L’entreprise Synergic, basée à Yverdon-les-Bains, compte 18 employés qui réalisent environ 4000 transactions par année, pour un chiffre d’affaires de 7 millions de francs. Sauf que tout est du vent. La PME est en réalité une entreprise de pratique commerciale (Epco), destinée à former de futurs employés commerciaux ou à remettre sur les rails des chômeurs de longue durée via l’apprentissage par la pratique. Cette méthode ne s’applique pas qu’en Suisse, puisqu’on compte environ 7000 entreprises de ce type dans près de 40 pays à travers le monde. Plongée dans un univers parallèle où les commandes et les procédures sont réelles, mais où aucun stock de marchandises ou argent n’est échangé. Avec quels résultats pour les participants?
«C’était une expérience géniale, qui m’a appris à aimer un métier que je ne connaissais pas encore», témoigne Mirela Filipovic, aujourd’hui assistante de direction au sein du développeur de logiciels Aubep, à Yverdon-les-Bains. Quand elle entame son stage chez Synergic en 2002, la jeune femme vient de terminer l’école obligatoire et ne trouve pas de place d’apprentie employée de commerce. Elle s’inscrit alors au chômage et sa conseillère lui parle des Epco. «Mon stage, d’une dizaine de mois, m’a aidée à trouver une place d’apprentissage très facilement chez la société Schott, à Yverdon. Les responsables des ressources humaines m’ont confirmé que leur choix avait été influencé par mon passage dans une Epco: il était clair que je serais plus vite opérationnelle qu’un autre apprenti puisque j’avais déjà acquis de bonnes aptitudes pratiques.»
Les Epco seraient-elles surtout bénéfiques aux jeunes qui ont besoin de se confronter aux réalités du monde du travail? Babou Dussan, aujourd’hui graphiste indépendant, tempère cette appréciation. Il a suivi un stage similaire chez ID Choc, à Genève, juste après avoir fini son CFC d’employé de commerce, alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années: «J’en garde une impression mitigée. Le fait de savoir que notre activité était fictive n’était pas très motivant. Il fallait vraiment être consciencieux pour en tirer quelque chose. Une telle expérience permet cependant de gagner un peu en confiance, de comprendre comment fonctionne une société.» Le stage n’avait pas aidé le jeune homme à trouver un emploi dans le commerce à l’époque.
Autre profil, François Guyot, qui a suivi un stage au sein de Sanytrade, une Epco basée à Nyon, entre janvier et avril 2018. Lorsqu’il se retrouve au chômage à temps partiel, il demande à son conseiller une mesure qui puisse l’aider à retourner dans son domaine de formation, l’administration. «Ce stage m’a apporté plus que prévu: d’abord, j’ai pu retrouver un rythme. Et puis j’ai découvert de nouveaux secteurs, comme le marketing, qui m’a beaucoup intéressé. Je recommande vivement ce type de mesure à quiconque se trouve au chômage.» François Guyot quitte le dispositif après quatre mois, ayant trouvé un poste de conseiller chez Virgile Formation, à Vevey. Une opportunité encouragée par les encadrants de Sanytrade, en contact étroit avec l’institut de formation veveysan. «J’avais certes remis mes connaissances au goût du jour, mais ce qui a été décisif, ce sont les bonnes pratiques concernant la lettre de motivation, le CV et surtout l’entretien d’embauche, que j’ai revues lors d’ateliers.»
60 Epco en Suisse
Les 60 Epco suisses sont financées à 80% par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), soit 20 millions de francs par an, le solde étant financé par l’aide sociale. Le coût journalier moyen est estimé à 100 francs par participant. Chaque structure paie, sous forme d’abonnement, une contribution à la centrale des Epco suisses Helvartis, qui leur fournit en retour conseils et outils (système bancaire en ligne, formulaires de commande). Helvartis mène également régulièrement des audits pour contrôler le travail effectué dans les différentes Epco. Ces dernières sont gérées par un porteur de projet, généralement un institut de formation, qui rémunère directement le personnel salarié des entreprises fictives.
Vingt-quatre structures, comme Synergic, s’adressent aux demandeurs d’emploi, d’autres sont intégrées à une école tertiaire, et d’autres encore destinées à des personnes en situation d’invalidité. Mais le fonctionnement reste le même dans toutes les Epco. Les participants s’essaient pendant plusieurs semaines à chaque département d’une entreprise commerciale type: achats, ventes, comptabilité, marketing, réception et ressources humaines. «Dès qu’ils se sentent à l’aise à leur poste, nous les faisons changer de département, explique Viviane Prétôt, la directrice de Synergic. Le but est de les faire sortir de leur zone de confort et qu’ils apprennent chaque jour quelque chose.»
Nous aidons les participants à reprendre confiance en eux.
En moyenne suisse, les entreprises de pratique commerciale qui s’adressent aux demandeurs d’emploi accueillent 73% de femmes et près de deux tiers des bénéficiaires sont âgés de 25 à 49 ans. On estime qu’ils ne sont que 35% à retourner en emploi après leur stage. Un taux faible, mais que le personnel encadrant de Synergic estime biaisé: «Ce qui est comptabilisé comme «retour à l’emploi» comprend uniquement les candidats qui ont trouvé un emploi pendant leur stage, souligne Christine Desponds, formatrice. Même s’ils dénichent une place deux semaines après leur départ et que leur expérience chez nous a été déterminante, ce cas de figure n’est pas pris en compte dans les statistiques.»
Fermeture à berne
Tous les cantons ne misent pas sur cette mesure. Ainsi en 2013, Berne a décidé de fermer toutes ses Epco. «Nous avons complètement abandonné le concept d’entreprise d’entraînement virtuel, confirme Marc Gilgen, chef du Service de l’emploi bernois. Nos usagers à la recherche d’un emploi sont, dans la mesure du possible, occupés de manière temporaire dans le monde du travail réel. L’objectif étant de leur fournir une expérience pratique et qui leur soit adaptée via notre réseau d’emploi, qui couvre différents domaines professionnels.»
«Une Epco, c’est de l’artillerie lourde, répond Viviane Prétôt, la directrice de Synergic. Du point de vue administratif, mais aussi en matière de contrôle auprès des institutions financières. Nous devons prouver les bienfaits de notre activité de 1000 manières différentes.» Selon la formatrice Christine Desponds, l’Epco répond avant tout à une vocation sociale. «Nous aidons les participants à reprendre confiance en eux, à retrouver un rythme et, pour certains, à retrouver des contacts sociaux.» Pour prendre en charge ces profils parfois fragiles, les encadrants des Epco suivent les stagiaires en continu. Il n’existe pas de bilans réguliers, mais dès qu’une faille est décelée dans un processus de transaction fictif, la situation est examinée.
Le participant apprend alors aussi à résoudre des problèmes et à adopter une posture réflexive devant ses propres erreurs. «Le fait de passer d’un service à l’autre permet de prendre du recul sur nos actions», explique Christine Thommen, qui vient de retrouver un emploi en CDD après un stage chez Synergic. Cette quinquagénaire habitant à Cossonay a travaillé ces vingt-cinq dernières années à un pourcentage réduit dans l’entreprise de son mari. «J’ai une formation d’employée de commerce, mais j’exécutais mes tâches de la même manière depuis des années, avec des outils peu adaptés aux méthodes utilisées dans la plupart des entreprises. J’ai l’impression de réapprendre à travailler correctement.»
Un modèle qui a fait ses preuves
Des évaluations de profil comportemental sont aussi menées avec les stagiaires. «Il faut partir du principe qu’ils peuvent d’un jour à l’autre trouver une opportunité professionnelle et être convoqués à un entretien, remarque Frédéric Villars, coach chez Synergic. Chacun doit être au point sur ses atouts, pour pouvoir les mettre en avant devant le recruteur.»
Malgré les bémols émis par certains participants, de nouvelles Epco continuent de naître en Suisse. Raymond Gafner, fondateur de l’entreprise de formation et de coaching Gafner Perspectives, prévoit d’en ouvrir une cette année aux Verrières (NE). Celle-ci accueillera des étudiants de divers horizons, afin d’obtenir une certaine mixité de public, reflétant au mieux l’équipe d’une entreprise réelle. Fervent partisan d’une démarche de pédagogie active qu’il applique déjà dans ses formations, Raymond Gafner estime que «le modèle de l’Epco a fait ses preuves». Le formateur est actuellement en étroite discussion avec Helvartis, l’entité qui chapeaute le réseau des Epco, pour se conformer à ses procédures et avoir accès aux dispositifs qui permettront aux étudiants de se mettre au travail.