Des investigateurs au passé sulfureux qui n’hésitent pas à faire usage de leurs poings pour obtenir des informations: l’image des détectives privés est encore largement marquée par leur représentation dans les films ou les séries télévisées. Mais au-delà de cette vision fantasmée, un véritable flou règne autour de la profession. Pour des raisons évidentes de discrétion, on connaît mal les pratiques des détectives privés. Et lorsque des informations sortent dans les médias, elles donnent souvent une image peu flatteuse du métier. Exemple avec ce détective lausannois qui a espionné en 2011 l’ex-cheffe du groupe nucléaire français Areva en se basant, entre autres, sur des informations intimes sur son mari obtenues de manière illicite.
Le nombre de détectives a doublé à Genève
Ce flou autour de la profession s’explique, d’une part, parce que le métier n’est pas protégé et, d’autre part, parce qu’aucune formation officielle n’existe en Suisse. La profession attire aussi de nombreuses personnes à la recherche d’un métier excitant. «On peut être plombier la veille et devenir détective privé le lendemain, résume Alexis Pfefferlé, cofondateur de l’agence genevoise Heptagone spécialisée dans le renseignement économique et la cybersécurité. Beaucoup d’amateurs, voire d’arnaqueurs, nuisent à l’image de la profession.»
Les statistiques témoignent d’un certain engouement autour de ce métier: capitale de la profession en Suisse (à côté de Zurich), le canton de Genève a ainsi vu le nombre de détectives privés passer de 132 à 284 en dix ans. Ce chiffre ne comprend pas les employés des agences d’enquête, ce qui veut dire que leur nombre est sans doute encore plus élevé. La police cantonale genevoise, auprès de laquelle ils doivent s’enregistrer, précise toutefois que les autorisations sont délivrées sans limite dans le temps et que les détectives privés ne sont pas tenus de se désinscrire.Pour combattre les mauvaises pratiques et améliorer la réputation de la profession, les acteurs de la branche tentent d’imposer des normes communes de qualité. Ainsi, en début d’année, Alexis Pfefferlé a lancé l’Association suisse des professionnels de l’investigation et du renseignement économique (Aspire). Son but est de proposer des standards minimaux aux membres: ceux-ci s’engagent notamment à faire leurs enquêtes dans le respect de la vie privée des personnes observées, à être transparents sur leur tarification ou encore à indiquer clairement sur leur site web la personne qui fournit le service d’investigation.
Le respect de ces standards est examiné par le comité de l’association (actuellement composé de trois professionnels issus de trois sociétés différentes). Les candidats qui le souhaitent ont également la possibilité de passer un examen portant sur le cadre légal des activités d’investigation en Suisse pour obtenir un certificat. «Nous voulons élever les normes de l’ensemble des détectives et ainsi écarter les personnes peu sérieuses», explique Alexis Pfefferlé, président du comité de l’Aspire. Pour l’instant, l’association compte une dizaine de membres en Suisse romande. A moyen terme, elle voudrait aussi se développer en Suisse alémanique.
Quotidien peu spectaculaire
Pour Erich Wunderli, détective privé à Dübendorf (ZH), l’amélioration des normes passe aussi par une meilleure communication des activités professionnelles des enquêteurs. Car le quotidien d’un détective est souvent peu spectaculaire. Le métier offre certes des champs d’action très variés – de l’observation d’un mari infidèle à la surveillance de locataires soupçonnés par une régie immobilière de sous-location frauduleuse, en passant par l’observation de clients suspectés de blanchiment d’argent par une banque. Mais dans la plupart des cas, l’activité se résume à effectuer des recherches minutieuses sur internet, dans des Registres du commerce ou à exécuter des missions de filature au cours desquelles il faut savoir rester immobile dans sa voiture pendant des heures. Les mandataires sont souvent des avocats, des banques ou des assurances.
Les rémunérations peuvent fortement varier selon le type de mandat. Une filature est souvent facturée environ 130 francs l’heure. Il existe aussi des forfaits: par exemple, pour une simple recherche d’adresse en passant par les administrations officielles, Erich Wunderli demande 300 francs. Certains mandats, comme ceux provenant d’une assurance, peuvent rapporter plus gros: la rémunération pour une observation dans le cadre d’une fraude à l’assurance accidents peut atteindre entre 20 000 et 30 000 francs, selon les chiffres fournis par la Suva (lire encadré). Erich Wunderli a également fondé – en 2014 déjà – une association professionnelle avec d’autres enquêteurs privés. Pour assurer la qualité du travail de leurs 30 membres, la SVAPD (Schweizerischer Verband ausgebildeter Privatdetektive) a mis en place un système de contrôle dans lequel les détectives se lancent des mandats fictifs. A deux reprises, des membres ont été renvoyés de l’association car ils trichaient. «L’un d’eux a noté dans son rapport des observations alors qu’il n’avait jamais été sur place», raconte Erich Wunderli.
Apprenti détective
Afin de transmettre les bonnes pratiques de la profession – comme le fait de ne jamais entrer en contact avec la personne surveillée –, il propose également des formations par le biais de son association. Celles-ci coûtent jusqu’à 5000 francs et la sélection est stricte: «Nous formons huit personnes par an, alors que nous recevons entre 20 et 30 candidatures par mois.» Les apprentis suivent des cours théoriques pendant deux à trois mois avant d’effectuer des stages pratiques durant seize jours. Selon Erich Wunderli, la plupart des candidats retenus viennent des secteurs de la sécurité, de la police, de la douane et des télécommunications.
On peut être plombier la veille et devenir détective privé le lendemain.
Ces formations sont tout sauf courantes, puisque la plupart des détectives se lancent du jour au lendemain. Ainsi, en Suisse romande, il existe seulement trois structures qui proposent des cours. L’une d’elles a été fondée par le détective privé genevois Christian Sideris en 2015, de l’agence Seeclop. Comme Erich Wunderli, il veut lutter contre la mauvaise image de la profession en transmettant les fondamentaux juridiques et éthiques en plus des techniques opérationnelles. Dans son école Eyesberg, il forme huit élèves par an – contre plus de 100 candidatures. D’après Christian Sideris, seuls un ou deux candidats réussissent sur le long terme. «Certains participants sous-estiment la complexité des tâches. Pour beaucoup de mandats, il faut avoir une connaissance approfondie de lois spécifiques qui varient d’un canton à l’autre.» Par exemple, pour obtenir les informations sur les biens immobiliers d’un particulier, il faut savoir dans quels cantons elles sont accessibles publiquement et dans lesquels elles sont payantes.
Surveillance par drone
Les nouvelles technologies ajoutent également de la complexité au métier. Christian Sideris cite l’exemple de l’usage de drones: «C’est seulement à la campagne qu’il est possible de faire des visionnages avec un drone, par exemple pour savoir si la voiture de la personne observée est parquée devant sa maison, sans toutefois survoler la propriété. Ces visionnages peuvent être utilisés uniquement comme information pour le détective, les prises d’images ne sont pas autorisées.»
Alexis Pfefferlé explique que de plus en plus de mandats concernent la sphère numérique: «Nous avons eu beaucoup de cas où la réputation en ligne d’un individu a été attaquée. D’autres situations relèvent d’escroqueries par le biais d’internet. Notre mission est alors d’identifier la provenance de ces attaques et d’essayer d’intervenir avant que le dommage ne soit trop important.» Selon lui, acquérir des compétences dans ce domaine est devenu primordial si l’on veut réussir aujourd’hui dans le milieu des investigateurs privés.
La traque aux assurés frauduleux
Une nouvelle loi permet aux assurances de mandater des détectives privés pour lutter contre les fraudeurs.
Frauder l’assurance invalidité (AI) ou l’assurance accidents (AA) pourrait entraîner la surveillance par un détective privé. C’est la conséquence du vote des Suisses en novembre dernier pour l’adoption de la surveillance des assurés. En 2016, la Cour européenne des droits de l’homme avait suspendu cette pratique, jugeant les bases légales insuffisantes. Pour justifier le recours à la surveillance, les assureurs mettent en avant un nombre de bénéficiaires de rente en augmentation constante depuis les années 1990. Ainsi, pour l’AI, la valeur des rentes économisées entre 2010 et 2016 grâce à la lutte contre les abus via les observations s’élève à environ 170 millions de francs. Chaque année, environ 70 cas frauduleux ont été résolus grâce au travail de détectives privés. A titre comparatif, 520 autres cas ont pu être résolus à l’interne, sans l’aide d’un investigateur privé.
70 cas frauduleux sont résolus chaque année pour l’AI par des détectives.
Du côté de la Suva, le principal assureur accidents en Suisse, le nombre d’observations faites par les détectives était également plutôt modeste: une quinzaine de cas par an entre 2007 et 2016. Elles ont permis à la Suva d’économiser plus de 164 millions de francs. Par ailleurs, ces mesures n’impliquent pas toujours le travail d’un investigateur privé. «Nous sommes très attachés à la préservation de la sphère privée de nos assurés, souligne Jean-Luc Alt, porte-parole de la Suva. Nous n’aurons recours aux détectives privés qu’en dernière instance et en présence de soupçons fondés de fraude.»
Pour l’instant, on ne sait pas encore quels détectives auront le droit de travailler pour les assurances. Le conseiller fédéral Alain Berset, chargé du Département de l’intérieur, souhaite par exemple créer un registre public, alors que d’autres exigent simplement les preuves suivantes: avoir suivi une formation juridique, présenter un casier judiciaire vierge et avoir exercé des pratiques d’observation depuis deux ans au minimum. Du côté des détectives privés, cette nouvelle loi laisse plutôt indifférent. «Il est bien d’avoir une base juridique pour de tels mandats. En même temps, ils ne représentent pas plus de 3% des missions effectuées en Suisse», estime le détective zurichois Erich Wunderli.