La crise sanitaire se mue en crise économique. Depuis le 20 mars et les annonces du Conseil fédéral, tous les commerces non essentiels ont dû tirer la prise. Une véritable sentence de mort pour les PME et les indépendants, qui se retrouvent en première ligne. Consciente du drame qui se joue, la Confédération et les cantons ont annoncé un paquet de mesures économiques pour éviter le naufrage. Mais face à l’urgence, les PME et les indépendants peinent à s’y retrouver. D’autant plus que la crise pandémique révèle une pluralité de statuts et des inégalités de traitement. Quelles sont ces mesures? Qui y a droit? Dans quelles limites? Quelles sont les mesures cantonales supplémentaires offertes aux indépendants? Explications et témoignages.
Les travailleurs temporaires, un cas d’école
Rappelons tout d’abord les décisions du Conseil fédéral. Le 20 mars, la Confédération a élargi ses aides à l’économie suisse à hauteur de 42 milliards de francs. Cet argent vise à soutenir les entreprises du pays et les indépendants qui ont subi une chute de leur chiffre d’affaires. Concrètement, ces derniers ont la possibilité de différer provisoirement, et sans intérêts, le versement des contributions aux assurances sociales. Le délai de carence pour bénéficier du chômage partiel est supprimé. Les entreprises qui doivent mettre au chômage technique des collaborateurs (RHT) peuvent solliciter le service juridique cantonal de l’emploi (OCE) de leur canton pour demander des indemnités.
De plus, le Conseil fédéral a étendu le droit à l’indemnité aux travailleurs sous contrat à durée indéterminée, de même qu’aux apprentis et aux travailleurs temporaires. Ces derniers sont un cas d’école pour les autorités, comme le rappelle Robin Gordon, directeur général d’Interiman Group: «La mesure de RHT a été élargie au travail temporaire. Elle permet en théorie d’indemniser les travailleurs par le biais de leur agence d’entreprise. Mais il existe énormément de considérations techniques et légales pour appliquer cette mesure. C’est un cas complètement nouveau pour la branche. Dans certains cas, il semblerait même que le temporaire gagne à être licencié pour bénéficier d’indemnités de chômage plus élevées.» Par ailleurs, les actifs qui jouissent du statut d’employeur (associés d’une Sàrl, d’une SA ou d’une SNC) peuvent prétendre à une indemnisation forfaitaire de 3320 francs. Nous y reviendrons.
Les raisons individuelles les plus exposées
Dès l’annonce, le 16 mars, de la fermeture de tous les commerces non essentiels à l’économie, les nombreux indépendants se sont mis à courir comme des poules sans tête. Et à raison. Serai-je indemnisé? A quelle hauteur et jusqu’à quand? Cette crise sans précédent a mis au jour la précarité du statut d’indépendant, notamment celui des raisons individuelles, avec ou sans employés. Les plus exposés sont les indépendants qui peuvent continuer leur activité à distance, malgré la fermeture. C’est le cas des photographes, des graphistes, des agences de communication… La liste est longue. Eux ne recevront rien ou presque rien. Pourtant, les nombreux témoignages recueillis ces jours attestent d’un gel massif des mandats. Ces indépendants peuvent travailler, donc, mais n’ont plus de clients.
A Lausanne, Sabine Monnier* fait partie des indépendants qui ne sont pas dans l’obligation de «tirer la prise»: «Le problème, en tant que graphiste spécialisée dans la création d’identités visuelles, c’est que je vis des projets des autres. Avec la crise, personne ne lance de projets en ce moment. C’est compréhensible. Certains de mes clients ont dû annuler leurs événements, leurs campagnes de communication ou n’ont tout simplement plus les moyens de me payer. Depuis un peu plus de trois semaines, je n’ai pratiquement plus de mandats, plus d’e-mail, plus de téléphone, plus personne ne sollicite mes prestations. Comme j’ai techniquement la possibilité de travailler, il n’est apparemment pas prévu que la caisse de compensation rentre en matière dans mon cas.»
Inégalités de traitement
Sur La Côte vaudoise, Olivier Gisiger est photographe indépendant depuis huit ans. Jusque-là, il a pu tourner et subvenir aux besoins de sa famille: «Aujourd’hui, mes revenus sont proches de zéro, s’inquiète-t-il. J’essaie de mettre en place un plan d’action pour la reprise. Mais si la situation devait perdurer, nous nous retrouverions rapidement à la rue. Si aucune aide ne devait être mise en place, la seule solution serait la faillite et l’aide sociale. Je vais tout faire pour l’éviter.» C’est justement pour éviter la descente aux enfers de très nombreux indépendants que le Conseil fédéral a énoncé de timides mesures d’aide pour les plus précaires. A quoi Sabine et Olivier peuvent-ils prétendre?
Les deux indépendants sont sur un pied d’égalité. L’une est sans enfants. L’autre en a un, adulte. Ainsi, Olivier Gisiger ne peut prétendre à une indemnité équivalente à 80% de son salaire – et au maximum de 196 francs par jour – pour cessation ou réduction de son activité pour s’occuper des enfants privés d’école et de garde, une indemnité limitée à trente jours. Les indépendants peuvent également être indemnisés sur le même régime, et pour une durée de dix jours, s’ils ont été mis en quarantaine par un médecin. Enfin, les indépendants dont l’activité est concernée par les mesures de fermeture (restaurateur, coiffeurs, petits commerçants) sont indemnisés. Comment obtenir ces aides?
Les loyers commerciaux de la discorde
Passé le choc des annonces, les autorités compétentes ont mis sur pied différentes plateformes d’information sur lesquelles les indépendants peuvent télécharger les documents requis pour prétendre à une indemnisation. C’est le cas du centre d’information AVS/AI. Les mêmes documents sont disponibles sur les sites des caisses de compensation AVS. Les conditions d’octroi sont également sur le site du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Ces mesures s’appliquent avec effet rétroactif au 17 mars 2020. Leur durée est limitée à six mois. L’examen des demandes et le versement de la prestation seront effectués par les caisses de compensation de l’AVS. Reste à régler l’épineuse question des loyers commerciaux.
Les villes de Lausanne et de Genève suspendent l’encaissement des loyers commerciaux, pour la durée des interdictions au moins (30 avril). Cette suspension concerne les immeubles dont elles sont propriétaires. Une décision saluée, mais qui fait débat puisqu’elle crée des inégalités de traitement. L’Asloca estime que ces décisions vont dans le bon sens, mais l’association des locataires appelle à aller plus loin, en invitant les propriétaires privés à faire de même. Pour l’heure, peu d’entre eux ont pris des mesures. Le fonds Bonhôte-Immobilier a, par exemple, annoncé la suspension des loyers commerciaux du mois d’avril. Ces derniers seront dus, mais à une date ultérieure. La reprise risque donc d’être compliquée pour un certain nombre d’indépendants.
La double peine des patrons de Sàrl et de SA
La crise du coronavirus a eu l’effet d’un coup de massue pour les patrons de Sàrl et de SA. Employés de leur société, ils cotisent à l’assurance chômage. Mais n’y ont pas le droit. A l’instar de Xavier Longchamps*, dirigeant d’une petite société anonyme de deux salariés dont les activités sont exclusivement tournées vers l’international: «En tant que patron salarié de mon entreprise, je me suis rendu compte que je cotisais à l’assurance chômage en pure perte. J’ai mis mes deux salariés au chômage partiel. Je ne comprends pas pourquoi je cotise pour couvrir un risque mutuel contre lequel je ne suis pas couvert.»
Xavier Longchamps ajoute: «A cause de cette crise sanitaire, ma société ne génère plus de revenus depuis le début du mois. Si la crise dure, ma société ne pourra plus verser mon salaire et, rapidement, je ne pourrai plus honorer mes charges personnelles et familiales. Là où je trouve que je ne suis pas traité comme les autres, c’est que tous les autres salariés, y compris ceux avec des revenus élevés, peuvent bénéficier de l’assurance chômage jusqu’à hauteur du plafond. Cette distorsion ne me poserait pas de problème si je ne cotisais pas. Aujourd’hui, je me retrouve dans la même situation que beaucoup d’autres salariés, mais sans les mêmes droits.»
Ils sont nombreux dans ce cas de figure. C’est pour «corriger» cette inégalité que le Conseil fédéral a annoncé une aide forfaitaire de 3220 francs net pour les actifs qui jouissent du statut d’employeur. Un maigre soutien qui suscite la colère de beaucoup d’indépendants.
La jungle des RHT
En Valais, Romain Cleusix* est physiothérapeute. Avec ses deux associés, il a fondé une SA dans le domaine de la santé et du sport. Le trio d’actionnaires exploite un fitness et un centre de physiothérapie. Il génère la moitié du chiffre d’affaires de l’entreprise et emploie deux secrétaires et deux autres physiothérapeutes. Si l’activité fitness a dû fermer ses portes le 13 mars, celle de la physiothérapie est maintenue pour les cas aigus, mais correspond à tout juste 5-10% de l’activité habituelle. Les employés sont au chômage partiel. Quant aux trois actionnaires, ils sont scandalisés par le montant de l’aide forfaitaire, qui d’ailleurs n’est pas encore certifiée pour le domaine de la physiothérapie puisque cette activité est toujours autorisée, mais avec de fortes restrictions.
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Romain Cleusix commente: «En l’état, si les aides sont confirmées pour notre secteur d’activité, nous toucherions, à 100%, une indemnité d’environ 4400 francs pour nos employés, explique Romain Cleusix. Et seulement 3220 francs par administrateur-employé. Malgré quelques réserves de la SA, c’est quand même peu quand on a des familles à charge et une entreprise à tenir à flot, même si c’est mieux que rien. Soit on aide les entrepreneurs, soit on ne les aide pas, mais promettre monts et merveilles puis faire une telle proposition, c’est un peu léger. Il faut désormais espérer que la Confédération et les cantons trouvent des solutions concrètes d’aide aux entrepreneurs, et pas seulement par des reports de paiement ou des emprunts bancaires facilités, qui, s’ils sont bienvenus, ne font qu’augmenter l’endettement de l’entreprise.»
A Bienne, Stéphane Rosato partage ce point de vue. Le directeur de la société Afa, active à Bienne, Genève et Neuchâtel, l’a fait savoir sur son mur Facebook. Passé la colère vient l’enfer administratif dans une situation exceptionnelle. Comme des dizaines de milliers de patrons, Stéphane Rosato se bat pour payer tous ses employés en cette fin mars. Afin de tenir le choc, il remplit les formulaires pour une réduction de l’horaire de travail (RHT). Sa demande de préavis RHT parvient le 18 mars aux offices du travail du canton de Berne et de Genève. Le vendredi 20, nouvelles directives du Conseil fédéral, il faut penser à refaire le préavis RHT. Dix jours plus tard, «je n’ai reçu aucun accusé de réception de Berne. Genève s’est prononcé favorablement le mardi 24, mais sur le premier préavis qui, depuis, a évolué. Sans réponse et ne sachant pas comment faire, j’ai renvoyé les nouveaux préavis RHT. Je commence à être un peu perdu et j’attends des réponses.»
Depuis, les choses s’organisent. Les offices cantonaux et le Seco sont débordés par les demandes. Néanmoins, ils ont mis sur pied des procédures plus claires. Le formulaire pour une demande de réduction de l’horaire de travail est disponible sur le site du Secrétariat d’Etat à l’économie. Comme l’explique l’avocat Jonathan Bory, «il est important de déposer son préavis RHT. Les offices se sont engagés à aller vite, mais ils sont pris d’assaut par le nombre de dossiers. Insister, c’est exister; il ne faut donc pas hésiter à relancer en l’absence de réponse. Dans le canton de Vaud par exemple, les entreprises peuvent désormais adresser leur demande par e-mail à l’adresse rht.sde@vd.ch.» Le formulaire existe en plusieurs langues sous la forme d’un fichier Excel.
Passé le délai entre le dépôt du formulaire, la réception et le paiement, l’employeur va recevoir le 80% des indemnités de son ou ses employés. A lui de les verser. Plusieurs patrons font un geste et versent le 100% du salaire. Dans certaines branches, la réduction du temps de travail n’est pas totale. Néanmoins, l’employeur peut demander des indemnités RHT équivalentes à la baisse de l’activité: «La fonction des RHT est d’éviter les licenciements, rappelle Jonathan Bory. Un employeur qui ne peut occuper son salarié qu’à 50% ou 30% a droit au RHT à hauteur de la baisse d’activité.» Enfin, un autre levier existe en cas de manque de liquidités.
Un crédit pour passer le cap
Depuis le jeudi 26 mars, les entreprises en proie à des difficultés de liquidités peuvent contracter un crédit à taux zéro auprès de leur banque. Ce prêt transitoire d’une durée de cinq ans et à intérêt zéro se monte à 10% du chiffre d’affaires annuel et jusqu’à 500 000 francs: «Dans le cas d’une entreprise et d’un indépendant dont les mandats sont gelés ou repoussés, cela permet d’assumer ses charges fixes durant une situation compliquée, mais, en principe, limitée dans le temps», explique l’avocat Jonathan Bory. Le prêt est ouvert aux SA, Sàrl, SNC et raisons individuelles. La Confédération cautionne ce prêt jusqu’à 500 000 francs. Pour l’obtenir, il faut remplir la demande d’accord de crédit disponible sur les sites des instituts bancaires.
Après vérification, et si l’accord est complet, la banque verse l’argent dans les heures qui suivent le dépôt. La seule condition est de ne pas être en faillite ou en liquidation au moment de la demande. Mais aussi de ne pas avoir obtenu d’indemnités allouées par le fonds spécial d’aide à la culture et au sport. Ce crédit transitoire est remboursable dans les cinq ans ou de manière anticipée dès la reprise de l’activité. Pour l’heure, nul ne sait combien de temps la crise va durer.
*Noms et prénoms d’emprunt connus de la rédaction.
NOTA BENE: cet article sera mis à jour en fonction des décisions.
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