La vie se montre parfois tumultueuse. Celle de l’économie suisse n’échappe pas à la règle, témoin de profonds chamboulements au cours de ces trois dernières décennies. La mondialisation, les crises économiques, les nouveaux modes de consommation et de travail, et surtout le numérique, pour ne citer qu’eux, ont changé le visage de l’économie suisse. Tous secteurs confondus, les entreprises ont dû s’adapter pour ne pas disparaître. Mais de quelle manière, alors que d’autres défis se pressent au portillon? Entreprend-on de la même manière en 2019 qu’en 1989? A l’occasion du 30e anniversaire de PME Magazine, nous avons réuni deux générations d’entrepreneurs d’un même secteur.
Certains binômes se rencontrent pour la première fois, d’autres se connaissent par cœur. Ensemble, ils partagent leur vision de la branche et les enjeux à venir. De l’immobilier à l’horlogerie, en passant par l’industrie, la santé et le tourisme, les défis sont nombreux à l’ère de la dématérialisation. Aucun secteur n’y échappe et c’est peut-être ce qui fait vibrer la fibre entrepreneuriale. A découvrir: les rencontres entre Jean-Jacques Morard (De Rham) et Eric Corradin (Neho), Raymond Stauffer, ex-patron de Tornos, et Samuel Vuadens (Mecatis), les horlogers Jean-Claude Biver et Claudio D’Amore, Sandrine Julen et André Seiler, tous deux issus de deux grandes lignées d’hôteliers de luxe, et Daniel Walch, du Groupement hospitalier de l’Ouest lémanique, face au psychiatre des HUG Paco Prada.
HORLOGERIE
Le vrai risque pour l’horlogerie? Des jeunes qui ne portent plus de montres
Jean-Claude Biver, le charismatique patron horloger, rencontre pour la première fois Claudio D’Amore, fondateur de Code41, une jeune marque qui joue la carte du numérique et de la transparence. Ces deux passionnés n’ont pas peur de la montre connectée.
Il parque sa voiture de collection sur une place à son nom. Un photographe et deux assistantes l’attendent sur le perron. Au siège de Hublot, à Nyon, Jean-Claude Biver arrive en fanfare. Sur les places visiteurs, le break de Claudio D’Amore patiente. Le jeune directeur et fondateur de la marque horlogère lausannoise Code41 a pris de l’avance. Arrive enfin la rencontre à la réception, la première, chaleureuse, entre les deux hommes.
Sur le chemin qui nous mène au bureau rouge, Jean-Claude Biver salue ses collaborateurs au garde à vous d’une voix énergique et tonitruante. Le patron est là. Il le fait savoir. Par discrétion ou timidité, Claudio D’Amore reste en retrait. Pourtant, le designer horloger, qui a collaboré avec TAG Heuer et Montblanc, est un trublion de la haute horlogerie. Née en 2016 sur les plateformes de financement participatif, la jeune marque Code41 ravit des parts de marché aux acteurs historiques. Son chiffre d’affaires a quadruplé entre 2017 (2 millions de francs) et 2019 (8,5 millions). La marque doit cet insolent succès à sa stratégie: une transparence totale sur l’origine de ses composants et ses coûts. D’autre part, Code41 ne jouit que d’une présence numérique où une communauté de plusieurs centaines de milliers de membres vote régulièrement sur chaque nouveau développement.
Jean-Claude Biver se tait, et écoute. L’ancien directeur de Hublot et président non exécutif de la division montres de LVMH aime tous ceux qui cassent les codes: «C’est cela le véritable entrepreneuriat, ne pas faire comme le voisin!», commente Jean-Claude Biver. Claudio D’Amore ne s’attendait pas à un tel compliment: «C’est compliqué de percer dans un secteur aussi saturé que l’horlogerie, constate le patron de Code41. Je suis arrivé au constat que pour innover, il fallait une transparence totale vis-à-vis du consommateur sur nos tarifs, nos marges, nos modes de production et l’origine de nos produits. J’aime l’horlogerie, mais j’aime aussi comprendre ce qu’il se passe derrière.»
Obsolescence contre éternité
En 2019, Code41 inaugure ainsi son premier mouvement horloger, baptisé X41. Chaque composant de celui-ci est usiné en Suisse, à la demande et exclusivement pour 200 000 membres de la marque. Ceux-ci sont informés sur les moindres coûts de revient de la montre commercialisée aux alentours de 5500 francs. Une stratégie payante. En trente-six heures seulement, la marque lausannoise a récolté 1,7 million de francs (2,8 millions sur les 30 jours de la campagne) seulement pour le X41. Elle démontre ainsi qu’il est aujourd’hui possible de proposer un mouvement manufacture exclusif à un prix défiant toute concurrence.
En fondant Code41 en pleine déferlante des montres connectées sur le marché, Claudio D’Amore pourrait passer pour un kamikaze. A l’arrivée des premières Apple Watch en 2015, les manufactures horlogères suisses n’ont pas pris la mesure de l’impact des technologies sur leur industrie. L’apparition de nouvelles fonctions smart intégrées aux garde-temps traditionnels, mais aussi de nouveaux acteurs issus des écoles polytechniques et des parcs d’innovation qui développent désormais les «pièces digitales» de demain, ainsi que l’essor du marché des objets connectés les ont laissées temporairement sans voix. Les manufactures doivent donc inventer la fonction.
Pour Jean-Claude Biver, il s’agit d’abord d’une opportunité: «Apple est venue frapper aux portes des manufactures suisses deux ans avant de lancer la première montre connectée. Elle n’a pas trouvé d’écho en Suisse, parce que les manufactures se sont dit qu’elles n’allaient pas s’associer avec une marque qui nous vend des téléphones. Elles ont sous-estimé la capacité d’Apple de s’imposer dans un nouveau marché. Les Suisses ont donc été craintifs. Mais le vrai risque pour les manufactures, c’est d’avoir une génération qui ne porte plus de montres. Grâce à Apple, qui écoule 30 millions de montres connectées dans le monde, on habitue 30 millions de personnes à porter quelque chose au poignet. Parmi eux, il y en aura certains qui changeront de marque et de montre.»
C’est cela le véritable entrepreneuriat, ne pas faire comme le voisin.
Pour Jean-Claude Biver, il n’y a pas d’innovation sans destruction: «Apple produit de l’obsolescence. C’est le propre de la technologie. A l’avenir, des consommateurs vont prendre conscience de la différence entre un produit obsolète et un objet comme une montre Hublot ou Rolex, frappée du sceau de l’éternité. Donc Apple nous aide. Elle fait exactement comme Swatch dans les années 1980 en habituant toute une génération à porter des montres.» Claudio D’Amore abonde dans ce sens: «Nous avons toujours le réflexe de vouloir tuer l’envahisseur, alors que l’Apple Watch est une opportunité pour l’horlogerie de développer de nouveaux produits. TAG Heuer l’a fait. A nous de créer des montres qui donnent envie aux nouvelles générations.»
Depuis le 1er janvier 2017, les critères pour qu’un produit obtienne le label «Swiss made» se sont renforcés. La nouvelle loi, longuement débattue, a été conçue pour éviter les abus. Dans l’industrie horlogère, les entreprises doivent désormais garantir 60% de valeur suisse dans leurs montres et avoir un mouvement 100% développé, fabriqué et assemblé en Suisse pour bénéficier du label. «J’ai préféré miser sur la transparence en expliquant qui étaient nos partenaires, comment nous les avons choisis et pourquoi le boîtier vient de Chine et le mouvement de Suisse», explique Claudio D’Amore.
L’agonie des salons horlogers
Enfin, l’an dernier, le monde horloger vivait un petit séisme. Baselworld, le grand raout du secteur, est à l’agonie après la désaffection de la moitié de ses exposants: «On ne peut attendre un rendez-vous annuel pour rencontrer la terre entière», note Jean-Claude Biver.
Pour Claudio D’Amore, «la fonction principale de Baselworld n’est plus la vente mais la célébration de l’horlogerie. Cette manifestation doit se renouveler pour devenir un endroit où professionnels et amateurs entretiennent et développent cette passion pour les générations futures.»
>>Lire aussi: Comment Code41 bouscule les codes de l'horlogerie
IMMOBILIER
Le tout numérique, un faux calcul pour l’avenir
En l’espace de vingt ans, les prix de l’immobilier ont doublé, voire triplé, de même que les commissions de courtage. Mais paye-t-on le prix juste? Jean-Jacques Morard, CEO de De Rham, et Eric Corradin, son homologue à la tête de la plateforme en ligne Neho, s’expliquent.
Ce mardi après-midi, à Lausanne, Goliath invite David à prendre le café. Dans ses cossus locaux vitrés, Jean-Jacques Morard, le directeur général de la régie immobilière De Rham, ne boude pas son plaisir de faire faire le tour du propriétaire à Eric Corradin, son homologue à la tête de Neho.
La start-up lausannoise, née en juillet 2017, n’a pas la longévité de De Rham, mais elle bouscule déjà les poids lourds historiques du courtage immobilier avec une promesse: «Donner à chaque propriétaire une solution juste et transparente pour vendre sa maison.» Mais comment? En capitalisant sur les bienfaits du numérique. Neho propose une transparence complète de l’information pour le vendeur par le biais d’un compte en ligne. A cela s’ajoute un forfait fixe à 9500 francs en lieu et place des commissions de courtage qui avoisinent les 3% du montant de la vente du bien immobilier.
Autant dire que Jean-Jacques Morard va devoir revoir ses marges: «Je vais vous décevoir, réagit en préambule le directeur général de De Rham. Nos visions sont au contraire très alignées. Au final, nous faisons exactement le même métier. Ce sont les moyens technologiques utilisés qui diffèrent.» Afin de proposer des tarifs aussi attractifs, Neho numérise une grande partie de son activité et travaille sur la base de mandats exclusifs, contrairement à d’autres qui postent les annonces dans diverses agences. Résultat de cette dissémination? Les courtiers «classiques» ne concluent qu’un tiers des ventes sur leurs mandats alors que Neho affiche un taux de succès de 80%.
Malgré ces chiffres, Neho reste perçue par ses concurrentes comme un acteur low cost du courtage immobilier. Eric Corradin se bat contre cette étiquette: «Cette image a eu des retombées négatives sur l’entreprise, avoue le directeur de Neho. C’est une des raisons qui nous ont conduits à modifier notre forfait de 7500 à 9500 francs. A nos débuts, les clients ne comprenaient pas comment nous étions en mesure de proposer un tel service pour si peu. Tout simplement parce qu’ils ont été habitués depuis des décennies à devoir payer beaucoup lors d’une transaction immobilière. Neho a voulu remettre l’église au milieu du village et leur montrer, en toute transparence, combien vaut réellement une prestation de courtage.» Car depuis plus de vingt ans, les prix de l’immobilier ont doublé, voire triplé, de même que les commissions de courtage.
Deux modèles d’affaires s’affrontent
Cette disruption force les acteurs comme De Rham à se remettre en question: «De quelle disruption parlez-vous? Il n’y a pas de disruption, rétorque Jean-Jacques Morard. Nous offrons exactement les mêmes prestations. La différence réside dans le modèle économique. Pour un vendeur, c’est un peu comme choisir un billet Swiss ou un e-ticket EasyJet. Pour le reste, nous faisons le même métier, sauf que Neho utilise les outils numériques et des méthodes d’évaluation des biens différentes.» De Rham fixe le prix d’un bien immobilier en appliquant les méthodes dites traditionnelles d’expertise au moyen des valeurs intrinsèques, valeurs de rendement et autres modèles DCF (discounted cash flows) ainsi qu’en utilisant les connaissances du marché de ses experts brevetés.
Neho a voulu remettre l’église au milieu du village et montrer combien vaut réellement une prestation de courtage.
Quant à Neho, elle utilise les outils hédonistes qui se basent sur les valeurs des cinq plateformes d’estimation électronique les plus répandues actuellement (Wüest Partner, Fahrländer Partner, PriceHubble, IAZI/CIFI et Institut suisse de l’économie immobilière) ainsi que la connaissance du marché de ses experts. Cette méthode est complétée par les comparables du marché, notamment les petites annonces. Trois piliers qui, selon elle, permettent d’obtenir le prix juste.
Mais pour Jean-Jacques Morard, cette méthode manque d’humanité: «Je ne crois pas au tout numérique. Il s’agit d’ailleurs d’un faux calcul pour l’avenir. Le courtage immobilier est un marché de proximité extrêmement complexe. Le prix du mètre carré dans une même rue varie fortement d’un bien à l’autre. La connaissance de ce microsystème est primordiale. Le numérique ne pourra jamais remplacer cette dimension.»
Eric Corradin est du même avis: «Je ne crois pas non plus au tout numérique. D’ailleurs, nos courtiers se rendent systématiquement sur place. On disserte sur les méthodes alors que, au final, c’est le prix net vendeur qui compte. Pourquoi un propriétaire accepterait de payer 45 000 francs de commission sur la vente de sa maison, alors que chez nous, le forfait est de 9500 francs pour une prestation de qualité identique?»
Selon Neho, «il existe un prix de marché. Il y a un acquéreur, il y a un historique des transactions. Aujourd’hui, un courtier n’a pas la capacité de survendre un bien. Ce n’est pas possible, car le nerf de la guerre, in fine, c’est le banquier. C’est lui qui va vous financer. C’est lui qui va utiliser ses outils statistiques pour calculer l’hypothèque maximale qu’il va vous octroyer.»
Pataquès tarifaire
Selon Jean-Jacques Morard, «fervent défenseur de la concurrence», ce débat sur la tarification répond à un besoin de transparence: «Les courtiers ne sont pas les seuls impactés. Pensez aux notaires par exemple. Sauf que chez De Rham, nous n’avons pas attendu l’arrivée de plateformes de courtage en ligne comme Neho ou Kiiz pour la remise en question. Chez nous, celle-ci est plus globale. Il existe des incohérences de tarification de nos honoraires de gérance, par exemple qui se basent sur l’état locatif. Des immeubles moins bien placés avec un taux de vacance supérieur à la normale vont nous rapporter moins qu’un immeuble bien placé dans lequel personne ne bouge. Pourtant, nous avons plus de travail dans les premiers. Ce n’est pas logique.»
Neho ne compte pas s’attaquer au marché locatif dans un futur proche. Alors à quoi ressemblera l’avenir du secteur? «Un marché dans lequel des acteurs historiques de l’immobilier cohabiteront avec de nouveaux venus comme Neho, entrevoit Jean-Jacques Morard. Je le vois d’un bon œil. La concurrence a toujours été saine. Elle fait bouger les lignes.»
>>Lire aussi: Neho bouscule les codes du courtage immobilier
TOURISME
A Zermatt, le Cervin ne suffit plus à attirer des touristes toute l’année
Mondialement connue, la station valaisanne doit se réinventer face à une clientèle de plus en plus connectée et aux changements climatiques. Sandrine Julen et André Seiler, tous deux issus de deux grandes lignées d’hôteliers de luxe, confrontent leurs visions.
Les aiguilles dorées des mélèzes se reflètent sur la fine première couche de neige de la saison. La vallée de Zermatt est en transition. Le Gornergrat Bahn, parsemé d’une poignée de touristes asiatiques, déverse les écoliers de Täsch et de Randa avant de gagner sa destination finale: Zermatt. La célèbre station valaisanne est encore assoupie. Le coup d’envoi de la saison hivernale est agendé au 12 décembre. Face à la Pfarrkirche Sankt Mauritius, André Seiler et Sandrine Julen nous attendent dans la pénombre de l’Elsie Bar.
Dynasties de familles hôtelières
Les deux professionnels de l’hôtellerie de luxe se connaissent bien. L’un comme l’autre sont issus de grandes dynasties de familles hôtelières. Depuis plus cent soixante ans, les Seiler ont géré plusieurs grands hôtels, dont aujourd’hui le Monte Rosa et le Mont Cervin. Quant à l’histoire de la famille Julen, elle remonte à 1947. Désormais, la quatrième génération dirige trois hôtels de différentes catégories, trois restaurants et deux bars. Fait rare dans le paysage touristique helvétique dominé par les grandes chaînes, le secteur hôtelier zermattois est encore à 80% en mains des familles. Mais jusqu’à quand? Cet automne, le groupe hôtelier suisse Aevis Victoria a repris les hôtels Seiler: «Nous avons ensemble une vision plus large au niveau suisse, réagit André Seiler. Cette vente nous permettra de la concrétiser.»
Diplômée de l’Ecole hôtelière de Lausanne, Sandrine Julen s’apprête, elle, à inaugurer un nouvel établissement au mois de décembre – l’hôtel Mama – avec un concept novateur: offrir des espaces de coworking pour que son hôtel ne soit pas seulement une destination de séjour, mais aussi un lieu de vie. Sandrine Julen et André Seiler le savent: le tourisme d’antan est mort. Aux professionnels de s’adapter au numérique, à l’imprévisibilité, aux séjours de dernière minute pour offrir plus qu’un lit, une expérience: «Les étoiles n’ont plus vraiment de sens pour moi, explique la directrice. Je ne veux pas proposer une prestation standard au client, mais suivre ses besoins individuels en lui offrant une palette de services.»
La fin du tourisme binaire
Sandrine Julen n’hésite donc pas à chausser les skis pour accompagner ses hôtes sur les pistes. Elle vient de s’associer avec le startuper valaisan Neil Beecroft (PuraWorka) pour développer son concept de coworking hôtelier: «Le monde professionnel bouge; la gestion du temps et du lieu de travail également. Mes clients auront toute l’infrastructure pour travailler par-ci par-là pendant leur séjour.» Au travail pendant les vacances? Le concept peut surprendre. Mais il répond aux besoins d’une clientèle connectée et aux nouveaux modes de travail à distance induits par le numérique. La révolution n’épargne donc pas l’hôtellerie de luxe, forcée à régater face aux plateformes telles que Booking.com ou Airbnb.
André Seiler n’est pas bien vieux, mais il a vu sa clientèle cinq étoiles se transformer avec le numérique: «A l’époque, la majorité des clients réservaient des séjours de trois à quatre semaines. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, c’est terminé. Hors vacances scolaires, les clients sont plus mobiles et comparent selon les conditions météo et d’enneigement par exemple. Cela nous impose d’être beaucoup plus réactifs.» Et André Seiler d’ajouter: «C’est un gros défi pour des paquebots comme nous. Ce sont de grosses structures dont les coûts d’entretien et de rénovation sont exorbitants. En parallèle, il faut innover. Pour survivre et s’adapter, il faut donc travailler en bonne intelligence avec la concurrence.»
Les étoiles n’ont plus vraiment de sens pour moi. Je veux offrir une palette de services.
Zermatt a ce côté clanique qui sied bien à la branche hôtelière: «La différence, elle, se fait au niveau du service, souligne André Seiler. Il ne sert à rien de travailler dans son coin. Entre hôteliers, on se sert donc les coudes. Nous groupons les commandes pour réduire les coûts et nous n’hésitons pas à permettre à nos clients de bénéficier des prestations de la concurrence et vice-versa. Cette solidarité tire toute la profession vers le haut.» Il n’empêche, l’avenir touristique de Zermatt est aussi une question politique: «La saison estivale, toujours déficitaire, est en pleine progression. Par contre, et c’est mon point de vue, nous frisons parfois l’«over-tourisme», en été comme en hiver, avec le boom des groupes touristiques, principalement des pays d’Asie», note André Seiler.
Le directeur général des hôtels Seiler nuance: «Je ne suis pas contre, mais cela pose la question de quel tourisme voulons-nous à Zermatt. Certains groupes asiatiques débarquent à la journée ou pour une nuit seulement. Pour les hôteliers, cela signifie un énorme turnover. Ce tourisme de masse peut faire fuir les bons clients, habitués à de plus longs séjours et à la recherche de tranquillité. C’est une question politique que l’on doit régler avec l’ensemble des acteurs touristiques de la station.» Zermatt, comme toutes les autres destinations touristiques des Alpes suisses, se remet en question face au réchauffement climatique, à la baisse d’attractivité des sports d’hiver. Car le Cervin ne suffit plus à vendre la destination.
Retour aux fondamentaux
L’enjeu est donc de proposer une offre démultipliée 365 jours par an tout en travaillant sur le récit et le service: «Je tire beaucoup de positif des changements actuels, réagit Sandrine Julen. En tant que professionnels de l’hôtellerie, cela nous force à revenir aux fondamentaux de notre métier pour le réinventer. C’est très stimulant.» André Seiler acquiesce: «On ne peut pas appréhender le tourisme à travers un seul secteur. C’est un effort collectif, autant des hôteliers, des restaurateurs, des commerces que des professionnels des remontées mécaniques. Cette réflexion commune fonctionne plutôt bien à Zermatt. On a tous à y gagner en tirant à la même corde.»
INDUSTRIE
L’innovation, un état d’esprit qui fait la force des petites PME de l’industrie
Délocalisation, franc fort, mondialisation, formation, les trois dernières décennies ont profondément modifié l’industrie suisse. Samuel Vuadens, directeur de Mecatis, et Raymond Stauffer, ex-patron de Tornos, évoquent les défis de leur secteur.
L’interview se mérite au prix d’une ascension de six minutes en téléphérique entre Riddes et Isérables. C’est dans ce village valaisan perché à 1100 mètres d’altitude que nous retrouvons Samuel Vuadens, le jeune patron de Mecatis. Son entreprise, fondée en 2008, révolutionne l’industrie de la micromécanique avec un produit phare: la Micro5, soit une petite fraiseuse miniature connectée à une plateforme numérique. Un petit gabarit 4.0 qui permet à Mecatis de rationaliser le processus de production. Dans le viseur de l’entreprise valaisanne? Les manufactures horlogères, l’industrie des technologies médicales ou encore la joaillerie pour usiner des pièces de très petite taille.
Dans le ciel plombé de cette fin du mois d’octobre, Samuel Vuadens accueille Raymond Stauffer. L’ex-patron de Tornos et désormais membre de la Fondation Arc Jurassien Industrie (FAJI) a quitté son Jura pour l’occasion. Deux générations d’industriels qui se connaissent bien. Ensemble, ils évoquent les défis de leur secteur. «Les belles années vécues par les industriels de la génération précédente, je ne les ai jamais connues, insiste Samuel Vuadens. Depuis la fondation de Mecatis en 2008, cela a toujours été compliqué. L’argent et la visibilité sont de l’histoire ancienne.»
Franc fort et délocalisations
Mais pourquoi cette complexité? «Nous avons fondé Mecatis en plein pendant la crise des subprimes aux Etats-Unis. Puis, en 2015, il y a eu la problématique du franc fort. J’ai l’impression que ces crises se rapprochent et ne nous laissent plus nécessairement le temps de réagir pour nous mettre en conformité. Dans les années 1980, c’était beaucoup plus facile pour les industriels.» Raymond Stauffer nuance: «Tu sais, des crises, il y en a toujours eu. En 1980, en 1983, puis dans les années 1990. Il existe des années faciles et d’autres moins. Mais je ne pense pas que la génération précédente était mieux lotie.»
L’ex-directeur de Tornos ajoute: «Revenons-en au cas de la Suisse. On s’extasie toujours sur l’industrie helvétique, son savoir-faire… Je crois qu’il faut arrêter de se taper sur le ventre parce que, soyons clairs, la concurrence devient de plus en plus difficile avec la mondialisation.» Raymond Stauffer étoffe: «Ce sont les petits sous-traitants en fin de ligne qui souffrent le plus. Beaucoup meurent. Ensuite, la Suisse compte pas mal de multinationales, mais il suffit que Trump les rappelle et elles s’en iront. L’avenir de l’industrie est entre les mains des petites PME innovantes qui se battent comme des folles. Et l’innovation, c’est un état d’esprit.»
Il faut arrêter de se taper sur le ventre. La concurrence, mondiale, est de plus en plus difficile.
En 2015, l’abandon du taux plancher par la Banque nationale suisse faisait trembler l’économie helvétique. Le bond du franc qui s’est ensuivi avait soulevé les plus grandes craintes, dont celles d’Economiesuisse, qui prédisait une vague de délocalisations de l’industrie suisse vers l’Europe de l’Est, la Grande-Bretagne ou l’Inde. Avec, à la clé, la fuite de milliers d’emplois et de compétences vers l’étranger. La prophétie s’est réalisée l’année suivante avec une vague de délocalisations dès janvier 2016. Schindler, Bobst, puis Tornos pour ne citer qu’elles, ont délocalisé une partie de leurs activités dans la région Pacifique. En 2019, un petit industriel peut-il encore donc se payer le luxe de rester en Suisse?
«Bien sûr, réagit Samuel Vuadens. J’en suis la preuve. De manière générale, tout ce qui est petit, précis et qui correspond à l’ADN de la Suisse peut se faire ici. Mais si c’est pour produire de la grosse artillerie, comme des produits grand public, nous ne sommes pas assez compétitifs.» «Effectivement, ajoute Raymond Stauffer. Les secteurs de la production où nous n’avons aucune plus-value doivent être délocalisés. Mais attention, on ne délocalise pas en Chine comme cela. Il faut avoir un site de production sur place. Et puis, il ne faut pas voir cette manœuvre comme une fuite, mais comme une opportunité d’ouvrir un nouveau marché. Précisons aussi que toutes les industries suisses que je connais et qui ont délocalisé l’ont fait pour sauver des emplois en Suisse.»
Au sein de Mecatis, la lutte contre la délocalisation se niche dans l’innovation: «Nous produisons des machines avec l’objectif de développer les outils technologiques pour les produire au plus proche du client final. C’est un des fondements de l’industrie 4.0, souligne Samuel Vuadens. C’est grâce à ce réseau et à la technologie que l’on y parvient. L’impression 3D métal est sur le point de débarquer. L’usinage des pièces exige de moins en moins de réglages. En développant une expertise dans ces technologies, nous parvenons à garder la production en Suisse tout en restant extrêmement compétitifs.»
Comment attirer les jeunes?
L’enjeu à venir réside aussi dans la nécessaire collaboration entre les industries et au sein des entreprises: «Il y a trente ans, chaque corps de métier travaillait dans son coin. Les forces vives des PME suisses doivent se battre ensemble contre le reste du monde et non entre elles», insiste Raymond Stauffer. Samuel Vuadens approuve: «Dès le départ, nous avons pensé notre entreprise en mode start-up, en travaillant de manière agile avec les outils web. Mecatis n’a donc pas eu besoin de revoir son mode opératoire. Un peu tardivement, je constate que les acteurs historiques s’adaptent. Ils changent leurs pratiques et leur management. C’est une des forces de l’industrie suisse. Quand elle fait face à des problèmes, elle sait trouver des solutions et s’adapter. Par contre, les industries ne collaborent pas suffisamment ensemble.»
Les défis futurs se nichent ailleurs: «La formation ne suit pas, s’inquiète Raymond Stauffer. Nous avons énormément de peine à intéresser la nouvelle génération aux professions techniques. L’industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux (MEM) n’attire plus. Selon les estimations, ce secteur perd 1 milliard de chiffre d’affaires par an, faute d’ingénieurs et d’apprentis. Ce problème de formation est aussi un défi RH. La nouvelle génération ne veut plus travailler à plein temps. C’est dur, mais les industries doivent s’adapter.» Une nouvelle donne qui n’est pas évidente non plus pour Samuel Vuadens: «L’industrie est un cas particulier. Il faut être passionné et se donner à 150%. Il n’y a pas tellement de demi-mesure.»
>> Lire aussi: Mecatis révolutionne la micromécanique
SANTE
Entre progrès et coûts, il faut trouver ce qui fait sens pour le patient
Daniel Walch, directeur du Groupement hospitalier de l’Ouest lémanique, et Paco Prada, psychiatre aux HUG, vivent au quotidien la métamorphose de leur secteur. Echange de points de vue sur l’explosion des coûts, la médecine prédictive et l’opportunisme des géants technologiques californiens.
Ils ont trouvé un créneau d’une heure et demie entre deux consultations ou réunions stratégiques. A respectivement 60 et 41 ans, Daniel Walch et Paco Prada sont des hommes sollicités, mais surtout affamés. Les présentations se font entre deux bouchées de sandwich au jambon. Nous sommes au 6e étage de l’Hôpital de Nyon, à la direction générale du Groupement hospitalier de l’Ouest lémanique (GHOL). Daniel Walch la dirige depuis une vingtaine d’années. Paco Prada, psychiatre aux HUG, a fait le déplacement depuis Genève.
L’un gère les comptes, l’autre soigne. Pourtant, ces deux générations de professionnels de la santé vivent au quotidien la métamorphose de leur secteur: prise en charge du patient, numérique, explosion des coûts, médecine prédictive et opportunisme des géants technologiques californiens.
Les coûts de la qualité
Daniel Walch est celui qui a vécu ces chamboulements au plus près. Actif dans le métier depuis trente-cinq ans, le directeur du GHOL n’a cessé de s’adapter aux changements dans la pratique médicale, à l’arrivée de nouvelles technologies, et désormais à l’intelligence artificielle: «Personne ne peut freiner le progrès, qui se traduit par une augmentation des coûts, dit-il. Il faut assurer une qualité des soins optimale, à moindre coût et en garantissant l’équité de l’accès aux soins.»
Cette course aux équipements lourds fait d’ailleurs l’objet d’une intense concurrence entre les hôpitaux publics et les cabinets privés, notamment en radiologie. Daniel Walch connaît bien l’affaire. En 2015, le directeur du GHOL se retrouve en justice, suspecté de faux dans les titres dans l’acquisition hâtive d’une IRM face à d’autres établissements dans le besoin. Daniel Walch est finalement blanchi en 2018. Le directeur est un féru de technologies. Son hôpital a acquis les licences de Watson. Ce programme informatique conçu en 2006 par IBM est capable de comprendre le langage naturel.
Quand l’IA soigne
Sa puissance de calcul lui permet de proposer et d’évaluer un traitement – notamment en oncologie – en analysant l’historique médical du patient. Mais permet-il de réduire les coûts? «Oui, car Watson va scanner 29 millions de publications médicales en une à trois minutes, à la recherche du traitement le mieux adapté. C’est un gain de temps et de précision pour le médecin», souligne Daniel Walch. Pour Paco Prada, ce progrès pose la problématique suivante: «Les technologies donnent parfois l’illusion que l’on a une solution à tout face à quelque chose qui se termine aussi: la vie. Ces technologies nous centrent-elles plus sur la maladie que sur le malade dans une quête éperdue de solutions? Le rôle du médecin est aussi de savoir renoncer parfois.»
Daniel Walch acquiesce: «Les patients ne veulent plus attendre, ni souffrir, ni mourir. Il faut veiller à la qualité des soins et à leur utilité si l’on veut maîtriser les coûts.» «Mais qu’est-ce qu’un bon soin?, s’interroge Paco Prada. Il y a plusieurs domaines de la médecine dans lesquels un soin sera efficace sans être économiquement viable. C’est donc compliqué de trancher.» Paco Prada ajoute: «Beaucoup de nouvelles idées et de technologies affluent. Il est parfois difficile de faire une synthèse de toutes ces évolutions pour choisir une direction. Et ce choix, il doit se faire avec le politique.»
Les patients ne veulent plus attendre, ni souffrir, ni mourir.
L’explosion des coûts de la santé empoisonne le débat politique. Les professionnels soignants sont régulièrement rendus responsables de cette augmentation: «Il y a un énorme décalage entre le discours du politique et le terrain, souligne Daniel Walch. Le politique ne trouvant pas vraiment de solutions à la maîtrise des coûts, il désigne un responsable. Une année, ce sont les médecins. L’année suivante, ce sont les directeurs d’hôpitaux. Cela a toujours été comme ça. La clé de la maîtrise des coûts de la santé se niche dans le choix d’une médecine basée sur des faits probants. C’est-à-dire de réfléchir à ce qu’il est juste de faire pour ce patient selon des faits probants, des études cliniques sérieuses et à un coût optimal. Les nouvelles technologies peuvent nous aider à faire ce choix.»
Un débat sociétal
En dehors de tout progrès technologique, Paco Prada estime que la maîtrise des coûts est avant tout un débat sociétal. «Quelle santé voulons-nous ensemble dans le futur? Nous n’avons jamais réfléchi à cette question. Pour y répondre, il faut une certaine cohésion. La médecine change; de même que les pathologies.»
Paco Prada cite l’exemple des nouvelles technologies en psychiatrie: «Je suis convaincu qu’elles vont créer une vague de troubles apparentés. Je vois émerger une certaine fragilité chez la génération Z. Comment pouvons-nous anticiper ce problème de santé publique avant qu’il n’explose? Cette adaptation passe par le renouvellement constant de nos outils thérapeutiques.»
Pendant que les médecins, directeurs d’hôpitaux, politiques et assureurs débattent sur le devenir de la santé, de nouveaux acteurs poussent au portillon. Ce sont les géants technologiques comme Google, Amazon ou Facebook, qui investissent massivement dans le secteur avec une violence nouvelle. Leur modèle d’affaires repose sur la donnée numérique alors que les acteurs actuels ont comme moteur le remboursement des coûts. En touchant directement le patient, ils lui proposent des services personnalisés.
Au point de chambouler l’acte de soigner? «Les patients sont aujourd’hui mieux informés. C’est une bonne chose, car cela nous permet aussi de les responsabiliser dans le devenir d’un traitement, explique Paco Prada. Je trouve très stimulant que Google ou les écoles polytechniques s’intéressent à la santé. Ce secteur ne concerne pas uniquement les médecins et les hôpitaux, mais toute une liste d’acteurs. Ensemble, ils permettent des avancées spectaculaires. Reste à répondre à la question centrale: est-ce que tout cela fait sens pour le patient.»