google ou Apple, mais peuvent aussi tester toutes sortes d’inventions: oreillers connectés, drones, appareils de réalité virtuelle, voitures du futur. De plus en plus de constructeurs automobiles comme Ford ou Volkswagen préfèrent délaisser ainsi les salons automobiles de Paris, Genève et Francfort pour ces événements technologiques.
Pour résister à la concurrence, les salons automobiles tentent de se réinventer. Le Mondial de l’automobile de Paris inclut désormais les motos, vélos et trottinettes pour être un salon de la mobilité. De plus, il s’est associé avec le CES afin de se positionner sur les nouvelles technologies. Une solution gagnante puisque les organisateurs ont enregistré plus d’un million de visiteurs, soit un chiffre supérieur à celui de l’édition précédente. Le salon genevois veut également se renouveler. Sous l’impulsion de son nouveau directeur Olivier Rihs, l’édition 2019 sera transformée en plateforme de discussion sur le futur de la mobilité davantage axé sur l’innovation, la numérisation et la collaboration avec des acteurs hors secteur automobile comme des géants technologiques.
Les salons horlogers en mutation
Baselworld et le SIHH connaissent des destins semblables à ceux des grandes foires, avec le retrait récent de grandes marques horlogères. Une situation qui les oblige à se réinventer.
A l’instar des salons automobiles, les événements horlogers comme Baselworld (propriété de MCH Group) et le Salon international de la haute horlogerie de Genève (SIHH) connaissent la désaffection d’exposants de choix. Swatch Group, Raymond Weil et Maurice Lacroix ont annoncé il y a quelques mois leur retrait de Bâle, tandis que l’événement genevois a vu partir les marques Richard Mille et Audemars Piguet. Cette dernière manufacture a communiqué qu’elle voulait désormais miser sur «des relations directes et personnelles avec les passionnés d’horlogerie dans le monde entier».
«Nous sommes conscients du changement de stratégie des manufactures visant à développer le lien avec le client final, dit Fabienne Lupo, présidente de la Fondation de la haute horlogerie, qui organise le salon genevois. C’est pourquoi nous allons ouvrir pendant une journée notre salon au public. Pour l’avenir, le SIHH a une stratégie claire: se profiler davantage comme une plateforme de communication en tant que créateur et diffuseur de contenu, tout en gardant une dimension professionnelle, qui ne suffit plus toutefois. Il faut maintenant s’adresser à toute la communauté horlogère et en particulier aux clients finaux en présentant des exclusivités, offrir une expérience et amener de l’émotion.»
Ainsi, le SIHH organise des événements satellites, à Miami, via sa manifestation fille, Watches & Wonders. Au programme: des animations destinées aux enfants, des workshops et des conférences. Est-ce un modèle à suivre pour Baselworld? Selon Dominique Turpin, de l’IMD, cette évolution est la bonne, mais elle reste limitée dans le temps et liée à la bonne volonté des grandes marques. «Les petites sociétés horlogères auront toujours besoin de ces salons professionnels pour présenter leurs produits. Mais les grandes marques peuvent le faire elles-mêmes et traiter directement avec une clientèle déjà captive sans passer par les détaillants.» D’après lui, l’enjeu majeur réside dans la capacité des salons horlogers à se mettre d’accord avec les grands groupes pour présenter des exclusivités lors de ces événements. «Ce n’est qu’avec les effets de surprise et une collaboration étroite que le modèle des salons sera pérenne.»