Les mécanismes de rémunération sont-ils immuables à l’ère de la révolution digitale, de la pénurie de talents dans certains domaines et de l’explosion du nombre de retraités ces prochaines années? Non, affirme Alain Salamin, pour qui les bonus individuels pourraient bien disparaître au profit de méthodes de motivation financière plus collectives. Entretien.
Tout d’abord, pouvez-vous définir l’importance de la rémunération pour une entreprise?
Pour bien saisir les enjeux de la rémunération, il faut comprendre son poids dans les finances d’une entreprise. Si l’on prend Bobst, les coûts du personnel représentent 60% des coûts opérationnels (hors matières premières). Dans les services, ce ratio peut facilement dépasser les 70%. Toute entreprise doit donc considérer sa politique de rémunération comme un axe particulièrement stratégique pour sa compétitivité.
Expliquez-nous comment de telles charges peuvent devenir un avantage.
C’est justement le terme «charges» qui pose problème. On ne doit plus considérer ces dépenses comme des coûts, mais comme un investissement. Dès lors, il faut se poser la question suivante: où dois-je investir en matière de rémunération pour obtenir le meilleur retour sur investissement? Les réponses à cette question, si elles sont bien alignées avec les défis de l’entreprise, permettront de créer un réel avantage concurrentiel.
Existe-t-il une différence significative d’approche entre le privé et le public?
Historiquement, deux systèmes fondamentalement différents cohabitaient de manière presque hermétique en Suisse. Le premier est lié aux institutions publiques, qui misent sur la séniorité avant tout: les augmentations de salaires sont automatiques et en fonction de l’ancienneté dans le poste. Le second, pratiqué dans le privé, se concentre sur le salaire au mérite et sur la contribution des individus. Néanmoins, ce paradigme évolue fortement depuis une dizaine d’années. De grandes entités publiques comme les CFF, La Poste ou les cantons (Berne et Valais) sont sortis de la logique d’annuité automatique pour appliquer une logique de contribution, c’est-à-dire que les personnes qui contribuent le plus au succès de l’organisation reçoivent une augmentation salariale plus importante. Si ces deux stratégies sont relativement clivées d’un point de vue politique, il est intéressant de remarquer que nombre d’institutions du parapublic développent une approche médiane: la structure des augmentations est fondée sur les annuités, mais celles-ci sont augmentées ou diminuées en fonction d’un facteur de performance lié à la personne.
Revenons aux politiques salariales dans les entreprises. Que constatez-vous comme nouvelles tendances?
Elles sont nombreuses! Une première tendance de fond concerne le besoin de flexibilisation des salaires et, notamment, des avantages annexes. Historiquement, la logique des «benefits» (avantages annexes, caisse de pension, vacances) était «la même chose pour tout le monde». C’est évidemment plus simple à gérer administrativement. Par contre, le retour sur investissement est désastreux. Lorsque l’on réalise que 30% ou plus de la masse salariale est typiquement liée à ces «benefits» et que l’on offre exactement les mêmes prestations à un jeune célibataire de 25 ans, à une personne mariée avec 2 enfants et à l’employé(e) de 56 ans, sans tenir compte de leurs besoins, cela ne fait plus aucun sens.La bonne nouvelle est d’abord liée au cadre légal. Avec les nouveaux plans de prévoyance 1e, on ouvre la possibilité aux entreprises de laisser choisir à leurs employés le taux d’épargne, les couvertures décès, invalidité, ainsi que les stratégies d’investissement des fonds de prévoyance. L’autre bonne nouvelle est liée à la révolution digitale: offrir le choix aux collaborateurs n’est plus synonyme de cauchemar administratif et ce, quelle que soit la taille de l’entreprise. Une start-up comme Swibeco, par exemple, permet très facilement d’offrir nombre d’avantages flexibles aux employés.
Vous semblez vous réjouir également d’un autre changement récent, vers plus d’équité…
Toute entreprise est confrontée au dilemme de garantir au mieux l’équilibre des salaires entre les employés (équité interne), tout en restant compétitive par rapport au marché (équité externe). Historiquement, l’équité interne l’a souvent emporté sur l’externe. Avec les évolutions technologiques ainsi que les changements démographiques, nous avons probablement atteint un point de bascule où il devient plus important pour l’entreprise de privilégier l’équité externe pour pouvoir acquérir et garder les compétences clés nécessaires à son développement. C’est typiquement le cas pour les professions d’experts (notamment techniques, IT, ingénieurs), pour lesquelles le marché est de plus en plus sec et dont les salaires augmentent. Mais cette évolution pose un autre problème. Que fait-on des personnes dont les compétences sur le marché ont perdu de la valeur en raison de leur obsolescence? Traditionnellement, on préfère se séparer de ces profils. Pourquoi ne pas briser un tabou et faire baisser leurs salaires, selon le principe de symétrie? Nous sommes donc en train d’imaginer les systèmes de rémunération du futur qui permettraient de flexibiliser les salaires (ou une partie) en fonction des compétences et de leur valeur.
Mais est-ce la faute de l’employé si tout va toujours plus vite dans les technologies?
Je crains que ce ne soit malheureusement sa faute s’il ne reste pas continuellement au fait des évolutions de son métier, voire ne change pas de métier si les perspectives sont trop pessimistes. Les temps sont révolus où vous dépendiez de votre manager pour vous former et évoluer. A ce propos, des expériences très intéressantes ont lieu aux Etats-Unis dans l’enseignement public, secteur que l’on ne soupçonnerait pas d’être très innovateur du point de vue de la rémunération. Comment faire pour inciter les enseignants à se former aux dernières évolutions dans leur métier? Le traditionnel système d’annuités à l’ancienneté étant sans effet, une partie du salaire fixe a été flexibilisée, et des composantes salariales additionnelles ont été rajoutées à ce salaire, en fonction des nouvelles compétences acquises et certifiées. Les personnes ayant le plus d’employabilité sont donc aussi les mieux payées.
Une grande et nouvelle tendance de fond est celle de la transparence…
C’est exact. Deux grandes raisons à cela. D’abord l’émergence de plus en plus de sources d’informations salariales sur internet, que ce soit de la part de la Confédération (Salarium.ch de l’OFS), des syndicats (Unia) ou des réseaux professionnels (Glassdoor). Ensuite, l’arrivée des nouvelles générations sur le marché du travail, pour lesquelles parler ouvertement de salaire n’est plus du tout un tabou. Cette évolution est particulièrement réjouissante, car elle va forcer nombre d’entreprises à être beaucoup plus claires sur leurs principes gouvernant la rémunération. Grâce à la transparence, nous arriverons également à mieux lutter contre la discrimination salariale, toujours inacceptable, au détriment des femmes.
Quelles sont les différences entre les PME et les grandes entreprises dans la gestion des rémunérations?
Une PME dispose, par définition, de moins de moyens qu’une grande entreprise et est plus dépendante de certaines personnes clés. Les salaires y sont donc traditionnellement, à responsabilités égales, moins élevés, et leurs composantes principalement axées autour du salaire de base et des «benefits». Mais les choses sont en train d’évoluer ici aussi. Je vois beaucoup de petites entreprises avec les défis et les ambitions d’une grande, avec la nécessité de disposer d’expertise très pointue tant au niveau technique, managérial que de responsabilités de projet. Ces entreprises sont obligées d’innover au niveau salarial pour se différencier, tout d’abord en repositionnant leurs salaires de manière plus compétitive pour les postes clés, en disposant de plus de salaire variable lié à la performance et/ou en offrant un cadre de travail flexible. Un axe salarial notoirement sous-utilisé dans les PME, notamment familiales, est la participation au capital. Certaines entreprises, comme la fiduciaire romande Fidag, ont pourtant bien compris que c’était un aspect essentiel en termes de motivation et de rétention.
Lors d’une tribune médiatique, vous avez vertement critiqué les bonus. Vont-ils disparaître?
Je parlais principalement des bonus individuels. Avec l’augmentation de la complexité, il est de plus en plus difficile d’extraire une contribution individuelle de celle d’une équipe. Même les métiers traditionnellement individuels sont concernés: un vendeur ne fait plus rien sans le soutien de toute la structure derrière lui. Idem pour un gestionnaire de fortune. Stratégiquement, et notamment pour une PME, les bonus représentent le seul élément de la masse salariale qui est variable, et qui peut baisser rapidement en cas de volatilité des affaires. J’anticipe donc un avenir certain pour les bonus, mais beaucoup plus dans leur dimension team. Plus l’équipe est petite, et plus le levier motivationnel sera important.
UBS a par exemple abandonné une partie de ses bonus...
Oui, mais pour des professions du back-office, impactant moins directement le business et pour lesquelles la mesure de la contribution individuelle est plus difficile. A l’avenir, pourquoi ne laisserait-on pas le choix aux employés de la proportion salaire fixe – salaire variable? Des entreprises comme HP ont testé cette possibilité en donnant le choix à leurs forces de vente entre deux propositions: moins de fixe et plus de variable pour les plus enclins au risque (les «chasseurs») et l’inverse pour les plus traditionnels (les «fermiers»).
Légalement, comment sont traités les bonus en Suisse?
Il y a peu de contraintes légales en Suisse. Le Code des obligations (CO) ne traite que d’aspects relativement marginaux comme la commission sur les ventes (on parle de «provision» dans le CO) ou la gratification. Pour le reste, c’est la jurisprudence qui accompagne les pratiques. Quant à la Loi sur l’égalité, elle interdit toute discrimination salariale, mais c’est à l’employé de rendre cette dernière vraisemblable, ce qui est souvent très difficile, voire impossible.
Les salaires gigantesques feront toujours débat. Qu'en pensez-vous?
La controverse s’est bien calmée suite aux grands déballages médiatiques de 2009 sur les salaires de Daniel Vasela (Novartis), Marcel Ospel (UBS) et l’initiative Minder contre les rémunérations abusives. Le 15 mars dernier, la publication du salaire de 14 millions de francs de Sergio Ermotti n’a fait aucune vague, ce qui montre une acceptation tacite de ces rémunérations dans le privé. Pour le parapublic, en revanche, la sensibilité de l’opinion reste élevée, notamment à la lumière des révélations sur les salaires des médecins. Mais ce débat sur les hauts salaires reste très hypocrite. On n’hésite pas à encenser Roger Federer qui gagne des dizaines de millions en tapant tout seul dans une balle, alors qu’un PDG d’une entreprise en gagne une fraction alors qu'il assure des emplois pour des centaines, voire des milliers de collaborateurs. D’autant plus que nous avons la chance d’avoir en Suisse un système très bien équilibré de redistribution des richesses, auquel les hauts revenus contribuent de manière significative. Pour Sergio Ermotti, ce sont plusieurs millions qui sont récupérés par les impôts, l’AVS et les assurances sociales chaque année.
Le revenu inconditionnel pourrait-il impacter les méthodes de rémunération?
Nous ne sommes pas encore prêts pour ce débat, même si notre société accepte déjà de payer des personnes qui ne travaillent pas (chômage) ou plus (retraite). Le débat reviendra par contre assurément sur la table lorsque les effets de la révolution digitale se feront sentir sur l’emploi. Si des familles entières de postes disparaissent ou évoluent drastiquement, une quantité significative de collaborateurs pourront se retrouver sans emploi. Payer pour que ces personnes aient le temps de se rééduquer ou de se réorienter ne me paraît pas incongru.
Soyons encore plus futuristes: quelles sont vos visions pour la suite?
Tout d’abord, la LPP et le système de retraites doivent impérativement changer. Sans une refonte fondamentale, on sera incapable de financer le 1,3 million de retraités supplémentaires d’ici à 2045 (on passera de 1,4 million de personnes âgées de plus de 65 ans en 2014 à 2,7 millions en 2045 selon l’OFS, ndlr). On s’oriente probablement vers un financement différent et une responsabilisation individuelle vis-à-vis de la retraite, avec un renforcement du 3e pilier ou d’autres solutions plus innovantes. Cette évolution démographique causera également une rareté des talents et des compétences et une bascule vers un marché «employé», contrairement aux dernières décennies où l’employeur était en position de force. Cela pourrait forcer l’émergence d’alternatives aux contrats salariés traditionnels. Cela signifie moins de salaires fixes, plus de salaires aux compétences ou par projets, calculs des salaires sur la valeur ajoutée ou la productivité de l’employé, intéressement à long terme…
Et la digitalisation dans tout cela?
Avec l’émergence de la fintech, de la blockchain et des GAFA dans la finance, l’intermédiaire bancaire est de moins en moins nécessaire aux transactions financières. Ce phénomène, couplé à la révolution digitale, va faire vivre un changement profond à la gestion des salaires: on dispose déjà de la possibilité de payer nos salaires journellement, sur notre téléphone portable; idem pour les commissions sur les ventes, qui peuvent être débitées, en temps réel, sur notre compte. Des entreprises testent déjà la possibilité pour le collaborateur d’allouer des primes ou des points à ses collègues directement depuis son portable, voire d’ouvrir les décisions salariales aux employés eux-mêmes.
Un conseil pour les futurs recrutés: que faut-il contrôler lors d’un contrat d’embauche?
Tout d’abord bien vérifier tous les éléments de la proposition salariale, et les comparer avec les données disponibles (par exemple sur Salarium.ch). Poser ensuite des questions sur la manière dont le salaire est fixé, les comparaisons internes et externes, les mesures prises pour l’égalité salariale hommes-femmes, les perspectives d’évolution, etc. Enfin, pour ceux qui ont 40 ans ou plus, je les encourage à demander une simulation de l’apport de leur montant de libre passage dans la nouvelle caisse de pension, et de bien disséquer les contributions employé-employeur, les montants de coordination, le salaire assuré et les taux techniques et de conversion, ainsi que des prestations invalidité et décès.
Bio Express Alain Salamin
- 1963 Naissance à Sierre.
1987 Licence HEC, puis il devient Product Manager dans le textile.
1994 Formation en psychologie et doctorat en sciences économiques. Il travaille alors dans le département RH de la SBS.
1999 Il rejoint Firmenich, puis Medtronic International en 2006 comme directeur pour l’Europe.
2011 Création de sa société en ressources humaines.