La marque Tekoe vient d’être cédée par le biais d’une participation majoritaire au groupe vaudois Takinoa, spécialisé dans la nourriture saine. Tekoe était à la recherche d’investisseurs depuis plusieurs années pour se recapitaliser après de graves difficultés financières. Entretien avec son cofondateur, Pierre Maget.
Pierre Maget, vous avez décidé de vendre Tekoe, pourquoi?
Tout a commencé avec les difficultés que nous avons rencontrées suite à l’ouverture de notre magasin de l’EFPL. Une enseigne de 310 m2 à côté du SwissTech Convention Center, doublée d’un local de stockage de 800 m2 qui devait devenir notre plateforme de distribution pour toute la Suisse et l’étranger. Les coûts de l’investissement ont été deux fois supérieurs à ce qui était prévu. Nous devions investir 1 million de francs et, au final, nous sommes arrivés à 2,2 millions de dépenses.
Pourquoi un tel dépassement de budget?
Nous avons dû répondre aux exigences de l’EPFL, qui étaient beaucoup plus contraignantes que prévu. Nous nous sommes également trompés: c’est la première fois que Tekoe se lançait dans la production de nourriture à base de thé, et pas seulement des thés en boisson. Nous avons engagé un ancien cuisinier de Denis Martin, nous voulions faire des brunchs, mais notre concept n’était pas adapté à une clientèle estudiantine. Du coup, nos frais ont explosé, la rentabilité a dégringolé. Pour tout vous dire, nous avions budgété le même chiffre d’affaires que notre magasin de la gare de Lausanne, qui fait 14,82 m2. En réalité, nous avons fait trois fois moins. Nous avons été contraints de vendre, ce qui nous a laissé un trou de plusieurs millions.
Vous avez aussi été victimes d’une inondation sur place…
Oui, un jour avant l’ouverture, une inondation a dévasté notre stock, et même attaqué la structure du bâtiment. Nous n’avions plus de stock, plus de logistique, plus de bureau, et nous n’avons jamais pu utiliser ce stock. Mais nous avons eu de la chance dans notre malheur, car nous avions projeté d’amener 6 tonnes de thé le lendemain dans ce lieu.
En 2016, vous avez aussi dû fermer votre boutique à la gare de Lyon, qui était ouverte depuis un an. Quelles en sont les raisons?
Oui, la SNCF nous a obligés à fermer immédiatement notre boutique puisque le toit du passage des Fresques, dans la gare, menaçait de tomber. Nous n’avons pas eu de local de remplacement, ni de dédommagement, et ça a été très dur financièrement. Nous avons encore ouvert deux autres magasins à l’Opéra et à la Défense, à Paris, car nous devions garder nos employés de Lyon: impossible de les licencier. Mais, un an après, nous avons tout fermé.
Vous aviez plusieurs investisseurs en vue. Or ils ont tous demandé de fermer la France.
Oui, nous avons rencontré une bonne dizaine d’investisseurs suisses et étrangers en deux ans et demi, de Genève à Dubaï en passant par Hongkong ou l’Inde; j’ai vu beaucoup de monde. Ils avaient tous un intérêt phénoménal pour le concept et le produit. Mais tous les investisseurs potentiels ne voulaient pas investir un franc en France. Les grèves et les attentats n’ont pas non plus aidé au bon fonctionnement de ces magasins.
Quel est le repreneur, au final?
Nous nous sommes retrouvés, avec mon associée et cofondatrice, Valérie Peyre, devant un choix finalement assez naturel parmi les trois investisseurs sélectionnés. Pour le premier, le montage financier était long et compliqué. Le deuxième était un pur financier suisse, mais il n’avait aucun intérêt pour le produit. Le troisième, celui que nous avons choisi, est celui qui allait le mieux avec Tekoe, dans le même état d’esprit et qui assurait les meilleures chances de développement de l’entreprise sur le long terme, en conservant la marque, la philosophie, l’éthique et les emplois. Notre but, quand nous avons ouvert, était de désacraliser le monde du thé, de le rendre accessible, avec des produits sains. C’est pourquoi nous avons choisi le groupe Takinoa, déjà actif dans la nourriture saine et qui vendait nos produits dans leur magasin à l’EPFL depuis plus d’une année.
Est-ce qu’ils ont pris une participation majoritaire?
Oui, mais les deux cofondateurs restent actionnaires de la société. Valérie Peyre reste employée pour ses connaissances et compétences dans le domaine du thé. Pour ma part, je quitterai l’opérationnel dans quelques semaines, quinze ans après la création de l’entreprise. Ma force était la création et la gestion du retail.
Est-ce que vous avez déjà de nouveaux projets?
Pour le moment, je m’engage complètement dans la transmission et le conseil aux nouveaux actionnaires. Ensuite, je vais capitaliser sur cet extraordinaire parcours chez Tekoe et mon expérience dans le monde du retail et du food & beverage. Pour être honnête, ce ne sont pas les idées qui manquent et, au vu des changements dans notre domaine d’activité ces dernières années, il y a certainement beaucoup de choses à faire.
Est-ce que cette vente vous permet d’envisager une retraite sereine?
(Rire.) Pas du tout! Cette vente est avant tout une opération de refinancement qui nous permet d’envisager l’avenir de l’entreprise avec sérénité. Et c’était évidemment ma principale préoccupation.
Allez-vous relancer quelque chose?
Pas pour l’instant, mais je pense plutôt fonctionner en tant que mandataire ou conseiller dans le domaine qui est le mien. Les défis du commerce aujourd’hui sont complètement différents qu’aux débuts de Tekoe. Les mentalités ont changé, tout comme la façon de consommer, de se déplacer, tout a changé. Je pense que le retail a une réelle réflexion de fond à avoir s’il veut survivre. Y a-t-il encore une place aujourd’hui pour les petites enseignes face à de gros acteurs nationaux, par exemple, qui sont les seuls à avoir les reins assez solides pour pouvoir s’offrir des enseignes dans des lieux de fort passage? C’est navrant de constater qu’il est aujourd’hui très compliqué pour une jeune marque de faire sa place. Nous allons vers une uniformisation de l’offre que j’estime inquiétante.
L’avenir pour les petites marques, c’est donc justement de s’unir pour être plus fortes?
Oui, clairement, et c’est exactement ce que nous avons fait en choisissant d’unir Tekoe et Takinoa. Ce qui en fait un concept complet d’offre saine de food & beverage.
Est-ce que vous relanceriez aujourd’hui un concept comme Tekoe ou serait-ce voué à l’échec?
Ce qui est difficile, avec un concept comme Tekoe, c’est la saisonnalité. Malgré le lancement de thés froids naturels, nous n’avons jamais réussi à compenser l’été avec l’hiver. En nous associant avec Takinoa, l’offre est plus complète grâce à la nourriture et il n’y a pas de pic saisonnier des ventes. Pour répondre à votre question, je dirai qu’il est possible de lancer de nouveaux concepts, mais il faut énormément de moyens et beaucoup de patience pour trouver les bons points de vente. Ça prendrait énormément de temps pour tout mettre en place.
Qu’est-ce que ça fait de vendre l’entreprise que l’on a créée et pour laquelle on a tout donné pendant quinze ans?
Je suis partagé. D’une part, je dois avouer que c’est un sentiment étrange de lâcher son bébé. Par contre, c’est un réel soulagement de savoir que nous avons transmis notre concept à une famille de chez nous avec des valeurs que nous partageons. Et je suis persuadé que notre marque va se développer grâce à cette opération. Il y a aussi une fierté d’avoir monté une marque telle que Tekoe, d’avoir réussi à la transmettre et de savoir qu’elle va perdurer dans de bonnes conditions. Et surtout, que tous nos fidèles collaborateurs vont conserver leur emploi. Et j’en profite pour les remercier chaleureusement.
Tekoe en chiffres
- 2004 Ouverture de la première boutique à la gare de Lausanne
- 5,5 millions Le chiffre d'affaires
- 82 Le nombre d'employés
- 7 Le nombre de magasins en Suisse