C’est tirant sur un gros cigare que le navigateur Pierre Fehlmann figurait en couverture. Pas sûr qu’une telle photo passerait la rampe de nos jours. Un choix d’autant plus iconoclaste que l’article était consacré à ses exploits sportifs et à la stratégie de sponsoring qui allait lui permettre de remporter quelques mois plus tard la troisième place de la course autour du monde Whitbread avec son monocoque Merit. «La présentation d’un concept raffiné à son sponsor a la même importance que le choix d’un itinéraire qui traverserait les quarantièmes rugissants du Pacifique Sud.» Et Pierre Fehlmann de relever que «la course, c’est le dessert», lorsqu’il décrit la dure préparation de quatre ans qui précède le début de la nouvelle course.
«L’année écoulée a été une année brillante dans l’histoire de l’économie helvétique», lisait-on en introduction du dossier économique de cette édition, intitulé «Big is beautiful». Ainsi, «quatre cinquièmes des cinq cents plus importantes sociétés de notre pays (sans compter les banques et les assurances) ont enregistré une augmentation de leur chiffre d’affaires». Parmi les grands gagnants de l’exercice figuraient notamment les agences de voyages, avec un chiffre d’affaires global en progression de 17%, mais aussi le bâtiment (+15%), la manutention et le stockage (+15%) ou encore l’industrie des machines (+13,9%).
40 francs le mètre carré
Les auteurs du dossier concluaient néanmoins sur la présence de quelques nuages à l’horizon: «La place industrielle est caractérisée par des coûts élevés de production. Elle n’a de chance de survie à long terme que si elle se spécialise sur des produits de haut niveau technologique et ayant un apport intellectuel élevé. Il n’est plus possible de fabriquer en Suisse des produits de consommation courante devenus beaucoup trop chers. Cela impliquera de nouveaux efforts dans la rationalisation et dans la formation professionnelle.»
Le deuxième volet d’une série consacrée au marché immobilier relevait que «les spéculateurs montrent le nez» dans le canton de Neuchâtel: «Le Jura neuchâtelois, et tout particulièrement les villes de La Chaux-de-Fonds et du Locle, fiefs de gouvernements socialistes, s’était fait le champion des loyers les meilleur marché de Suisse […] Or malgré une situation géographique peu favorable, ces deux villes sont à leur tour touchées de plein fouet par la spéculation immobilière.» Un tableau comparatif indiquait les prix du terrain dans le canton: les terrains industriels privés valaient 40 francs par mètre carré dans le Val-de-Travers, contre 100 francs à La Chaux-de-Fonds et au Locle et 200 francs à Neuchâtel.
La rubrique management était consacrée au «mal du siècle»: «De l’écolier écrasé par ses devoirs au PDG surmené de responsabilités, en passant par la femme d’intérieur débordée de tâches ménagères ou encore l’ouvrier harcelé sous les cadences, tout le monde est ’stressé’. Au point que se profile une véritable épidémie qui affecte l’ensemble des classes d’âge, des niveaux d’activités et des couches sociales.» Une note en fin d’article précisait que l’article n’était que le premier d’une (longue) série.
Trente ans de construction: la folie des grandeurs
Le secteur de la construction est caractérisé par des fluctuations importantes et dépend de facteurs volatils comme les taux hypothécaires. Retour sur 30 années chahutées.
Dans les années 1980, le secteur immobilier en Suisse a connu une période faste avec des investissements de presque 65 milliards de francs par an. De 1989 à 1995 environ, le secteur a connu une crise importante à cause de la spéculation devenue incontrôlable (voir l’interview de Bernard Nicod). Promoteurs immobiliers, sociétés de construction et architectes ont tous été touchés. Le nombre de personnes actives dans la construction est ainsi passé de 300 000 à environ 100 000 entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990.
A partir de la décennie suivante, le secteur a de nouveau connu une croissance constante, les investissements atteignant aujourd’hui le même niveau qu’avant la crise immobilière. En effet, les taux d’intérêt hypothécaires historiquement bas (en raison de la baisse des taux directeurs depuis 2008) incitent de nombreux investisseurs – comme les caisses de pension, par exemple – à placer leur argent dans le bâtiment. Panorama des changements importants enregistrés par le secteur ces trente dernières années.
1. Envolée des prix
L’Arc lémanique a connu une forte croissance de sa population au début des années 2000. Le nombre d’habitants des agglomérations genevoise et lausannoise réunies est passé de 800 000 à plus de 1 million en une vingtaine d’années. Mais le rythme de construction de logements n’a pas suivi: les nouvelles habitations disponibles dans la région depuis l’an 2000 se montent à environ 65 000 unités, soit entre 20 000 et 30 000 unités en dessous de la demande, selon une analyse d’UBS. Conséquence: les prix de l’immobilier se sont envolés. Par exemple, dans le canton de Vaud, les prix des maisons individuelles ont doublé et ceux des appartements en propriété ont progressé de 130% entre 2000 et 2015, selon une étude de la Banque cantonale vaudoise. Une aubaine pour les acteurs du secteur immobilier: le volume des transactions en 2010 était deux fois supérieur à celui du début des années 2000.
Cette pénurie de logements dans l’Arc lémanique a poussé les acteurs du marché immobilier à s’intéresser à d’autres régions. «C’est d’abord le Chablais valaisan qui a profité de cette évolution vers le milieu des années 2000. Ensuite, à partir de 2010, on construisait beaucoup dans le Nord vaudois et le district de la Broye», explique Hervé Froidevaux, directeur de la société de conseil en immobilier Wüest Partner en Suisse romande. Sauf que la demande n’a pas suivi les promoteurs. Au point que dans certaines villes, comme à Sion, à Monthey ou à Aigle, les taux de vacance dépassent aujourd’hui les 10%. Et au regard des grands projets de construction actuellement en cours à Genève (Praille-Acacias-Vernets, Bernex) et à Lausanne (Prilly-Malley, Renens), beaucoup d’immeubles locatifs dans ces régions risquent de rester vides dans les années à venir.
2. Construire plus efficacement
Depuis quelques années, le mot d’ordre est de construire plus efficacement, sur des terrains plus restreints. «Le concept de la villa est révolu, les constructeurs se concentrent sur des appartements qui sont, eux aussi, de plus en plus petits», résume Blaise Clerc, vice-directeur de la Société suisse des entrepreneurs (SSE). L’application de la nouvelle loi sur l’aménagement du territoire – entrée en force en 2014 et qui vise à limiter le mitage du territoire du pays – a ainsi contribué à raréfier et à faire monter les prix des terrains. Les autorités publiques souhaitent en effet mieux exploiter les réserves de terrains à bâtir. Le potentiel est grand: une étude de Wüest Partner réalisée en 2017 estime que les surfaces déjà classées en zone à bâtir en Suisse pourront héberger 2,59 millions d’habitants supplémentaires. Pour y arriver, les promoteurs immobiliers et les constructeurs misent sur l’exploitation d’anciennes zones industrielles, sur la rénovation et sur la surélévation d’immeubles existants. Ainsi, à Genève, plus de 400 logements ont été créés grâce à la surélévation depuis 2008. Autre conséquence: la proportion de logements neufs de moins de 4 pièces a plus que doublé sur les dix dernières années, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique.
3. Plus de durabilité
Le parc immobilier est responsable de près de 50% de la consommation d’énergie fossile et de 30% de la consommation d’électricité suisse. Pour diminuer cet impact, chaque nouvelle construction devra être chauffée avec des énergies renouvelables à partir de 2020. Depuis les années 1990 déjà, les autorités veulent faire construire de manière plus durable. Par exemple, en 1999, le label Minergie a été créé pour indiquer les constructions à faible consommation énergétique. Ainsi, une maison Minergie ne consomme que 4 litres d’équivalent en pétrole par mètre carré – contre 22 pour une construction datant des années 1970. Plus de 50 000 immeubles portent aujourd’hui ce label en Suisse. «Construire de manière plus écologique passe par une meilleure isolation, l’utilisation de la domotique à l’intérieur de la maison contrôlant la consommation d’énergie, l’emploi de matériaux plus durables et recyclés», indique Blaise Clerc.
En effet, ces dernières années, plusieurs grands projets immobiliers ont été réalisés avec divers matériaux innovants, comme le nouveau siège de Swatch, à Bienne, tout en bois. Mais Blaise Clerc assure que le béton restera le matériau principal: «Les Suisses ont cette vision de construire pour la durée, qui est incarnée par la brique et le béton.»
Riviera-Chablais: cap sur la pharma et Hyperloop
Confrontée à la désindustrialisation, la région Riviera-Chablais a su se réinventer grâce aux biotechnologies, à la culture et à la mobilité.
La Riviera et le Chablais ont connu tous les deux un déclin industriel important ces trente dernières années. Le taux de chômage à Vevey était ainsi de 13% au milieu des années 1990. La ville a particulièrement souffert de la fermeture des Ateliers de constructions mécaniques de Vevey (ACMV) en 1992, qui a coûté plus de 700 emplois. Autres coups durs: la disparition de la société de tabac Rinsod & Ormond en 2003 ou la délocalisation du fabricant de tubes en aluminium Tusa en 2016.
Le Chablais a connu un sort comparable, comme à Monthey avec la fermeture du constructeur de remontées mécaniques Giovanola en 2004 et la perte de plus de 700 emplois. Autre exemple: en 2015, le groupe pétrolier Tamoil a cessé les activités de sa raffinerie de Collombey-Muraz. Cette décision a entraîné la disparition de près de 250 emplois.
Toutefois, les effets négatifs de la désindustrialisation ont pu être absorbés par de nouveaux secteurs économiques comme la biotechnologie dès la fin des années 1990. Le groupe pharmaceutique allemand Merck a ainsi ouvert un site de production près de Vevey en 1999, qui compte aujourd’hui plus de 500 employés. Autre réussite, la création de l’incubateur BioArk à Monthey en 2000 qui accueille aujourd’hui 20 sociétés.
Une pénurie de terrains
Pour se développer, la Riviera a aussi profité de son rayonnement international. Avec la présence du siège de Nestlé, de nombreuses écoles internationales et d’événements culturels majeurs, la région possède de vrais atouts pour attirer des talents. «La Riviera offre un environnement cosmopolite et une riche tradition de l’accueil dans un cadre de vie exceptionnel, souligne Bernard Schmid, directeur de la promotion économique Riviera-Lavaux. Le tout à une distance raisonnable des hautes écoles de Lausanne et de l’aéroport de Genève.» Mais pour que les entreprises puissent continuer à s’y développer, la région risque de manquer d’espaces: «Le territoire est saturé et vu la situation géographique, les terrains disponibles sont rares.» Pour répondre à la demande, un nouveau parc d’activité est à l’étude au-dessus de Vevey, avec comme aspect clé une haute densité d’entreprises.
Du côté du Chablais, les perspectives de développement ne manquent pas. «Le coût de l’immobilier est bas ici comparé à celui de l’Arc lémanique – un atout pour attirer des entreprises», dit Georges Mariétan, sécretaire général de Chablais Région.
Parmi les secteurs dynamiques se trouvent particulièrement la chimie (BASF, Syngenta, Huntsman, Bachem), mais aussi l’aéronautique – avec notamment APCO Technologies à Aigle – et la mobilité avec la présence de Green GT à Vouvry ou Bombardier à Villeneuve. Le secteur de la mobilité bénéficiera également des tests pour le train à grande vitesse Hyperloop, qui seront effectués à Collombey-Muraz dès 2020.
La construction en 2049...
Il y a trois ans, l’entreprise de construction britannique Balfour Beatty a publié un rapport dans lequel elle décrivait les chantiers de 2050: les ouvriers ont été remplacés par des robots et le montage des murs se fait uniquement grâce à l’impression 3D. Le tout surveillé en permanence par des drones. Les hommes, eux, ne s’assurent que ponctuellement de l’avancée du projet.
Depuis quelques années déjà, plusieurs immeubles ont été construits à l’aide d’impression 3D et de robots, dans la plupart des cas à des fins de recherche. Mais Christian Ballif, directeur de la société de construction lausannoise Bertholet + Mathis, reste convaincu de l’importance des hommes dans ces constructions futuristes: «Les robots et l’impression 3D seront utilisés pour quelques procédés standardisés. Mais la plupart des constructions sont uniquement des prototypes. Pour les réaliser, il faudra toujours des ressources humaines.»
Top / flop du secteur de la construction
Quelles sont les entreprises qui ont marqué ces trois dernières décennies? Celles qui nous ont quittés? Florilège.
Top: Bernard Nicod, Bollini, Perret, Grisoni-Zaugg, Induni, Bernasconi, Groupe Orllati, Morand, JPF Construction, Sottas…
Flop: BPH Constructions, Bezzola, CMS Construction, Holimont, Préfatech, Riccardo Bosquet, Ambrosetti Générale d’Entreprises, NC Neubau, Meichtry, Geilinger…
«Nous construisons moins mais plus efficacement»
Leader du marché en Suisse romande, le promoteur immobilier Bernard Nicod livre son analyse d’un marché qui a connu une crise grave au début des années 1990.
Bernard Nicod s’est imposé comme une figure incontournable de l’immobilier romand. Depuis quarante ans, le groupe qui porte son nom construit et gère des immeubles de logements et de bâtiments publics. Il est également actif dans le secteur du courtage. Avec onze filiales et un parc immobilier sous gestion dont la valeur dépasse les 12,1 milliards de francs, il est leader en Suisse romande. Connu pour son franc-parler, Bernard Nicod évoque la façon dont son secteur d’activité a évolué au cours des 30 dernières années.
Vous vous êtes rapidement imposé sur le marché dans les années 1980 avec l’ouverture de plusieurs filiales et de nombreux rachats. Quelle a été votre stratégie?
J’ai toujours été un passionné de l’immobilier. Ma stratégie consistait à accumuler un maximum d’informations. Ainsi, je connaissais le coût de toutes les constructions en cours dans la région lémanique et le prix auquel se vendaient les immeubles. Je visitais tout, parfois même de nuit. Aujourd’hui encore, je connais mes milliers de dossiers par cœur et personnellement, je n’utilise pas d’ordinateur! Mais il ne faut pas oublier que j’étais déjà actif dans le secteur depuis le milieu des années 1970. Le succès que j’ai connu est le fruit des bases posées à ce moment-là.
Dans les années 1980, il y avait aussi de nombreux patrons «à l’ancienne», des décideurs dans les grandes entreprises, les assurances ou les fondations. J’ai eu la chance de les avoir côtoyés, ce qui m’a permis d’avoir rapidement des clients prestigieux, comme La Genevoise (devenue depuis Zurich Insurance Group) ou Nestlé. J’ai aussi conclu des affaires avec des familles de renom, comme les Rothschild ou les Latsis (famille d’origine grecque active dans l’immobilier, le pétrole et la finance depuis Genève, ndlr).
Dans une interview en 1988, vous étiez le premier à prédire la crise immobilière qui a ébranlé le secteur dans les années suivantes et qui a coûté plus de 50 milliards de francs aux banques. Comment avez-vous vécu cette crise?
A l’époque, on assistait à une spéculation folle. Les banques couraient après les clients pour leur prêter plus d’argent qu’ils n’en avaient besoin et le marché était en surchauffe. L’endettement hypothécaire battait des records. Puis, en deux ans à peine – et pour plusieurs raisons – les taux d’intérêt ont doublé. Sont alors arrivés les arrêtés fédéraux urgents du 6 octobre 1989 qui, pour mettre un frein à la spéculation, interdisaient toute revente d’immeuble non agricole durant cinq ans. Ne pas avoir vendu mon parc immobilier à temps m’a coûté cher: en 1990 et à cause de la hausse des taux d’intérêt, nous perdions entre 250 000 et 500 000 francs par mois.
J’ai travaillé comme un fou, quatorze heures par jour. J’ai dit à mes collaborateurs: vous allez souffrir pendant cinq ans, ceux qui veulent partir, faites-le maintenant. Au total, j’ai perdu 80 millions de francs pendant cette crise. Mais les banques m’ont suivi et m’ont permis de rembourser mes crédits petit à petit. Le marché a repris seulement vers 1995. Beaucoup de mes concurrents n’ont pas survécu à la crise.
Qu’est-ce qui a changé dans votre manière de travailler aujourd’hui par rapport à il y a trente ans?
Le secteur s’est fortement professionnalisé. Il est aussi devenu beaucoup plus bureaucratique et donc tout prend plus de temps. Autrefois, très souvent, une poignée de main valait contrat. On se faisait mutuellement confiance et chacun avait à cœur de faire son travail correctement. Aujourd’hui, les contrats sont devenus gros comme des romans et quasiment rien ne se fait sans l’avis ou l’accord d’une horde d’avocats et de conseillers juridiques et financiers. D’ailleurs, il arrive même que des contrats soient modifiés plusieurs fois en cours de mandat.
Par ailleurs, obtenir les autorisations nécessaires pour construire est devenu un parcours du combattant long et coûteux. Pensez donc qu’il faut souvent attendre dix-huit mois, soit plus du double d’il y a trente ans! Ainsi, nous avons actuellement pour 120 millions de francs de projets en attente d’autorisations. Et cela, sans même parler de la «recourite», cette maladie qui amène de plus en plus de personnes et d’associations à s’opposer à tout, sans toujours savoir pourquoi.
Comment percevez-vous l’avenir du secteur en Suisse romande?
Beaucoup d’experts prédisent une pénurie des logements en 2040. C’est faux! Dans le canton de Vaud, il y a 5800 appartements vides, et 21 000 dans toute la Suisse romande. Seule la ville Genève et sa couronne font face à une pénurie. Nous assistons certes à une augmentation des prix, mais nous ne faisons pas face à une bulle. Les prix vont finir par se tasser. Depuis un an et demi, nous avons réduit nos projets, car nous voulons construire moins mais plus efficacement.