Fiscalité défavorable, manque de compétitivité et de capital-risque, cadre juridique contraignant, difficulté à attirer les cerveaux étrangers… Les griefs formulés en 2015 à Berne par un nombre croissant de startupers et de jeunes entrepreneurs ne flattaient pas la politique économique de la Suisse. Le pays est certes un berceau d’innovations, mais il peine à accompagner les start-up dans leur croissance avec de l’argent frais. A l’époque, le cœur des revendications est d’abord financier et fiscal. Pourquoi? Pour une start-up, il est facile aujourd’hui d’obtenir son premier million. Ensuite, l’histoire se complique lorsqu’il s’agit d’opérer une grande levée de fonds nécessaire à sa croissance auprès d’investisseurs en capital-risque.
Déficit de financement
L’enjeu est de sortir au plus vite les start-up de la fameuse «vallée de la mort». Dans le jargon des incubateurs, il s’agit du funding capital gap, soit le déficit de financement. Cette étape dans la croissance d’une jeune pousse se révèle particulièrement meurtrière si elle se prolonge. Elle survient généralement dès que la start-up a levé son premier demi-million. A ce moment-là, l’entreprise se constitue. Elle opère ses premiers tests produits sur le marché et se découvre souvent en décalage avec son business plan initial. Elle consomme ainsi beaucoup d’argent. C’est donc lorsque la start-up se frotte à la réalité du marché que les besoins de financement sont les plus importants. Plusieurs start-up ont donc migré vers Londres ou Singapour, qui proposent des conditions-cadres beaucoup plus attractives.
Quatre ans plus tard, c’est un tout autre tableau que l’on découvre. Certes, les défis auxquels font face les start-up restent inchangés, mais la Suisse semble avoir tiré les leçons de 2015. En témoigne le boom des investissements dans les start-up suisses en 2019. Selon l’étude publiée en octobre 2019 par le cabinet d’audit Ernst & Young, le volume d’investissements dans les jeunes pousses helvétiques a totalisé 657 millions de francs en 2019, soit un bond de 25% par rapport à 2018. La Suisse se hisse ainsi au 5e rang européen. Bâle et Zurich totalisent la moitié de ces investissements avec respectivement 222 millions et 128 millions de francs. Elles sont suivies par Lausanne (106 millions). Comment expliquer ce renversement?
Avant, nous n’avions ni le temps ni l’argent. Désormais, les problèmes de liquidités sont réglés pour 2020.
Selon Roger Krapf, associé et responsable de l’initiative start-up chez Ernst & Young, «de plus en plus de start-up reçoivent de nouveaux capitaux et les sommes investies atteignent des niveaux record. Les très gros contrats, en particulier, sont en plein essor.» L’autre changement se niche dans le profil des investisseurs. Afin de satisfaire leurs besoins d’innovation, de plus en plus de grandes entreprises suisses et de multinationales entrent – certaines pour la première fois – dans le capital-actions des jeunes pousses prometteuses. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il est en plein essor. Quelle est la stratégie des grands groupes derrière ces investissements? Comment, en tant que start-up, gère-t-on l’entrée d’un investisseur dans le conseil d’administration? A terme, prend-elle le risque de se faire absorber? Enfin, comment faire coexister deux cultures d’entreprise?
Assis sur les épaules d’un géant
Dans la pépinière de l’EPFL, Tayo est une jeune pousse qui croît plus vite que les autres. La start-up cofondée par Etienne Friedli et Claude Frei est active dans la proptech (property technology), soit le développement de solutions technologiques permettant d’améliorer et de réinventer les services immobiliers. Tayo a mis sur pied une plateforme de partage d’informations destinée aux locataires, aux copropriétaires, aux gérants, aux propriétaires et aux entreprises de services. Un outil novateur permettant de fluidifier et de simplifier les échanges entre les acteurs (facturation, état des lieux, rapports d’incident, etc.).
La solution de Tayo équipe aujourd’hui une quinzaine de gérances immobilières, soit 70 000 objets. Et bientôt davantage grâce à l’entrée de Romande Energie au capital-actions de Tayo à hauteur de 10%. La nouvelle est tombée au mois de septembre dernier. Mais l’intérêt de l’énergéticien romand date de plusieurs mois. Afin de développer un centre de compétences lié à l’exploitation des données dans le monde de l’énergie, Romande Energie a inauguré un Smart Lab sur le campus de l’EPFL en 2017. Un rapprochement salutaire vers les start-up, qui lui permet de jeter son dévolu sur Tayo. Nous sommes début 2019. «Nous avions déjà de bons contacts avec Romande Energie, explique Gilles Martin, chef d’exploitation chez Tayo. Ils nous invitaient régulièrement dans leurs événements liés aux investissements dans l’immobilier. Au printemps, ils nous ont proposé de «pitcher» nos solutions au Smart Lab. Six mois plus tard, l’entreprise entrait au capital-actions de Tayo.»
Partenariat stratégiques
Pour Romande Energie, c’est une première qui souligne la stratégie de son nouveau directeur, Christian Petit, de se rapprocher des start-up. Quant à Tayo, c’est une première également et une surprise: «Romande Energie est un acteur historique dans le paysage. Nous avions d’elle l’image d’une grande entreprise aux processus rigides, se souvient Gilles Martin. Je veux dire par là très éloignée de l’agilité exigée dans une start-up parce que tout change tous les jours. Eh bien, nous nous sommes trompés. L’entrée de Romande Energie s’est faite très rapidement dans un contexte très fluide.» A l’image de la quasi-totalité des start-up, Tayo cherchait son financement auprès des acteurs classiques: business angels et venture capitalists. «Comme quoi, on peut se tromper!» sourit Gilles Martin.
Les détails de l’investissement sont confidentiels. L’énergéticien romand entre à hauteur de 10%. La prise de participation pourrait doubler en 2020 si les objectifs sont atteints: «Avant, nous n’avions ni le temps ni l’argent. Désormais, nous n’avons seulement plus de temps, plaisante Etienne Friedli, cofondateur de Tayo. Les problèmes de liquidités sont résolus pour 2020. On ne peut donc plus se réfugier derrière cela. Maintenant, nous avons des obligations de résultats.» Une pression qu’Etienne Friedli gère avec sérénité: «L’objectif, nous l’avons fixé nous-mêmes. Si je résume, Romande Energie nous a dit: «Continuez dans la même direction, nous allons juste apporter des moyens concrets pour atteindre vos objectifs et développer des synergies profitables pour les deux parties.» Cet investissement nous donne de la crédibilité et une pérennité. Nous concluons de meilleures affaires avec Romande Energie que sans. Il s’agit davantage d’un partenariat stratégique que financier», insiste Etienne Friedli.
Gagner en vélocité
Le cofondateur de Tayo ajoute: «Nous élaborons ensemble des pistes de cocréations dans un écosystème – l’immobilier – où beaucoup d’acteurs s’accrochent encore au papier.» Voilà pour la stratégie d’avenir. Le présent est plus prosaïque: Tayo compte un nouveau membre dans son conseil d’administration et cela peut changer beaucoup de choses en termes d’indépendance et de vision: «Nous voulions choisir la personne qui allait entrer. C’était un point non négociable, insiste Etienne Friedli. Nous ne pourrions pas mener le projet Tayo avec un nouveau membre du conseil déconnecté des enjeux de l’innovation et du numérique, ou qui a passé toute sa vie professionnelle dans un cadre et des processus rigides. Il nous fallait quelqu’un de très au fait de la culture start-up, capable de déployer des projets à la bonne vitesse, car l’objectif n’est pas de ralentir Tayo. Au contraire.» Cette personne tant attendue se nomme Edgar Haldimann, responsable du Smart Lab de Romande Energie: «J’ai un rôle facilité de par la nature de mon activité qui m’amène à côtoyer beaucoup de start-up.»
Pour lui, Tayo représente un premier investissement: «La vélocité est importante pour Romande Energie. En tant que grande entreprise, nous avons d’autres processus, plus lents. Au-delà des aspects purement business, il est très inspirant pour nous de nous frotter à une autre culture d’entreprise.» Edgar Haldimann insiste: «Nous sommes dans une logique collaborative et d’accélération dans le développement d’activités communes. Il ne s’agit pas d’une intégration, même à terme. Tayo génère de nouveaux vecteurs d’activités dans l’avenir de l’immobilier. Il était important pour nous d’ancrer nos prestations actuelles dans cet écosystème, notamment la transition énergétique.»
Tayo et Romande Energie filent donc le parfait amour depuis plusieurs mois. Mais avant de faire son entrée dans le conseil d’administration de la start-up, Edgar Haldimann a dû préciser l’ensemble des contours de l’investissement: «Notre logique d’investissement n’est pas là pour dicter la stratégie, mais pour accélérer et favoriser des synergies. Nous sommes là pour travailler ensemble vers un objectif commun. Cette approche transparente simplifie la collaboration et élimine les tensions. Nous travaillons beaucoup sur la manière de se communiquer les informations dans une logique collaborative.» La gouvernance est donc collégiale: «Nous avons introduit le principe d’unanimité dans la prise de décision au conseil d’administration, précise Etienne Friedli. C’est un système équitable évitant que l’un des membres ne fasse cavalier seul.»
Les risques de la dépendance
Edgar Haldimann ne regrette pas son investissement dans la start-up: «C’est très structurant pour les entreprises. Ce type de partenariat ouvre les champs des possibles dans les grandes structures, ce qui leur permet de prendre de la vitesse. Les grandes tendances sont là. Je pense à la transition énergétique, à la numérisation. Ce n’est pas toujours évident pour une grande entreprise de prendre le train en marche. Les start-up nous permettent donc de nous positionner sur ces marchés avec une plus grande vitesse.»
Retour chez Tayo. La start-up a-t-elle envisagé la possibilité d’un exit, soit son intégration complète dans Romande Energie? «Ce n’est pas du tout la stratégie, précise Etienne Friedli. Peut-être que dans une échéance très lointaine, nous discuterons de la possibilité de racheter des actions. Pour l’heure, nous sommes loin d’avoir les ressources pour le faire.»
Mike Baur est le cofondateur et directeur général de Swiss Startup Group. L’entreprise accompagne notamment les jeunes pousses dans la gestion de leurs investisseurs; des multinationales essentiellement: «Les grandes entreprises travaillent de différentes manières avec les start-up, rappelle-t-il. Pour innover, certaines incubent de jeunes pousses à l’interne. D’autres développent exclusivement des partenariats externes. Enfin, une troisième catégorie s’inscrit dans une logique d’acquisitions. Ces entreprises achètent des start-up et les intègrent. Dans ce cas-là, les motivations varient beaucoup d’une multinationale à l’autre.» Mike Baur cite l’exemple extrême de Google qui achète des start-up pour éviter qu’une technologie ne se développe ailleurs.
Les fondateurs des start-up doivent veiller à ce que le pouvoir de décision reste le plus longtemps possible entre leurs mains.
A l’image de Tayo et de Romande Energie, la situation idéale se niche dans une logique de partenariat: «C’est bien évidemment la meilleure option pour la start-up, explique Mike Baur. Elle ne se fait pas manger et garde sa liberté stratégique tout en bénéficiant du réseau et de la force de frappe d’une multinationale. C’est une stratégie de partenariat qui se construit pas à pas, et qui reste déterminante pour la jeune pousse.» Enfin pour autant qu’elle soit dans une phase positive de développement: «Parfois, les start-up se retrouvent dans une situation exigeant le recours rapide à un investisseur stratégique. Dans ce cas de figure, elle perd en pouvoir dans les négociations. S’il est difficile de trouver un équilibre, il faut veiller à ce que le pouvoir de décision reste le plus longtemps possible entre les mains des fondateurs de la start-up.»
Développement domestique
A Zurich, Ertan Wittwer peine à dissimuler un large sourire. Les dents blanches ont permis au cofondateur de Bestsmile de faire entrer l’investisseur Sparrow Ventures dans le capital-actions de la jeune pousse. A l’issue d’un premier tour de financement, la start-up suisse peut donc envisager l’avenir grâce au soutien stratégique et financier de Sparrow Ventures. Celle-ci n’est autre que le bras d’investissement en capital-risque du groupe Migros. Ertan Wittwer n’en est pas à son premier coup d’essai. Le cofondateur de Bestsmile a déjà plusieurs créations de start-up à son actif. Toutes sont revendues. Cette expérience lui permet d’être «très bien connecté avec la scène start-up zurichoise. C’est notre réseau qui a attiré Migros au début de l’été, se souvient Ertan Wittwer. Le groupe cherche à se profiler dans les soins et la santé.»
Fin novembre 2019, Migros a officialisé son investissement: «Sparrow Ventures est un jeune investisseur qui nous laisse la pleine liberté de développer notre modèle d’affaires, souligne Ertan Wittwer. Le nouveau membre du conseil d’administration vient avec un savoir-faire que nous n’avons pas. C’est donc très positif. Il n’y a pas d’ingérence. Bestsmile avait l’ambition d’attaquer le marché international, mais avec Migros, nous avons revu nos priorités pour nous focaliser dans un premier temps sur la Suisse et l’ouverture d’une dizaine de cliniques dentaires, détaille Ertan Wittwer. Migros vient soutenir cela au lieu de nous donner des règles. Quand on a de grandes ambitions, on a besoin d’argent.»
Rachats et prises de participations: quelques exemples récents
- SAM Versicherungen et Wefox
- PwC Suisse et ChainSecurity
- La Bâloise et Bubble Box
- Keypoint ou Devis.ch
- Swissroc et Tokestate
- La Mobilière et Bexio ou Tooyoo; Axa et Veezoo, Accounto ou Swibeco
- Nestlé et Amazentis
- Austriamicrosystems et KeyLemon