Tous le disent, Pâques ne sera pas un bon cru financier cette année, car c’est en avril et il fera trop chaud. La canicule de l’été dernier, durant laquelle la branche a enregistré un recul des ventes, a laissé des traces. Beaucoup parlent de 25% de pertes les jours où le thermomètre dépasse les 25°C. «Le chocolat devient de plus en plus un produit saisonnier, soit d’octobre à juin, avec une période de Noël qui représente 30% des recettes, mentionne Philippe Pascoët, propriétaire de trois magasins à Genève. J’ai d’ailleurs adapté certains contrats de mes employés sur du court terme reconductible, afin de mieux gérer ma masse salariale.»

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Avec la chaleur estivale, plusieurs chocolateries fermaient à 14 heures, peinant à dépasser les 200 francs de caisse. «La profession souffre du réchauffement climatique», confesse Luc Mayor, patron depuis deux ans de Walder, à Neuchâtel. Pourtant, les Suisses restent les premiers consommateurs de chocolat au monde, avec près de 11 kilos par habitant, et ceci pour tous les types de chocolat, industriel comme artisanal. Le secteur représente près de 1900 millions de francs de chiffre d’affaires en Suisse, avec une augmentation du volume d’exportation.

Joël Dicker et le chocolat
Mais qu’en est-il vraiment derrière les vitrines savoureuses? Ouvrons la porte de cet empire du chocolat pour donner la parole aux artisans chocolatiers, qui se réinventent, par passion ou pour survivre. «Les vrais artisans font tout à la main, notamment les truffes, qui sont roulées à la main, alors que beaucoup d’autres remplissent de leur propre ganache des coques préfabriquées», précise Luc Mayor, repreneur de l’établissement centenaire. Le Neuchâtelois a un parcours plutôt insolite: journaliste spécialiste de formule 1 et éditeur, il a ouvert une boutique de chocolat à Tokyo en 2008.

Les mondes de la littérature et du chocolat se ressemblent: ils sont une découverte, un voyage et une histoire que l’on raconte.

Joël Dicker, écrivain

Cette tendance à s’offrir une chocolaterie alors qu’on n’est pas du milieu se dessine depuis deux ans en Suisse romande. A Neuchâtel, Jacot, en faillite, a été racheté l’an dernier par le CEO de Facchinetti Automobiles, Daniel Knoepfel, qui relance l’affaire via la vente en ligne et une proximité renforcée par des magasins temporaires dans les centres commerciaux. A Genève, l’écrivain à succès Joël Dicker, associé au financier Joël Fradkoff, annonçait en décembre la reprise de la chocolaterie Du Rhône, en proie à des difficultés de trésorerie. «Je suis très friand de chocolat et, enfant, j’allais souvent avec mes grands-parents à la chocolaterie Du Rhône, confie Joël Dicker. Mais avec ce projet, il y a aussi l’idée d’insister sur l’identité suisse du chocolat, produit qui aujourd’hui nous échappe de plus en plus au profit de chocolatiers belges ou français.»

Si le projet entre l’écrivain et la chocolaterie est en cours d’élaboration, l’auteur genevois en esquisse les contours: «Les deux mondes de la littérature et du chocolat se ressemblent sous certains aspects, puisqu’ils sont tous les deux une découverte, un voyage et une histoire que l’on raconte.»

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Choc Rock’n’ Roll, la collection de l’Instant Chocolat de Pâques dernier.
© Agence Vu

Toujours à Genève, le multi-entrepreneur actif dans l’immobilier Philippe Rielle a rouvert la Chocolaterie Micheli en novembre dernier, après l’avoir complètement transformée en tea-room laboratoire. «Nous avons fait des rénovations pour plus de 1 million de francs, rien que pour les travaux, glisse-t-il. Mon but était de ne pas laisser mourir un nom comme Micheli. Je ne viens pas du chocolat et je n’ai pas fait de business plan, mais je capitalise sur ma rue où j’ai mes immeubles, mon restaurant La Fabrique et un projet en tête destiné aux enfants, en face de la chocolaterie.» Les premiers retours sont excellents, à entendre le serial entrepreneur, et Noël a donné le ton avec des chiffres au-dessus des espérances.

Les garants de la tradition
Les maîtres chocolatiers issus de la tradition observent ce phénomène d’un œil amusé. «On a l’habitude de dire qu’il y a du travail pour tout le monde», lance Cédric Chammartin, à la tête de Wodey-Suchard, deuxième plus vieille chocolaterie de Suisse (1825), la plus ancienne étant Martel à Genève (1823). Il a repris l’enseigne historique il y a quinze ans et compte désormais 22 collaborateurs. S’il participait à des concours et salons à ses débuts, l’artisan neuchâtelois a pris aujourd’hui du recul face à cette course en avant, bien qu’il ait tout de même investi dans un nouveau laboratoire climatisé hors du centre-ville il y a trois ans.

«A Wodey-Suchard, on a voulu rester petit pour garder la qualité et être à l’écoute du client qui veut plus d’explications que par le passé, poursuit-il. Certains ont vu trop grand et se sont cassé le nez.» A Lausanne, Blondel, la plus vieille chocolaterie de la ville (1850), se montre également prudente face aux évolutions. Le chef chocolatier, Bastien Thibault, garde la ligne: «Le principe de Blondel est de ne pas dévier de la tradition et de proposer des produits sans conservateur. On vient aussi chez nous pour offrir le nom Blondel.» En décembre dernier, pour la première fois, l’enseigne a testé la vente dans un chalet de Noël sur la place Saint-François, une expérience qui s’est révélée très positive financièrement.

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Sonja et Christophe Moret, de l’Espace Chocolat à Lausanne, torréfient eux-mêmes les fèves de cacao pour certaines gammes. Une rareté!
© Stéphanie Liphardt

Autre icône du chocolat en Suisse romande, la famille Rohr, à Genève, qui a formé des générations de confiseurs depuis 1936. Avec 42 collaborateurs, Chocolats Rohr dispose de quatre boutiques et livre dans plusieurs pays, de New York au Moyen-Orient. «Nous produisons 50 tonnes de chocolat par an, alors que dans les années 1960, à l’époque de mon père, nous étions à 1 tonne, détaille Roger Rohr, troisième génération à la tête de l’entreprise. Il y a davantage de concurrence aujourd’hui, mais elle ne fait pas de mal si elle est raisonnable, car elle permet d’innover.»

Le dilemme du semi-industriel

L’ouverture d’esprit des artisans chocolatiers a cependant ses limites. Surtout lorsqu’il s’agit d’attaques du marché par des chocolatiers semi-industriels, comme Läderach, qui compte quelque 750 collaborateurs et une quarantaine de magasins en Suisse, dont six désormais en Suisse romande. «Si vous achetez un produit Lindt, Läderach ou Sprüngli, ce sera du vieux chocolat, remarque Roger Rohr, comme plusieurs de ses confrères. Il ne sera pas frais comme celui de l’artisan qui doit être mangé dans les trois semaines. Certaines enseignes se font passer pour des artisans, alors qu’elles ne le sont pas et ont des coûts de production ridicules en comparaison à ceux de l’artisan.» Selon plusieurs sources, 40% du prix de vente du chocolat est consacré aux salaires. Quant aux marges, difficile de dire où elles se situent, certains évoquant 10%, alors que d’autres parlent de 60%.

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Les plaques du chocolatier lausannois Blondel.
© Blondel

Pour la petite histoire, Philippe Pascoët rappelle que «c’est grâce aux artisans suisses que Läderach a réussi. Car à l’origine, c’était uniquement un fournisseur de corps creux pour les confiseries et boulangeries, jusqu’au jour où la marque a décidé de vendre en direct.» Contacté, Läderach est resté injoignable. Seule certitude, la maison glaronnaise a remporté le World Chocolat Master à Paris en novembre 2018.

Jeune garde rock and roll
Autour des garants de la tradition et des marques distribuant à large échelle, une foule de nouveaux artisans introduisent leur vision du chocolat. Parmi eux, David et Virginie Pasquiet ont amené l’art du chocolat en Valais, en ouvrant L’Instant Chocolat à Crans-Montana il y a treize ans. «On était quasi les seuls dans ce secteur en Valais. Beaucoup nous ont dit qu’on allait fermer boutique après six mois, s’amuse Virginie Pasquiet. Aujourd’hui, on a 18 collaborateurs, un magasin à Sion, un autre à Vevey, et nous avons des projets d’ouverture pour la fin de l’année.» C’est clairement l’originalité de leurs créations qui les a fait connaître, notamment avec la collection Rock’n’Roll de l’an dernier pour Pâques.

Certaines enseignes se font passer pour des artisans, alors qu'elles ne le sont pas.

Roger Rohr Chocolats Rohr

Autre réussite: celle de Sonja et Christophe Moret. Leur Espace Chocolat à Lausanne, ouvert en 1997, et leur nouvelle boutique d’Yverdon suscitent la curiosité. «Pour nous démarquer, nous torréfions nous-mêmes les fèves de cacao pour certaines gammes, car cela crée un chocolat à chaque fois différent, relève le patron. En tant qu’entreprise jeune, nous pouvons plus facilement casser les codes et oser des collections éphémères.» Les fèves viennent du Cameroun. Le projet est né avec un Lausannois qui a repris la plantation de son père. «Nous avons même créé un événement où le producteur était présent avec ses cabosses, glisse-t-il. A l’inverse, nous avons amené notre produit fini aux planteurs au Cameroun, pour qu’ils puissent goûter. L’idée était d’aller jusqu’au bout de la démarche. La torréfaction n’est pas rentable, mais elle nous donne une exclusivité.» En Suisse romande, presque aucun artisan ne torréfie ses fèves. La quasi-totalité des chocolatiers achètent plutôt leurs couvertures à des fournisseurs (lire encadré).

Vogue des ateliers
Pralinés, truffes et éclats de chocolat sont plébiscités par une clientèle demandeuse d’expérience. A tel point que les chocolatiers organisent de plus en plus des ateliers. A Fribourg, Marianne Schneider a ouvert il y a deux ans Fleur de Cacao, une confiserie artisanale où on peut mettre la main à la pâte. «Il y a moins de passage en Basse-Ville, où je suis, alors j’ai développé des ateliers chocolat qui représentent 40% de mon chiffre d’affaires», apprécie-t-elle. Clin d’œil amusant, son mari travaille chez Cailler. Le phénomène des ateliers est si marqué que certaines enseignes ont dû y mettre un frein, à l’image de Blondel qui n’offre cette option plus qu’à des clients privilégiés du Beau-Rivage ou du Lausanne Palace. A L’Espace Chocolat, qui a développé un partenariat avec Vaud Emotion Tourisme, on a aussi dû veiller à garder le laboratoire disponible pour la production.

Ce n’est pas le cas, en revanche, pour Christophe et Vanessa Renou, qui ont créé leur école du chocolat à Genève en marge de la confiserie. Le Meilleur ouvrier de France pâtissier-confiseur 2015 s’est implanté à Carouge sous le nez de ses concurrents en 2017. A l’autre bout de la rue, Philippe Pascoët, qui a reçu le Prix du meilleur artisan du canton de Genève en 2006, a vu cette arrivée avec inquiétude, pour finalement se rassurer. «Nous sommes passés de 6 tonnes de chocolat en 2007 à 18 tonnes en 2018. J’ai ouvert une franchise à Dubaï en mars et une autre est prévue à Hongkong pour septembre, grâce à deux étudiants de l’Ecole hôtelière de Lausanne. La concurrence permet de se retrousser les manches. C’est un milieu où il faut sans cesse se remettre en question.»


Felchlin le fournisseur qui défie les grands groupes

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En vingt ans, les variétés de fèves de cacao se sont multipliées.
© iStockphoto

Alors que la maison Cailler fête ses 200 ans, les artisans chocolatiers ne cessent d’évoluer dans leurs recettes. Felchlin est le fournisseur principal en Suisse romande de couvertures, la matière première utilisée par les artisans. D’autres maisons comme Carma, Lindt, Nestlé, Suchard, Camille Bloch, Villars, Favarger jouent également ce rôle.

«Nous ne sommes pas connus du grand public, contrairement à d’autres, car nous ne distribuons qu’aux professionnels du chocolat, explique Jérôme Mélichou, le répondant Felchlin pour la Suisse romande. En dix ans, nous avons doublé notre volume de production et livrons dans 40 pays, même si la Suisse reste notre marché prioritaire avec 60% des ventes.» Le succès de la PME de Schwytz, qui compte près de 150 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 50 millions de francs, n’était pourtant pas assuré, car la société se mesurait à de grands groupes.

Néanmoins, ce qui frappe avant tout le représentant de Felchlin, c’est la diversification des variétés de fèves de cacao. «Il y a vingt ans, nous avions un grand cru et aujourd’hui il y en a plus de 30, avec des provenances de tous horizons, souligne-t-il. Nous ne faisons que de l’achat direct, contrairement aux multinationales. Par exemple, sur Madagascar, nous donnons une prime à la qualité et, pour chaque kilo vendu, 2 francs sont versés, par nous et par le chocolatier, en plus du prix de base. Cela représente 20 000 francs par an pour la coopérative sur place.»