Il a grandi au cœur du pays horloger et a travaillé seize ans dans cette industrie, notamment pour Victorinox et Maurice Lacroix. Le Chaux-de-Fonnier Thomas Baillod a créé en avril 2018 une académie en ligne dédiée à la distribution horlogère. Un brin provocateur, il conseille, forme et donne des conférences, de Milan à Montréal, sur un segment en crise. Interview exclusif.
Vous dites tout haut ce que le milieu horloger tait. Cela dérange autant que cela plaît. D’ailleurs, l’idée de votre académie vous a été soufflée par des initiés. Racontez-nous.
Thomas Baillod: J’ai été contacté par Mark Schumacher, un ancien de Swatch Group, responsable du master en marketing de luxe à la HEG Genève. Il avait entendu parler de ma vision dissonante sur l’horlogerie et la distribution. Je devais faire une conférence de deux heures. Après une première entrevue, la présentation de 120 minutes s’est transformée en un atelier de deux jours. Ça a été le début de mon académie, avec des cours en ligne en français et en anglais. Aucune formation n’existe sur la distribution à proprement parler. L’horlogerie est encore largement basée sur le modèle du «sell in», c’est-à-dire qu’elle essaie de vendre à ses distributeurs ce qu’elle a produit. Elle devrait réfléchir en termes de «sell out», à savoir produire pour le consommateur. On vit une époque de constipation des stocks, si j’ose dire!
Dans vos vidéos, vous allez jusqu’à vous transformer en hologramme parlant depuis la Watch Galaxy des pertes monumentales de l’exportation horlogère. Comment êtes-vous perçu dans la branche?
Je reçois des messages de CEO de marques qui me disent lire mes posts tous les matins. Je me base sur des faits. Les exportations horlogères suisses ont perdu 1,6 million de pièces durant le seul premier semestre 2019, dans les segments d’entrée de prix principalement. C’est deux fois plus que durant l’année 2018 dans sa totalité. L’horlogerie vit une crise aussi importante que la crise du quartz. On sait tous que les grands groupes comme Richemont, LVMH ou Swatch Group sont avant tout des compagnies financières. Ce qu’ils veulent faire, c’est de l’argent. Or le profit est la multiplication de la marge par la quantité. Cette dernière s’écroule.
Vous êtes un apôtre du «direct to consumer». Le D2C serait la solution?
Je reviens sur les marges. Prenons l’exemple théorique d’une montre «Swiss made» automatique vendue 1000 francs: 175 francs couvrent le coût de production, auxquels s’ajoutent 175 francs qui seraient la marge de la marque (140 francs de profit brut et 35 francs de marketing). Les 650 francs restants vont aux intermédiaires. En vendant en direct, une marque a la possibilité de faire grimper sa marge à 700 francs, considérant que 125 francs sont imputés au budget marketing et logistique. La digitalisation est une voie royale qui s’ouvre pour les marques. Le détaillant se retrouve comme un ours polaire sur la banquise. Bulgari a fermé la moitié de ses points de vente, tout en poursuivant sa croissance.
Les détaillants ont-ils encore des moyens d’action?
Les revendeurs doivent prendre acte du changement de paradigme. Ils peuvent se positionner avec du B2C, du «click and mortar» (vente combinée), du «pre-owned» (seconde main) ou encore offrir des expériences de réalité virtuelle. On ne parle plus uniquement de point de vente, mais aussi de «point de toucher», car une certaine clientèle voudra toujours toucher sa montre avant de l’acheter en ligne.
Votre analyse s’applique-t-elle à d’autres secteurs d’activité?
Toute la distribution sélective, comme l’automobile ou les bijoux, est face à cette même problématique. Sauf que les vendeurs de voitures ont un peu d’avance, car cela fait des années qu’ils rachètent votre BMW pour vous vendre une nouvelle Audi. Ils travaillent depuis longtemps avec le «pre-owned», alors que l’horlogerie commence à s’y mettre.
Vous mettez sur le marché début octobre votre montre BA1110D, qui vous servira de laboratoire d’expérience. L’acheteur deviendra le vendeur. Eclairez-nous.
J’ai créé avec des amis issus de marques prestigieuses une montre qui répond à tous les codes du luxe: mouvement automatique double oscillateur, verre saphir bombé, série numérotée. Mais elle n’est pas «Swiss made». Je la vends 380 francs dans un coffret «watch winder» pour la remonter. Si elle était «Swiss made» et distribuée via des intermédiaires, elle vaudrait jusqu’à 10 000 francs. Elle n’aura pas de site internet, pas d’Instagram, mais une seule page web avec photos et un guichet accessible avec un numéro de référence. La seule manière d’obtenir une BA1110D sera d’entrer un code qui ne peut être transmis que par le propriétaire d’une de ces montres.
C’est le principe de la recommandation…
En effet, chaque acheteur détient quatre droits de vente qu’il peut céder à quelqu’un. Lorsqu’il les aura distribués et qu’ils auront chacun débouché sur l’achat d’une BA1110D, il recevra gratuitement une nouvelle montre. Parallèlement, un forum d’ambassadeurs, influenceurs et vendeurs est mis en place pour trouver comment se procurer cette montre. C’est un bêta-test pour moi.
Comme vous, Code 41 a cassé les codes en proposant une montre non «Swiss made».
Ils bouleversent les codes et je salue cette initiative avant-gardiste. Mais on n’a pas besoin de cracher dans la soupe. Ma démarche est englobante. Je respecte et j’aime profondément l’horlogerie. Ce que je veux, c’est valider de nouvelles formes de distribution applicable à l’horlogerie.
Vous serez le maître de cérémonie de la 23e Journée internationale du marketing horloger, le 5 décembre prochain à La Chaux-de-Fonds.
Le thème sera «Direct to consumer: à la conquête du client roi» et je suis impatient d’interviewer notamment Jean-Claude Biver, Ariel Adams, le blogueur de Forbes et fondateur d’Ablogtowatch.com, ou encore Roger Ruegger, le rédacteur en chef de WatchTime.