Al’ère d’Instagram, il faut être un peu fou pour se lancer dans la photographie argentique. Pourtant, le magasin Photo Verdaine, à Genève, s’est doté d’un nouveau laboratoire en 2016. Depuis, les collaborateurs de l’enseigne développent environ 50 films par semaine et constatent un vrai engouement pour ce type de clichés, principalement chez les jeunes âgés entre 15 et 30 ans. «Le tirage photo nécessite un savoir-faire particulier et du matériel précis, explique Vincent Meylan, directeur de Photo Verdaine. Ajouté à la tendance du retour aux anciennes techniques, il y avait un réel intérêt à intégrer l’argentique dans notre offre.»
Cet exemple montre que les entrepreneurs qui décident de se lancer dans un secteur en crise n’ont pas toujours tort. «Les marchés en déclin peuvent devenir des niches intéressantes, explique Vincenzo Pallotta, professeur en économie d’entreprise à la Haute Ecole d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD). Les entreprises qui se lancent à contre-courant doivent cependant adopter un positionnement fort et précis pour réussir.» Pour se faire une place sur ces marchés compliqués, les entrepreneurs font appel à diverses stratégies, d’une approche de monopole à la réinvention d’un segment, en passant par la différenciation, un ciblage précis du public et la résistance vis-à-vis de la concurrence.
Toujours se réinventer
Alors que le secteur de la photographie est alpagué par les offres en ligne à prix cassés, le magasin Photo Verdaine a fait le choix de mettre en avant son savoir-faire, comme avec le développement argentique, «qui représente une haute valeur ajoutée, explique Vincenzo Pallotta. Dans les secteurs touchés par le numérique, la force humaine a été automatisée, mais pour se démarquer, certains, comme ici, misent sur la qualité d’un savoir-faire précis et non sur la quantité.»
«Il est essentiel de se réinventer régulièrement, d’offrir de nouveaux services, de nouveaux produits», appuie Vincent Meylan. De fait, l’enseigne genevoise propose également des cours de photographie par marque d’appareil, «un service inimaginable auparavant», puisque le magasin observait jusqu’à présent un modèle d’affaires uniquement basé sur la vente. Les sept collaborateurs passionnés renseignent désormais tant sur les appareils que sur les outils vidéo ou le papier idéal pour le développement photo. «Les marges sont plus petites aujourd’hui, le prix des produits a baissé en général, mais nos clients sont des professionnels et des amateurs éclairés qui ont besoin de conseils précis.»
«Ce qui compte, c’est la différenciation, analyse Michael Willimann, responsable de la région Suisse romande et de la clientèle PME chez Credit Suisse. L’entreprise doit être spécialisée pour toucher une clientèle précise, se démarquer avec un aspect créatif et original et, surtout, être orientée sur le service à la clientèle, qui demeure un atout distinctif irremplaçable par la robotique ou le numérique.»
Se démarquer des géants du secteur
Le concept d’identité affirmée fait partie intégrante de la stratégie du nouveau journal romand Micro. «Imaginé, écrit et lu dans les bistrots», c’est le slogan adopté par son équipe, qui ne se résout pas au déclin du secteur. Pourtant, le nombre de titres de journaux est passé de 234 en 1998 à 92 en 2017, soit une diminution de 60% selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Fondée par des anciens du quotidien Le Matin, la publication mise sur une offre locale, disponible seulement sur abonnement ou dans les bistrots. Centré sur le terrain et les témoignages, le média – lancé au mois de mai 2019 – ne traite pas des grands titres d’actualité, mais veut «raconter la Suisse romande», explique Fabien Feissli, journaliste et président du journal.
Les marchés en déclin peuvent devenir des niches intéressantes en adoptant un positionnement fort.
Micro remet les recettes du journalisme local et de terrain au goût du jour. A ce titre, ses séances de rédaction se déroulent d’ailleurs dans des établissements partenaires, où le public est convié à participer. «Les entreprises à contre-courant véhiculent une image précise de retour à la tradition et aux techniques d’antan en mettant en avant leur artisanat ou leur expérience, analyse Vincenzo Pallotta de la HEIG-VD. C’est un puissant argument marketing.» Le journal trihebdomadaire a pu être lancé grâce à une campagne de financement participatif qui a permis de récolter 90 000 francs. Une somme qui garantit l’impression et la livraison de 1000 exemplaires durant quatre mois. Pour l’heure, les revenus reposent sur les abonnements. Ceux des particuliers d’une part, mais surtout ceux des cafés-restaurants à hauteur de 300 francs, ou de 200 francs et 24 bons cadeaux redistribués aux lecteurs pour les inciter à découvrir de nouveaux établissements, mais également d’autres types de lieux accessibles au public, comme les cabinets médicaux.
«C’est évidemment un pari risqué, mais la presse intéresse encore beaucoup et les lecteurs ne veulent pas d’un support numérique au bistrot, explique Fabien Feissli. Il y a une réelle demande pour le format papier.» Le journal souhaite fonctionner uniquement grâce aux abonnements et ne contient pas de publicité. Les entreprises peuvent cependant voir leur logo intégré dans le journal si elles en deviennent des sponsors financiers.
Clientèle de niche
«Si elles ne peuvent pas innover, les entreprises doivent impérativement trouver un moyen de se réinventer, explique Xavier Comtesse, cofondateur du think tank Manufacture 4.0. Les technologies sont aujourd’hui disponibles à moindre coût, ce qui les rend accessibles aux entreprises locales, mais elles doivent impérativement intégrer le consommateur en tant qu’acteur à part entière et adopter une identité marquée pour se distinguer.»
L’équipe du journal Micro résiste en pariant sur un retour aux recettes efficaces du passé. D’autres cependant font le choix de continuer malgré la crise du secteur en ciblant une clientèle particulière, une stratégie qu’a adoptée un entrepreneur genevois dans le domaine du cinéma. «Les banques ont jugé notre activité «à risque» et ne voulaient pas nous financer, nous avons donc investi nos fonds propres», raconte Didier Zuchuat, administrateur de la PME Procitel qui exploite deux salles de cinéma à Genève. Pari risqué, ambition aveugle, ces entreprises éprouvent parfois des difficultés à convaincre.
Entre 2000 et 2018, le nombre de salles obscures suisses est passé de 326 à 276, soit une diminution de 15% d’après les chiffres de l’OFS. Didier Zuchuat et ses associés rachètent le Ciné 17 en 2013, à la suite de la faillite des anciens propriétaires. Aujourd’hui, le cinéma de 81 sièges est l’un des plus rentables de Suisse, avec un taux de remplissage de 90% et plus de 50 000 places vendues par année. Pour y parvenir, la stratégie consiste à se concentrer sur un public précis: les expatriés internationaux. Tous les films sont diffusés en anglais sous-titrés, même ceux pour enfants, dans une salle à l’aménagement confortable. «Il est essentiel d’adopter un bon positionnement, c’est-à-dire de diffuser le bon film, au bon endroit, à la bonne heure, pour le bon public», remarque l’administrateur de Procitel.
Galvanisé par le succès du Ciné 17, Didier Zuchuat acquiert et rénove en 2016 le Cinérama Empire, doté de 327 places. Pour ramener le public dans ce cinéma déserté depuis plusieurs années, l’entrepreneur mise sur une programmation allant des films d’art et d’essai aux blockbusters, mais profite aussi d’un partenariat avec Netflix. Le Cinérama Empire a ainsi été la seule salle francophone du monde à pouvoir diffuser le film oscarisé Roma, du réalisateur Alfonso Cuarón, avec trois semaines d’exclusivité avant son passage sur la plateforme de streaming.
«L’entreprise à contre-courant doit se positionner dans un secteur haut de gamme, où la clientèle est prête à payer pour une expérience ou un service précis», ajoute le professeur Vincenzo Pallotta. En cernant un public anglophone, le Ciné 17 a vu ses entrées progresser de 33% en 2018, tandis que celles du Cinérama Empire ont augmenté de 38% grâce à son offre pointue.
Des résultats positifs qui se sont poursuivis en 2019. «Certains cinémas ferment les matinées ou les jours fériés, mais je ne pense pas qu’il faille se recroqueviller de la sorte, dit l’entrepreneur Didier Zuchuat. En matière culturelle, l’offre conditionne la demande, et pas l’inverse.» La société de huit employés équivalents temps plein prévoit désormais de s’étendre en ouvrant six nouvelles salles d’ici à la fin de 2020, en reprenant les salles Pathé du centre commercial Confédération Centre à Genève.
Seule sur son marché
Dans un marché économique en pleine transformation, la stratégie «un contre tous» peut aussi se montrer gagnante. «Ces entreprises ne sont pas plus risquées que les autres, car elles ont souvent l’avantage de se retrouver seules sur leur marché, ce qui leur donne une position de leader, explique Vincenzo Pallotta. Dans des secteurs très concurrentiels, la demande est certes plus sûre, mais la compétition plus féroce.»
Autre exemple, celui d’ESH Médias, qui a décidé d’ouvrir en janvier 2019 un nouveau centre d’impression à Monthey (VS), malgré le déclin du secteur de l’imprimerie dans le pays: les tirages papier ont baissé de 40% entre 2008 et 2017 selon l’OFS. Quant au nombre de travailleurs dans l’industrie graphique suisse, il est passé d’environ 38 000 en 1970 à 14 000 en 2016. «La possibilité d’acquérir des outils de production à bas coût nous a permis d’identifier une opportunité dans le secteur, développe Stéphane Estival, directeur général du groupe ESH Médias. En douze mois, nous avons construit et installé le centre d’impression. Personne n’y croyait, sauf nous, et, aujourd’hui, nos coûts de production à Monthey sont inférieurs à ce qu’ils étaient précédemment.» Le groupe a en effet rassemblé l’impression de tous ses titres, auparavant dispersés, dans ce nouveau centre.
L’entreprise basée à Nyon a investi 20 millions de francs pour imprimer ses journaux, tels que La Côte ou Le Nouvelliste en Suisse romande. Elle est convaincue de l’avenir de l’imprimé. «Le secteur de l’imprimerie de presse paraît en crise à cause des difficultés économiques des médias écrits, qui représentent la plus grande partie des volumes d’impression, détaille Stéphane Estival. Pourtant, les lecteurs ont toujours envie de consommer de l’information locale de qualité.» Le directeur ne souhaite pas s’arrêter aux 700 000 exemplaires imprimés actuellement toutes les semaines. «Le papier n’est pas mort, mais il faut se renouveler et investir. Nous utilisons environ 50% de nos capacités d’impression, donc nous avons encore un potentiel intéressant pour accueillir de nouveaux titres.»
«Ces entreprises doivent innover en permanence, remarque Michael Willimann de Credit Suisse. Leur vieillissement peut être plus rapide puisqu’elles doivent toujours se démarquer pour répondre aux besoins d’une clientèle souvent exigeante.»
Les sociétés à contre-courant font ainsi preuve d’inventivité et de ténacité, à l’instar de l’entreprise horlogère Blancpain, relancée par Jean-Claude Biver dans les années 1970-1980. Alors que le secteur de l’horlogerie est chamboulé par les montres à quartz asiatiques, l’entrepreneur mise sur les montres mécaniques à l’ancienne. Grâce à cette stratégie de résistance, la marque, acquise par Jean-Claude Biver en 1982 pour 22 000 francs, a été revendue dix ans plus tard 60 millions de francs au groupe Swatch…