En Suisse, l’inscription sur Localsearch.ch est quasiment incontournable pour les entreprises et les indépendants. Avec près de 600 000 abonnés professionnels et 42 millions de visites par mois, les annuaires officiels Local.ch et Search.ch ont en effet un taux de pénétration sans équivalent. Mais Swisscom, qui gère ces deux plateformes via sa filiale Swisscom Directories (SD), a tondu la laine sur le dos des PME pendant des années, selon son concurrent romand Zip.ch, qui exploite un nouvel annuaire officiel 100% gratuit. En effet, entre 2001 et fin 2014, Swisscom aurait indûment facturé l’inclusion d’une rubrique dans l’inscription de base obligatoirement gratuite.

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Facturation «illégale» aux PME

«Environ 250 000 PME auraient payé à tort à Swisscom une prestation qui en réalité leur était due sans contrepartie, ce qui représente un préjudice pouvant être estimé à près de 100 millions de francs. Les profits réalisés illégalement devraient être remboursés aux PME et justifieraient une sanction sévère.» Voilà ce qu’affirment Nicolas Giorgini et Guy Braun, avocats au sein de l’étude Tamisier Charbonnet & Associés, à Genève. Ils ont déposé en juin 2018 une plainte auprès de la Commission fédérale de la communication (ComCom). Cette plainte, dont nous avons pu nous procurer une copie, fait actuellement l’objet d’une procédure de recours auprès du Tribunal administratif fédéral. Elle explique, sur une quarantaine de pages, les détails de l’affaire.

Pour commencer, il faut savoir que l’inscription de base dans l’annuaire public a toujours été gratuite; ce droit est inscrit dans l’ordonnance du Conseil fédéral sur les services de télécommunication (OST). Jusqu’à fin 2014, cette inscription minimale comprenait le nom ou la raison sociale du client, son adresse complète, son numéro de téléphone et la rubrique sous laquelle il souhaitait figurer (par exemple restaurant, plomberie, coiffure), afin qu’on puisse le trouver plus facilement. En 2015, la rubrique a été retirée de l’inscription de base; elle est donc payante dans tous les cas depuis lors. «A l’époque, le client avait droit au moins à une rubrique gratuite», souligne Nicolas Giorgini. Bien sûr, il pouvait choisir d’apparaître sous d’autres rubriques, payantes cette fois.

Or, à partir de 2001 et jusqu’à fin 2014, la première rubrique aurait «systématiquement été facturée entre 17 et 39,80 francs par année à des centaines de milliers d’entreprises et d’indépendants qui souhaitaient être référencés selon leur domaine d’activité», déclare Alexandre de Senger, CEO de Zip.ch, à Lausanne. «Il appartient donc à Swisscom de communiquer au tribunal toutes les factures émises entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2014 en relation avec les premières rubriques», ajoute-t-il. Comment se fait-il que personne ne se soit aperçu de rien? «Le décompte de la rubrique n’était pas intégré dans une facture émise directement par Swisscom Directories (SD), mais noyé dans les factures de téléphone de Swisscom. Cela rendait sa détection très difficile», déclarent Nicolas Giorgini et Guy Braun.

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Nicolas Giorgini, Tamisier Charbonnet & Associés
© A.Bergot

Les profits réalisés illégalement devraient être remboursés aux PME et justifient une sanction sévère.

Lorsque les avocats se sont adressés à l’Office fédéral de la communication (Ofcom), en 2017, ils ont reçu une réponse de Swisscom disant que SD avait établi une liste de rubriques commerciales proposées gratuitement aux clients. Il semble que l’existence de cette liste ait été découverte à ce moment-là. Swisscom Directories l’utilise pour sa défense, en arguant que le principe de gratuité a été respecté puisque les abonnés avaient la possibilité de choisir l’une des 97 rubriques non payantes qui y sont répertoriées.

Cependant, on en trouve un certain nombre, par exemple alpage, appartement de vacances, bénévolat, bureau des objets trouvés, château, consulat, gare, parking, plage ou terrain de sport, dont le caractère inhabituel, voire «anecdotique», n’a pas échappé aux avocats de Zip.ch. «Swisscom a maintenu dans sa liste parallèle payante les secteurs d’activité et les métiers les plus représentés dans le tissu économique, comme fiduciaire, médecin, agence immobilière, coiffure, menuiserie ou plomberie, qui concernent des dizaines de milliers d’abonnés.» Et d’insister: «La loi n’a jamais autorisé Swisscom à établir deux listes séparées, l’une gratuite et l’autre payante, en violation du principe de l’égalité de traitement. A l’époque, chaque abonné avait droit à une première rubrique gratuite, peu importe laquelle. On peut donc parler de facturation illégale dans la mesure où, jusqu’au 31 décembre 2014, la rubrique faisait partie du contenu minimum gratuit prévu par l’article 11 de l’OST.»

Préjudice à près de 100 millions

En s’appuyant sur le nombre d’entreprises classées par rubrique et le prix moyen facturé pour la première rubrique, Alexandre de Senger estime que les montants indûment perçus par Swisscom pourraient se monter à 94 millions de francs si cette pratique remonte effectivement à 2001, et à plusieurs dizaines de millions au moins si elle a débuté en 2006, date à partir de laquelle l’existence d’une liste de rubriques gratuites peut être formellement prouvée (lire encadré). Le retrait de la rubrique du contenu minimal gratuit, en 2015, serait tout aussi illégal, car le but fixé par le législateur pour l’annuaire universel est de répondre aux besoins des abonnés. En l’occurrence, les entreprises qui s’inscrivent sur Local.ch et Search.ch ont besoin d’apparaître sous une rubrique correspondant à leur domaine d’activité, puisque les internautes utilisent des mots clés pour faire des recherches sur la Toile. Pour l’anecdote, cette suppression avait principalement été soutenue par… Swisscom, et ce, contre l’avis du surveillant des prix, de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), qui représente plus de 300 000 entreprises, et de GastroSuisse, qui en rassemble plus de 20 000.

Swisscom dément en bloc

En 2017, le député libéral-radical zurichois au Conseil national Hans-Ulrich Bigler avait déjà exprimé l’idée que la rubrique avait été retirée du contenu minimal gratuit «de manière tout à fait incompréhensible». Il avait défendu sa réintroduction dans une initiative parlementaire intitulée «Pour un annuaire téléphonique public performant et favorisant la concurrence», actuellement en traitement. Il s’appuyait sur le fait que Swisscom touche une compensation financière en tant que concessionnaire de l’annuaire universel. Une somme fixée par le Conseil fédéral, sur la base des chiffres donnés par Swisscom, à 150 millions de francs par année pour la période 2008-2017. «Par conséquent, Swisscom pourrait se faire rembourser ces 150 millions par la Confédération. Mais il y a un mais. Pour bénéficier de cela, l’opérateur devrait permettre à l’Ofcom de mettre son nez dans ses comptes. Aujourd’hui, le géant bleu préfère donc payer 150 millions par an de sa poche plutôt que de voir l’Ofcom venir fouiner dans sa comptabilité», lit-on dans la plainte qui reprend un article publié dans un journal spécialisé.

Par la voie de son service juridique, Swisscom réfute tous les points, faisant notamment valoir que les dispositions légales de l’époque «n’exigeaient pas une possibilité d’inscription adéquate pour l’ensemble des secteurs économiques». En fait, «la tâche de tenir en tout temps une liste qui reflète correctement l’ensemble de la vie économique et de mettre systématiquement à jour les désignations correctes de tous les métiers et activités entrepreneuriales ne peut pas être celle des fournisseurs de services de télécommunication».

Au surplus, l’Ofcom aurait confirmé à Swisscom, au début de l’année 2010, qu’il était licite de tenir «une liste régularisée restreinte et une liste formatée plus étendue des rubriques». De plus, à la mi-2010, Swisscom aurait introduit une liste unique et complète dans laquelle les entreprises pouvaient choisir une rubrique gratuite. Swisscom tient également à préciser que le droit à une première rubrique gratuite était de toute façon limité aux clients bénéficiant d’un raccordement jusqu’au point de terminaison du réseau, à l’intérieur des locaux commerciaux. Or les PME n’avaient pas toutes – et de loin – un tel raccordement, ajoute le géant bleu. Et l’article 15 de l’OST du 1er mars 2012 stipule que le concessionnaire peut alors, «dans des cas exceptionnels, réduire l’étendue des prestations ou renoncer à fournir le service, s’il existe sur le marché une offre substitutive à des conditions comparables».

La disparition de la rubrique dans l’inscription obligatoirement gratuite? La Commission fédérale de la communication serait parvenue à la conclusion que «la rubrique n’était pas un élément absolument nécessaire d’une inscription dans l’annuaire sous l’angle du droit des télécommunications. Pour la ComCom, le but des annuaires téléphoniques est d’associer le nom et l’adresse d’un client des services de télécommunication à un numéro de téléphone. C’est pourquoi la rubrique a été laissée au marché de la publicité et n’est plus comprise dans la première inscription.» Quant à la facturation des rubriques payantes qui n’a pas été effectuée directement par SD mais par Swisscom, il s’agit d’une «procédure parfaitement normale qui ne saurait être critiquée», en l’occurrence un recouvrement de créances: l’encaissement des prestations qui vont au-delà du contenu minimal a été confié à Swisscom, qui transfère les montants à SD.

A l’heure où nous mettons sous presse, le Tribunal administratif fédéral n’a pas encore rendu son verdict, et il se pourrait que cela prenne du temps. Le dossier est en effet très compliqué. Entrent en ligne de compte la loi fédérale sur les télécommunications, l’ordonnance d’application de la loi et les prescriptions techniques édictées par l’Office fédéral des télécommunications (OFT). Détail intéressant: ces prescriptions techniques stipulent que chaque fournisseur de prestations relevant du service universel (FST) doit tenir une liste de rubriques offertes à ses clients, de manière à ce que ces derniers puissent choisir sous quelle rubrique ils désirent apparaître. Mais il n’est pas fait mention d’une liste gratuite et d’une liste payante...


Comment calculer le préjudice aux PME?

Pour évaluer le dommage subi par les entreprises suisses pendant les quatorze années où Swisscom Directories aurait «illégalement facturé» la rubrique de base dans ses annuaires, ZIP.ch se base sur les données qui lui ont été fournies dès octobre 2014 par Swisscom Directories. Durant cette période, il y avait au total 600 000 entreprises inscrites. Sur ce nombre, 240 000 figuraient sous une rubrique. De 2001 à fin 2014, la rubrique de base était facturée entre 16,80 et 39,80 francs. Si l’on prend une moyenne de 28 francs par client et que l’on multiplie ce chiffre par 240 000, on obtient une somme de 6,7 millions qu’il faut ensuite multiplier par 14 ans, ce qui donne 94 millions de francs. «C’est une estimation. Après, on peut supposer qu’il y a eu quelques dizaines de milliers d’entreprises qui ont renoncé à la rubrique de base, parce que c’était payant», indique Alexandre de Senger.