Pour Cristina Silva, c’est un vrai soulagement. Locataire d’une surface transformée en salon de coiffure à Neuchâtel, le fonds Bonhôte-Immobilier, propriétaire de son immeuble, lui a récemment indiqué la suspension de son loyer commercial du mois d’avril. «Depuis que j’ai dû fermer mon salon suite à la décision du Conseil fédéral, je ne reçois que les indemnités de la caisse de pension, ce qui ne couvre même pas le coût de mon loyer», explique-t-elle. Le geste est important puisque son loyer représente un quart de son chiffre d’affaires usuel.

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En effet, cette mesure de Bonhôte-Immobilier s’applique à quelque 100 commerçants répartis dans toute la Suisse romande et concerne, par exemple, des restaurants et des salons de coiffure. Ces baux représentent autour de 6% des revenus mensuels immobiliers de la société. Les grands groupes comme Migros et Coop continuent, quant à eux, de payer leur loyer. «Il s’agit de faire preuve de solidarité et de donner à des petites structures indépendantes le temps de respirer, explique Cyril Lanfranchi, porte-parole de la banque Bonhôte, qui gère le fonds. Nous verrons ensuite au cas par cas, dans quel délai le loyer d’avril doit être réglé ou s’il y a une possibilité d’échelonner le paiement.»

Protéger les plus fragiles

Mais toutes les régies ne voient pas la situation du même œil. Le Groupe Bernard Nicod qui gère 1477 baux commerciaux, par exemple, n’a pas pris de mesure collective, comme l’explique le président du groupe: «Représentant les propriétaires, nous leur faisons des recommandations. Toutefois, il ne nous appartient pas de prendre des décisions à leur place. Lorsqu’une demande nous parvient, nous les informons immédiatement et leur proposons d’étudier ensemble chaque cas, individuellement.»

Une autre coiffeuse, cette fois à Lausanne et qui souhaite rester anonyme, se trouve justement dans la situation de ce règlement individuel. Cela fait plusieurs années qu’elle loue son salon et elle veut éviter un conflit avec sa régie. Néanmoins, elle lui a écrit qu’elle attendait un geste vu la gravité de la situation: «Le loyer, c’est 20% de mes revenus mensuels. J’ai déjà payé celui du mois d’avril, mais je voudrais avoir un remboursement ou au moins une réduction.»

A l’instar de Genève et de Neuchâtel, la ville de Lausanne a tout simplement annulé les loyers de ses baux commerciaux pour les mois d’avril et mai.

Les mesures des régies immobilières pendant la crise sanitaire auront un fort impact sur la compétitivité des commerces. En effet, ceux qui profitent de reports ou de suspensions de loyer pourront envisager la reprise avec plus de sérénité. «J’ai bon espoir de retrouver rapidement mon niveau d’activité après la réouverture», estime la coiffeuse Cristina Silva. Les organes publics, eux, ont compris l’enjeu. A l’instar de Genève et de Neuchâtel, la ville de Lausanne a tout simplement annulé les loyers de ses baux commerciaux pour les mois d’avril et mai. Cette mesure concerne environ 260 baux détenus par des artistes, des petits commerçants ou des restaurateurs.

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Natacha Litzistorf, ville de Lausanne.
© DR

Pour la ville, le manque à gagner pour ces deux mois s’élève à plus de 500 000 francs. «Il fallait agir vite et de façon solidaire si nous voulions limiter la casse chez nos locataires commerciaux les plus fragiles», indique Natacha Litzistorf, directrice du logement, de l'environnement et de l'architecture, en lançant un appel aux régies privées: «En insistant sur le règlement des loyers en cette période exceptionnelle, elles se tirent une balle dans le pied. Elles pourraient en effet se retrouver avec plusieurs locataires en situation de faillite au lendemain de la crise, ce qui aurait un fort impact négatif sur leurs propres affaires.»

L’Association suisse des locataires (Asloca) a réagi très tôt à cette question en publiant le 23 mars un avis de droit. Selon elle, le fait de ne pas pouvoir utiliser ses locaux comme stipulé dans le bail constitue un «défaut de la chose louée» qui devra entraîner une annulation ou une réduction du loyer. En revanche, la réponse de la Fédération romande immobilière (FRI) – qui a suivi cinq jours plus tard – va dans l’autre sens: les locataires ne sont pas libérés de leur loyer pendant la période du confinement. Seul un accord entre le locataire et le bailleur peut mener à une suspension du loyer. 

Accord historique à Genève

Le même jour, le Conseil fédéral, sans réellement prendre position, a annoncé une prolongation, de 30 à 90 jours, du délai de paiement du loyer en cas de retard. Parmi les secteurs les plus touchés par la fermeture des commerces, les restaurateurs proposent alors un compromis aux régies: «Il existerait la possibilité de ne payer aucun loyer net pour le mois d’avril, note GastroSuisse dans un communiqué. Ou alors de s’acquitter d’un montant réduit. Dans ce cas de figure, les éventuelles contre-créances du bailleur seraient déjà compensées par la part du loyer de mars payée en trop.»

A noter enfin que lundi, l'Etat de Genève, les milieux immobiliers du canton et l'Asloca ont signé un accord historique visant à exempter les micro-sociétés et les indépendants ne disposant pas de réserves du paiement de leur loyer commercial du mois d’avril. Une aide d’urgence qui concerne les baux jusqu’à 3500 francs mensuels, charges non comprises. Le bailleur supporte la moitié du loyer sur une base volontaire, tandis que le canton de Genève prend en charge l'autre moitié. «La démarche s'inscrit dans une logique de symétrie des sacrifices», a expliqué le Conseiller d'Etat Pierre Maudet. Selon les premières estimations, cette mesure pourrait concerner environ 3500 baux commerciaux et coûterait 6 millions de francs à l’Etat pour le mois d’avril, ainsi qu'un manque à gagner équivalent pour les propriétaires. 


«Le désarroi des commerçants est très profond»

Olivier Nimis, CEO de Remicom, leader dans le domaine de l’immobilier commercial avec 20 agences en Suisse, est quotidiennement en lien avec les commerçants romands. Edouard Bolleter

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Olivier Nimis, CEO de Remicom, leader dans le domaine de l’immobilier commercial.
© DR

Depuis plusieurs jours, son téléphone ne cesse de sonner. Olivier Nimis, CEO de Remicom, leader dans le domaine de l’immobilier commercial (remise de fonds de commerce, cession d’entreprises, location de bureaux et de locaux commerciaux), tente de rassurer au mieux sa clientèle. La fin du mois de mars rime avec loyers à régler, manque cruel de liquidités et panique généralisée. Ses clients sont désemparés, ils se posent de nombreuses questions, cherchent des conseils et ne savent pas vers qui se tourner. «C’est avant tout leur solitude d’entrepreneurs face à la situation qui m’a choqué. Le manque de structures d’écoute de la part de l’Etat est flagrant», déplore-t-il. Dans la réalité d’une fin de mois atypique, Olivier Nimis constate que la grande majorité des questions sont liées aux loyers et aux stocks.

«Pour ceux qui avaient acheté des marchandises de printemps comme dans le domaine de l’habillement par exemple, le stock est déjà impossible à écouler. Que vont-ils en faire? En ce qui concerne les loyers, ce poste très important dans les charges fixes mensuelles des commerçants, je recommande d’écrire à la régie, de négocier, de discuter.» Et l’entrepreneur sait parfaitement de quoi il parle puisqu’il doit lui aussi payer des dizaines de milliers de francs de loyers pour ses arcades en Suisse, pourtant restées cruellement désertes avec la crise. «Je sais que négocier avec les régies n’est pas facile, je l’ai fait pour mon groupe et je n’ai pas encore reçu de retour positif. Mais les décisions des régies commencent à venir et elles ne sont pas forcément négatives. Il faut comprendre qu’elles n’ont pas intérêt à procéder à des résiliations de baux alors que les locataires sont toujours plus difficiles à trouver pour les surfaces commerciales et que la situation va encore se compliquer avec la crise.»

A la recherche de liquidités

Par le biais de son réseau de fiduciaires Remifid, Olivier Nimis voit aussi la demande en aides administratives exploser. «Les documents à remplir pour décrocher une aide de l’Etat ne sont pas toujours faciles à comprendre pour de nombreux commerçants.» Il observe aussi qu’un nombre toujours plus important de propriétaires de boutiques et de commerces recherchent pour l’instant en priorité et en urgence des actionnaires ou des partenaires financiers. «Il ne s’agit pas uniquement pour eux de rechercher des liquidités, mais un associé, une personne de confiance, une présence pour se sentir moins seuls dans leur traversée du désert.»

In fine, dans les interactions quotidiennes qu’il entretient avec les commerçants actifs dans différents secteurs, Olivier Nimis constate un désarroi profond face à l’avenir. «On me demande s’il est possible de vendre son commerce très rapidement. Mais tout est stoppé, même les deals prévus de longue date ont été arrêtés face à l’incertitude. Le pire dans les affaires est de ne pas savoir quand tout sera fini, on ne peut rien faire ni prévoir», ajoute Olivier Nimis. Les investisseurs ont disparu du marché, il y a donc beaucoup de commerces à vendre, mais personne pour les acheter. Une distorsion de l’offre et de la demande qui pourrait attirer certains opportunistes? «Il est possible que certains profitent de la période pour relancer des propositions de rachat de PME à très bon prix», conclut Olivier Nimis.